Pourquoi il faut lire “Rhinocéros”, d’Eugène Ionesco, pour comprendre l’ère Trump
Dans cette pièce de théâtre d’avant-garde écrite en 1959, le dramaturge franco-roumain Eugène Ionesco alertait contre le pouvoir de subjugation du fascisme et la pensée de groupe. Une mise en garde plus que jamais d’actualité dans l’Amérique de Donald Trump, souligne ce journaliste américain, ancien correspondant à la Maison-Blanche, dans les colonnes du “Boston Globe”.
Quand j’avais 9 ans, j’ai joué le rôle de figurant dans une représentation, par des amateurs, de Rhinocéros, chef-d’œuvre du théâtre de l’absurde, écrit par Eugène Ionesco en 1959. Au lever de rideau, un autre garçon et moi avons fait irruption sur la scène, nous sommes poursuivis autour de tables de café, avant de disparaître.
Voilà à quoi s’est résumée ma prestation. Mais comme mon père jouait aussi dans la pièce, tous les soirs, je suis resté jusqu’à la fin. Entre les représentations et les répétitions, j’ai dû la voir, je pense, au moins une dizaine de fois, et elle m’a profondément et durablement marqué.
L’histoire est la suivante : un jour, dans un paisible village français, les gens se mettent subitement, et sans explication, à se transformer en rhinocéros. Au début, les habitants sont choqués, scandalisés. Il faut faire quelque chose ! Mais, presque aussitôt, ils changent d’avis et, alors qu’ils avaient condamné les rhinocéros, ils se métamorphosent à leur tour.
Bérenger, petit fonctionnaire débraillé qui a tendance à boire et à s’ennuyer, est le seul à résister. À la fin de la pièce, il est littéralement le dernier homme, entouré de pachydermes déchaînés qui étaient autrefois ses amis, ses collègues, ses voisins. “Malheur à celui qui veut conserver son originalité !” déclare-t-il au public, debout sur la scène, seul et désemparé.
Une dénonciation vibrante du totalitarisme
La pièce peut paraître terriblement lugubre et déprimante, mais en réalité, elle est assez drôle. J’entends encore les éclats de rire du public à certains moments. En particulier quand le villageois le plus ouvertement opposé à la "rhinocérisation" explique pourquoi il change d’opinion et rejoint le troupeau : “Il faut suivre son temps !”
L’histoire est la suivante : un jour, dans un paisible village français, les gens se mettent subitement, et sans explication, à se transformer en rhinocéros. Au début, les habitants sont choqués, scandalisés. Il faut faire quelque chose ! Mais, presque aussitôt, ils changent d’avis et, alors qu’ils avaient condamné les rhinocéros, ils se métamorphosent à leur tour.
Bérenger, petit fonctionnaire débraillé qui a tendance à boire et à s’ennuyer, est le seul à résister. À la fin de la pièce, il est littéralement le dernier homme, entouré de pachydermes déchaînés qui étaient autrefois ses amis, ses collègues, ses voisins. “Malheur à celui qui veut conserver son originalité !” déclare-t-il au public, debout sur la scène, seul et désemparé.
Mais de quoi parle cette œuvre étrange et tragicomique ? Du fascisme, m’a expliqué mon père – et plus précisément de la lâcheté et de l’opportunisme dont ont fait preuve des gens par ailleurs intelligents et raisonnables quand ils se sont ralliés aux nazis, ou qu’ils ont fermé les yeux. Papa savait de quoi il parlait. Enfant, en Allemagne nazie, il avait été le témoin du comportement dont la pièce est une satire.
Ce qu’a confirmé Ionesco. Ce Roumain espiègle au visage triste qui a passé l’essentiel de sa vie en France a expliqué qu’il avait fondé Rhinocéros sur ce qu’il avait vécu dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres, durant l’ascension de la Garde de fer, le mouvement fasciste du pays. Mais il a également insisté sur le fait qu’il n’était pas seulement question du nazisme. La pièce est une dénonciation vibrante de l’autoritarisme et de la pensée de groupe sous toutes leurs formes, a-t-il affirmé.
“Bien sûr que les rhinocéros sont les nazis, mais ils sont aussi les communistes, les stalinistes, les totalitaristes en général, a-t-il déclaré dans un entretien accordé en 1987. Ce que je déplore et condamne par-dessus tout à leur sujet, c’est leur conformisme. C’est de cela que [Rhinocéros] parle : le conformisme.”
