Le contrat aberrant de l'écotaxe
31 OCTOBRE 2013
| pour "mediapart" PAR MARTINE ORANGE
« Il faut que la voix des hommes sans voix empêche les puissants de dormir. »
« Pour avoir le droit de parler, il faut avoir les mains propres.
Il faut avoir eu le courage de reconnaître, de réagir si on s’est trompé. »
de Abbé Pierre
Un contrat léonin souscrit au détriment
des intérêts de l’État, des soupçons de favoritisme et de corruption, la
menace de 800 millions d'euros à verser en cas d'annulation, une taxe qui ne
répond pas aux objectifs de fiscalité écologique... La mise en place de
l’écotaxe en France, imaginée et portée par la précédente majorité, tourne
au scandale d’État.
Qui a signé le contrat de l’écotaxe ? Au lendemain de
l’annonce de la suspension de la taxe sur les transports de poids lourds
annoncés par Jean-Marc Ayrault, la pression politique monte au fur et à mesure
que le gouvernement révèle les termes du contrat de partenariat public-privé
dans lequel il se retrouve piégé. L’État devrait verser 800 millions d’euros de
dédit à la société privée Ecomouv, chargée de la mise en place de cette taxe,
si jamais il revenait sur sa décision de l’implanter dans les conditions
arrêtées par le contrat.
800 millions d’euros ! La somme a sidéré l’ensemble des Français. « Il
n’y a pas un scandale de l’ écotaxe, il y a un scandale Ecomouv », a
dénoncé Joël Giraud, député radical de gauche lors de la séance des questions d’actualité. Le
sénateur PS François Rebsamen demande une commission d’enquête parlementaire
pour mettre au clair les conditions d'attribution de ce partenariat
public-privé. Il avoue avoir des « doutes sur la
création de cette société censée collecter l’écotaxe ».
Jusqu’alors déterminée à utiliser sur tous les tons
politiques le thème du ras-le-bol fiscal, prête à dauber sur le énième recul du
gouvernement, la droite se tient silencieuse. C’est elle qui a imaginé,
porté, choisi les modalités de la mise en œuvre de l’écotaxe, accepté les
termes de la société Ecomouv. Même si le contrat a été officiellement signé le
20 octobre 2011 par le directeur des infrastructures, Daniel Bursaux, la
signature a été précédée d’un accord écrit de Nathalie Kosciusko-Morizet, alors
ministre de l’environnement, Valérie Pécresse, ministre du budget, François
Baroin, ministre de l’économie et des finances.
Mais, brusquement, les uns et les autres se dégagent
de toute responsabilité. Tout semble s’être passé ailleurs, sans eux. «
Nathalie Kosciusko-Morizet a bien signé. Mais elle ne s’en est pas occupée.
Tout était déjà bouclé », assure sa porte-parole, éludant la question
de savoir si elle aurait pu remettre en cause le projet. « Moi, je n’ai
rien signé. Le seul texte que j’ai approuvé est le décret pour l’application de
l’écotaxe, le 6 mai 2012 (le jour même du second tour de l’élection
présidentielle - ndlr) », semble presque se féliciter Thierry Mariani,
alors ministre des transports et normalement chargé de la gestion du dossier.
Lui aussi dit qu’il n’avait aucun pouvoir de modifier les choses, « tout
avait été arrêté avant ».
Tous les regards se tournent vers Jean-Louis Borloo, qui a occupé auparavant le poste de ministre de
l’environnement. C’est lui qui a lancé l’écotaxe, seul résultat tangible du
Grenelle de l’environnement. Très bavard au lendemain de la révolte bretonne,
critiquant la mauvaise gestion gouvernementale, l’ancien ministre de
l’environnement se tait désormais. Il n’a pas retourné nos appels. Quant à
Dominique Bussereau, ministre des transports qui a supervisé lui aussi le
lancement du projet, il a disparu des écrans radars.
Le jeu de défausse des responsables de droite traduit
leur inquiétude. Les uns et les autres flairent le danger. Tout est en place
pour un scandale d’État. Car il n’y a pas que les 800 millions d’euros de dédit
qui sont hors norme. Des choix du contrat aux conditions d’implantation en
passant par la sélection de la société, tout a été fait dans des conditions
extravagantes, au détriment de l’État. Sous couvert d’écologie, le
gouvernement de Nicolas Sarkozy et l’administration ont accepté des mesures
exorbitantes du droit commun, allant jusqu’à revenir sur le principe
républicain que seul l’État perçoit l’impôt. Chronique d’un naufrage.
DANS L’OPACITÉ DU
PPP
L'année 2009 sera peut-être l'année de naissance d'un nouveau capitalisme,
d'un nouvel ordre mondial [...]
On ira ensemble vers ce nouvel ordre mondial,
et personne, je dis bien personne, ne pourra s'y opposer.
