PHILIPPE BILGER
Un gardien de la paix en béquilles a
refusé de serrer la main du Premier ministre qui était présent, avec le
président de la République, pour la cérémonie d'hommage au couple de policiers
assassiné à Magnanville par un tueur se revendiquant de l'Etat islamique.
Le chef de l'Etat, passant les troupes en
revue, a poursuivi son chemin sans réaction devant le refus qui lui était
manifesté.
Le Premier ministre s'est en revanche arrêté devant lui pour
s'expliquer mais nous ne savons rien de leur échange, sinon que le policier lui
a fait part de son "respect". Manuel Valls est reparti en lui tapant
sur l'épaule. Le fonctionnaire, étonnamment
rétif malgré son appréciation favorable, a pourtant assumé son geste et confié
à des journalistes avoir voulu protester contre "le manque de moyens".
Cet épisode a
suscité un émoi considérable et je suis persuadé qu'une majorité approuve cette
abstention. Pour ma part je blâme cette attitude sans surestimer sa gravité
dans un contexte où cette impolitesse peut apparaître comme dérisoire.
Tout n'est pas permis, on ne doit pas tout tolérer de soi,
et, comme le disait le père d'Albert Camus, un homme ça s'empêche !
Ce gardien de la paix - je n'oublie pas son
état et ses béquilles - fait partie d'un corps fondamental
pour la République et il est exclu que
cette dernière puisse être respectée dans sa forme et ses principes
superficiels si tel ou tel, en plus dans le cadre d'un hommage qui impose
consensus, dignité et décence, s'autorise, au nom d'une dénonciation qui n'a
pas à être exprimée de cette manière et en ces instants, une grossièreté aussi
délibérée.
Je devine déjà la masse de ceux qui jugeront inepte ma
désapprobation en noyant le refus de serrer la main du Premier ministre dans
une opposition légitime, une acceptable revendication professionnelle et ne
feront pas grief à ce gardien de la paix en béquilles d'avoir affiché une telle
hostilité.
C'est tout de même le signe d'une démocratie en perdition et
la marque d'un pays que les tragédies et l'incurie du pouvoir privent des
repères les plus élémentaires.
Même si ce gardien de la paix a sans doute mille excuses à
faire valoir et que le chagrin collectif et la colère de l'institution
policière étant à leur comble, des gestes plus que déplacés pourraient être
compris, je reste cependant sur ma position.
Je ne peux pas admettre que ce fonctionnaire ait pris le
parti d'assombrir un tableau déjà lourd. Qu'il ait ajouté cette hostilité et
cette transgression de la normalité à laquelle plus que tout autre il se devait
d'adhérer, au nombre considérable d'offenses, de violences et d'insultes subies
par la police, aux avanies honteuses infligées à des ministres comme par
exemple à Montreuil à Emmanuel Macron, à
l'infinité des scandales, des humiliations et des concessions que notre société
s'octroie ou subit, au délitement quotidien d'un savoir-vivre collectif et
singulier qui fait prendre l'eau à nos espérances.
Un gardien de la paix, même dans la douleur et la
protestation, doit se rappeler que sa fonction porte ce si beau nom.
Accepter cela de ce gardien de la paix au prétexte qu'il
aurait tous les droits à cause d'un manque de moyens et d'un amateurisme
dominant en matière de sécurité serait paradoxalement de la condescendance et
presque du mépris à son encontre. Comme
s'il ne méritait pas la contradiction qui doit pourtant lui être signifiée.
J'ajoute que je n'aurais pas approuvé cette indélicatesse à
l'égard de quiconque mais que je
l'aurais au moins intellectuellement et politiquement mieux comprise à l'égard
de tel ou telle ministre ayant directement mis la main et l'esprit dans la
construction, si je puis dire, de
l'impuissance gouvernementale.
Mais s'en prendre
ainsi à ce Premier ministre, quoi
qu'on puisse lui reprocher par ailleurs, est absurde sur ce plan. Il tente
depuis des années de faire comprendre aux socialistes qu'on a le devoir d'être
rigoureux quand la criminalité l'impose et que la naïveté ne doit plus être
leur fort. A l'évidence il n'a pas encore gagné !
Cette admonestation émane d'un ami de la police qui l'a
toujours défendue dans les circonstances nombreuses et souvent dramatiques où
elle le méritait. J'ai la faiblesse de penser que mon
soutien habituel peut donner du prix à ma réserve et je relève avec bonheur
qu'il sera seulement rappelé à l'ordre par sa hiérarchie.
La police est un corps que je respecte trop pour ne pas la
reprendre quand qui que ce soit, ayant à l'honorer, dévie de la République
exemplaire au quotidien.
La République
concrète, la vraie, celle qui attend et espère un Etat digne de ce nom,
exemplaire, protecteur et efficace, elle en
a plus qu'assez !
Elle ne comprend plus rien, elle est perdue.
Elle est stupéfiée par le fait qu'on demande aux fauteurs de
troubles de veiller à la paix et à l'harmonie.
Elle est surprise que l'état d'urgence non seulement ne crée pas une urgence pour l'action de
l'Etat mais laisse prospérer
transgressions, rassemblements, défilés et leur périphérie douteuse dont le
comportement, à hauteur de la latitude scandaleuse qu'on lui laisse, atteint un
comble chaque jour dépassé. Véhicules et autobus incendiés, supérette dévastée,
hôpital Necker dégradé dans des conditions qui révèlent cynisme et indifférence
et qu'on aurait tort de banaliser, d'excuser.
Elle est perplexe quand elle entend le président de la
République se réveiller pour menacer d'interdire les manifestations à Paris
"si la sécurité des biens et des personnes n'est pas assurée" alors
que depuis plus de deux mois la quotidienneté de certains de nos concitoyens
est bouleversée sur ce double plan.
Elle est indignée quand mille casseurs s'ébattent en terrain
conquis et qu'elle entend les mêmes phrases creuses, les mêmes engagements
parce qu'elle sait qu'ils seront lettre morte.
Elle est amère quand, sans méconnaître la bonne volonté de
ces gouvernants, elle doit s'avouer qu'ils ne sont pas à la hauteur et qu'alors
les tragédies criminelles offensent deux fois : elles tuent comme à Magnanville
et elles désespèrent parce qu'aucun avenir de fermeté et de cohérence ne leur
succédera.
Au milieu de ce gâchis, sans qu'il soit même nécessaire de
pointer la décomposition de la gauche, les projets confortables de la droite,
la montée tranquille du FN qui a le gouvernement pour meilleur agent électoral,
la seule obsession de l'extrême gauche de battre François Hollande, Emmanuel
Macron paraît-il en déclin mais cependant plébiscité pour son atypisme rassurant,
il y a l'Euro 2016 et deux victoires françaises arrachées de haute lutte.
Je n'ose tout de même pas penser, alors que c'est pire
qu'avant et que rien de secourable n'apparaît à l'horizon avant 2017, que
François Hollande compte sur cette compétition sportive pour redonner le moral
à la France et s'en trouver gratifié.
La République est bonne fille, il est vrai, mais pas à ce
point-là.