Je n’ai jamais oublié les leçons que m’a enseignées Rhinocéros : ne jamais suivre aveuglément qui que ce soit ou quoi que ce soit, surtout la foule. Toujours se montrer sceptique. Toujours poser des questions. Toujours penser par soi-même.
Ces dernières années, assistant à l’érosion systématique de la démocratie américaine, j’ai maintes fois repensé à Rhinocéros. J’ai souvent eu le sentiment que j’étais le spectateur d’une mise en scène démente et superlative de la pièce tandis que les gens et les institutions, les uns après les autres, se soumettaient à Donald Trump et son mouvement autoritariste Maga [pour Make America great again, “Rendre sa grandeur à l’Amérique”].
Ce sentiment a décuplé depuis que Trump a décroché un second mandat et que, avec son sbire Elon Musk, il a entrepris de gouverner à coups de décret sans que leurs camarades républicains n’émettent ne serait-ce qu’un mot de désapprobation.
De la dégradation du langage
Il est troublant de constater à quel point le parcours du Parti républicain, au cours des dix dernières années, a suivi de près celui des villageois de Rhinocéros. Comme eux, les institutions et les élus républicains ont au départ réagi à l’arrivée de Trump avec dégoût et révulsion. Et tout comme eux, ils ont clamé qu’il fallait faire quelque chose pour l’arrêter. Puis, soudain, pour ainsi dire du jour au lendemain, ils ont changé d’avis.
Exactement comme les habitants du village dans la pièce, c’est à ce moment-là que des bosses, les premiers signes de l’apparition d’une corne, ont poussé sur la tête des républicains, que leur peau s’est épaissie et a verdi [dans la pièce, les rhinocéros sont verts, peut-être une allusion à la couleur de la chemise des membres de la Garde de fer].
Rapidement, ceux qui, auparavant, critiquaient sans ménagement Trump et son mouvement se sont mués en rhinocéros à part entière, grognant leur fidélité sans faille envers ses idées et lui-même, aussi délirantes ou antidémocratiques soient-elles.
Même le discours du trumpisme reproduit étrangement celui de la pièce. “Je ne crois pas les journalistes. Les journalistes sont tous des menteurs”, décrète un personnage à propos d’articles de presse qui font état de l’irruption soudaine de rhinocéros dans le village. “L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule”, martèle un autre. Peu de temps avant, le même personnage s’emporte : “La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez, de la morale […] ! Il faut dépasser la morale.”
Rhinocéros met également en lumière une condition indispensable de l’autoritarisme et de la pensée de groupe, la dégradation du langage. Au premier acte, avant que les villageois ne prennent vraiment conscience de ce qui est en train de se passer, ils ne cessent de se contredire et de proférer des déclarations absurdes, signes avant-coureurs de ce qui va se produire.
Le paroxysme est atteint quand le personnage du Logicien donne un exemple de syllogisme au Vieux Monsieur – le rôle joué par mon père en 1971. Les chats, assure ce prétendu savant, ont quatre pattes. Puisque deux félins du voisinage ont quatre pattes, il ne peut s’agir que de chats, raisonne-t-il.
Le Vieux Monsieur lui répond que son chien a quatre pattes, et le Logicien en conclut que ce chien est en fait un chat. “Mais le contraire est aussi vrai.” “C’est très beau, la logique”, dit le Vieux Monsieur. “À condition de ne pas en abuser”, réplique le Logicien. Quand on lit ce dialogue, on a l’impression d’entendre Trump lors d’un de ses meetings.
Le Parti républicain en pleine rhinocérisation
Il n’est pas évident d’identifier qui a été le plus gros rhinocéros de ces dernières années – il y a plus de candidats que de postes à la NBA mais le vice-président J. D. Vance ne doit pas être loin de la tête du classement. Quand Trump a surgi sur la scène nationale, l’auteur de Hillbilly Élégie (Globe, 2017) a commenté qu’il n’arrivait pas à savoir si Donald Trump était un “trouduc cynique” ou “l’Hitler de l’Amérique”, l’a traité d’“idiot” qu’il jugeait “répréhensible”.