N. Sarkozy
Cela n’a jamais fait l’objet d’un débat. D’emblée, il
était évident pour Jean-Louis Borloo que la mise en place de l’écotaxe se
ferait dans le cadre d’un partenariat public-privé. « Il y a un
consensus dans la haute fonction publique sur ces contrats. Elle ne jure que
par eux, avec toujours les mêmes arguments. D’abord, le privé est toujours
mieux et sait toujours mieux faire. Et maintenant, l’État est ruiné. Il ne
peut plus s’endetter pour mener les projets par lui-même. Désormais, tout
passe par les PPP. Cela a coûté dix fois plus cher, comme l’a démontré
la Cour des comptes, engagé la Nation et les finances publiques pour des
décennies, et on continue. Depuis dix ans, on est ainsi en train de
découper tranquillement tous les biens publics pour permettre à des privés de
se constituer des rentes à vie », explique un ancien
trésorier payeur général.
Dans le cadre de l’écotaxe, un autre argument est
ajouté : celui de la technicité. Il faut implanter des portiques de détection,
diffuser des équipements embarqués à bord des camions pour permettre de les
identifier, gérer les données, percevoir la taxe. Tout cela demande des
équipements, des hommes, des logiciels, des traitements de données. Qui mieux
que le privé peut gérer une telle complexité ? s’interroge le ministre de
l’écologie, qui pas un instant n’imagine faire appel à des prestataires de
services au nom de l’État. Toute la charge doit être déléguée au privé.
Il y a bien un problème, malgré tout. C’est la
perception de l’impôt. Depuis la Révolution, l’impôt ne peut être perçu que
par l’État. Mais si le privé n’est pas assuré de mettre la main sur les
recettes, jamais il n’acceptera de participer au projet. Qu’à cela ne tienne,
on habillera le procédé d’un nouveau terme en novlangue : on parlera «
d’externalisation de la collecte de l’impôt ». Une grande première qui
sera confirmée dans les articles 269 à 283 quater du Code des douanes.
Jamais l’État n’a confié au privé la perception des impôts. « C’est le
grand retour des fermiers généraux », dénonce Élie Lambert, responsable
de Solidaires douanes, qui redoute le précédent.
Très tôt, le syndicat s’est élevé contre les
conditions obscures et léonines de ce partenariat public-privé en décortiquant
avec précision tous les enjeux de ce contrat, mais sans rencontrer jusqu’à
maintenant beaucoup d’audience (lire ici son analyse). « Non seulement, ce contrat tord tous les
principes républicains. Mais il le fait dans des conditions désastreuses pour
l’État. En exigeant 240 millions d’euros par an pour une recette estimée
à 1,2 milliard d’euros, le privé a un taux de recouvrement de plus de 20 %,
alors que le coût de la collecte par les services de l’État, estimé par l’OCDE,
est d’à peine 1 %, un des meilleurs du monde », poursuit-il.
Soupçons de corruption
Dès le 31 mars 2009, Jean-Louis Borloo lance donc un
appel d’offres pour la mise en place d’un télépéage sur l’écotaxe, dans le
cadre d’un partenariat public-privé. Mais il le fait dans le cadre d’une
procédure spéciale, uniquement possible pour les PPP : le dialogue compétitif. Cette
procédure, dénoncée par des parlementaires dès la première loi sur les PPP en
2004, permet tous les détournements de la loi. L’État et les parties
privées ne sont plus tenus par rien, ni par le code des marchés publics, ni par
la loi Sapin. Les offres peuvent évoluer au gré des discussions. Une
solution proposée par un candidat peut être reprise par l’autre.
Officiellement, cela permet à l’État de garder la main sur toute la procédure
et prendre les meilleures idées partout. Dans les faits, cela peut donner lieu
à tous les tours de passe-passe.
Vinci, premier groupe de BTP et premier
concessionnaire autoroutier en France, qui était très attendu, choisit de ne
pas répondre à l’appel d’offres « jugé trop compliqué » selon un de ses
dirigeants. Trois candidatures demeurent : celle du groupe italien autoroutier,
Autostrade, au départ tout seul ; celle de Sanef, deuxième groupe autoroutier
français contrôlé par l’espagnol Abertis, accompagné par Atos et Siemens ;
enfin un troisième consortium est emmené par Orange. Les enjeux sont si
importants qu’ils vont donner lieu à une bataille féroce.
Le 13 janvier 2011, Pierre Chassigneux, préfet, ancien
responsable des renseignements généraux, ancien directeur de cabinet de
François Mitterrand, devenu président de Sanef, écrit à Jean-Paul Faugère,
directeur de cabinet du premier ministre François Fillon. Il est inquiet. Par
de multiples bruits de couloirs, si fréquents dans l’administration, la même
information lui revient : la proposition de Sanef qui, jusqu’alors semblait en
tête, est en train d’être distancée par celle d’Autostrade. Celui-ci fait
maintenant figure de favori.