Puis ce diplômé en droit de Yale au visage poupin a été pris de l’envie de devenir sénateur, et il s’est transformé en un rhinocéros Maga enragé qui s’est mis à répéter les moindres incantations de Trump comme le pantin d’un ventriloque.
Autre candidat à la nomination, Lindsey Graham, sénateur républicain de Caroline du Sud, qui avait autrefois qualifié Trump de “cinglé”, de “dingue”, et avait assuré qu’il était “inapte à exercer un mandat”, tout cela pour s’afficher aujourd’hui comme l’un de ses principaux sycophantes et complices.
Et il y a Marco Rubio, l’ancien sénateur de Floride, actuel secrétaire d’État de Trump, qui disait en 2016 de son futur patron : “C’est un escroc. Il se présente comme le défenseur des petites gens, alors qu’il a passé toute sa carrière à malmener les petites gens”, avant de dégénérer en un fan stupide du mouvement Maga.
Comme cet ancien adversaire véhément de la rhinocérisation dans la pièce, ces trois-là, et tant d’autres avec eux, ont décidé qu’il leur fallait “suivre [leur] temps”.
Les démocrates au piège du conformisme
Or les républicains ne sont pas les seuls à avoir succombé à la rhinocérisation. Le conformisme a également infecté des pans entiers du Parti démocrate, ainsi qu’une grande partie des cercles universitaires, de l’édition, d’Hollywood, des élites journalistiques, des organisations de défense des droits, des associations à but non lucratif et des ONG, et de l’intelligentsia de gauche.
Face aux exigences des militants qui, à la suite du meurtre de George Floyd [par un policier blanc de Minneapolis] en 2020, réclamaient qu’ils intègrent l’antiracisme et des idées auxiliaires sur le sexe et le genre dans tous les aspects de leur fonctionnement et de leurs réflexions, ces groupes et ces personnes ont cédé plus vite que les villageois de Rhinocéros.
Ce qui a engendré, dans bien des institutions libérales, une atmosphère étouffante et prompte à la censure. Même la plus infime déviation vis-à-vis de la nouvelle orthodoxie se voit dénoncée par les hordes en ligne. En réaction, les membres de l’establishment libéral américain se sont mis à pratiquer une auto-rhinocérisation – ils se sont inclinés face à la nouvelle idéologie.
Ce qui a abouti à des absurdités, comme quand les recteurs de quelques-unes de nos universités les plus prestigieuses ont déclaré que les appels au génocide constituaient un discours acceptable sur les campus, tout en laissant les détracteurs de l’antiracisme se faire écraser comme des insectes ; ou quand la juge de la Cour suprême Ketanji Brown Jackson a refusé de définir le mot “femme” lors de son audience de confirmation [en mars 2022].
La raison invoquée par Ketanji Brown Jackson, diplômée de Harvard avec mention, pour justifier son incapacité à donner le sens d’un des mots les plus simples et les plus courants de la langue anglaise, aurait pu sortir tout droit de Rhinocéros : “Je ne suis pas biologiste.”
“Je ne capitule pas !”
La pièce Rhinocéros a autrefois connu un immense succès, elle a valu à Ionesco une ovation de dix minutes lors de la première, en 1959, puis a été montée à Londres et à Broadway, où elle a remporté un Tony Award [l’équivalent des Oscars pour l’art dramatique]. Elle a inspiré une adaptation cinématographique médiocre en 1974, et s’est frayée un chemin jusqu’à l’hébreu, où “rhinocérisation” signifie l’engagement excessif en faveur du nationalisme ou d’une autre passion.
Les horreurs de l’autoritarisme du XXe siècle se sont dissipées, et il en est allé de même de la popularité de Rhinocéros. Mais la pièce est idéalement adaptée au conformisme et à la lâcheté de notre temps. Rhinocéros nous montre où nous nous trouvons, et comment nous en sommes arrivés là. L’heure peut sembler sombre, mais la fin de la pièce est une source de réconfort et d’inspiration. Au dernier moment, Bérenger s’arrache à son désespoir et jure de se battre.
“Je me défendrai contre tout le monde ! […] Contre tout le monde, je me défendrai ! lance un Bérenger solitaire et abandonné, dans le monologue qui conclut l’œuvre. Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !”
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