Dans sa lettre, Pierre Chassigneux met en garde le
directeur de cabinet sur la candidature d’Autostrade, qui n’a aucune référence
en matière de télépéage à la différence de Sanef. Il le prévient aussi qu’au vu
d’un certain nombre de distorsion dans l’appel d’offres, son consortium
n’hésitera pas à porter le dossier devant le tribunal administratif. Son
courrier est explicite : « Ajouté au risque politique évident que
présente déjà l’instauration d’une taxe poids lourds, celui d’un cafouillage de
mise en place dû à l’incapacité de l’opérateur choisi, additionné d’un
contentieux (…) dont le résultat ne fait aucun doute, me paraît
présenter une forte accumulation de facteurs négatifs. » Il ajoute : «
Le groupe est tout à fait prêt à s’incliner devant une offre concurrente jugée
meilleure, à condition que les règles de fair-play et de saine concurrence
soient respectées, ce qui n’est hélas ici manifestement pas le cas. »
Car le consortium emmené par Sanef a noté tous les
changements intervenus depuis le dépôt des candidatures à l’appel d’offres. Le
groupe italien qui était tout seul au départ s’est « francisé » en s’adjoignant
le concours de la SNCF, Thalès, SFR et Steria comme partenaires très minoritaires
(Autostrade détient 70 % du consortium). De plus, l’État a introduit des
critères très imprécis pour évaluer les offres, comme celui de la crédibilité.
Il a aussi changé les critères du coût global de l’offre. Enfin, le consultant
extérieur, Rapp Trans, chargé d’aider l’État à évaluer les candidatures, est
aussi conseiller d’Autostrade dans de nombreux projets. Cela fait beaucoup de
transgressions par rapport aux règles usuelles.
Mais il y a un autre fait qui alarme Pierre
Chassigneux. Des rumeurs de corruption circulent autour de ce contrat. Sanef se
serait vu conseiller d’appeler un grand cabinet d’avocats, rencontré dans de
nombreuses autres affaires, s’il voulait l’emporter. L’ancien directeur des RG
décide alors, comme cela a déjà été raconté par Charlie Hebdo
et Le Point, de faire un signalement auprès du service central de
prévention de la corruption.
Tous ces faits ne semblent pas retenir les pouvoirs
publics. Le 14 janvier 2011, le classement des appels d’offres, signé par
Nathalie Kosciusko-Morizet, est publié : Autostrade, comme l’a annoncé la
rumeur, est en tête. Sans attendre les deux mois de réflexion accordés par les
textes, la ministre de l’écologie choisit de retenir tout de suite l’offre du
candidat italien.
Furieux, le consortium emmené par Sanef dépose une
requête en référé devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise pour
contester l’appel d’offres. Il reprend tous les griefs qu’il a déjà relevés
pour souligner la distorsion de concurrence. Une semaine après, le tribunal administratif lui donne raison
sur de nombreux points, notamment le
changement de la candidature d’Autostrade avec l’arrivée de la SNCF, le
caractère discrétionnaire des critères, le conflit d’intérêts avec le conseil
de l’État, Rapp Trans, et casse l’appel d’offres.
Dans ses attendus, le tribunal administratif souligne
notamment un point intéressant, celui du prix : « L’État ne paierait pas le
prix stipulé dans l’offre du candidat mais un prix qui se formerait dans des
conditions qu’il ne maîtrise pas et qu’un candidat peut, le cas échéant,
manipuler ; que le critère du coût global a été privé de signification par le
pouvoir adjudicateur en introduisant la modification tendant à ne plus rendre
comme objectif obligatoire le pourcentage d’abonnés ; qu’ainsi des
soumissionnaires tels qu’Alvia (nom du consortium dirigé par Sanef) ont été
défavorisés », écrivent les juges.
Sans attendre, Thierry Mariani, ministre des
transports, fait appel de la décision du tribunal administratif auprès du
conseil d’État, au nom du gouvernement. Le 24 juin 2011, le conseil
d’État casse le jugement du tribunal administratif, déclare l’appel d’offres
valable et confirme la candidature retenue d’Autostrade. Ce jour-là, selon
des témoins, Jean-Paul Faugère, ancien magistrat au conseil d’État, serait venu
exceptionnellement assister à la délibération.
Affaire d'Etat
Mais tout ce remue-ménage a laissé des traces. Au
ministère des transports et de l’équipement comme dans les milieux du bâtiment,
on n’a guère apprécié les initiatives de Pierre Chassigneux. D’autant qu’après
avoir saisi la direction de la prévention de la corruption, il a aussi signalé
le dossier à la brigade de la délinquance économique. Dans le monde discret du
BTP, ce sont des choses qui ne se font pas. Et on le lui fait savoir.« On
a fait pression sur moi pour que j’arrête. Certains sont venus me voir en me
disant de tout stopper, sinon (dixit) "des gens risquaient d’aller en
prison" », raconte Pierre Chassigneux aujourd’hui. Un
de ses amis préfets, proche du pouvoir, lui confirmera en juillet 2011 : «
C’est une affaire d’État. »
Les représailles ne tarderont pas à son encontre. Dès
le printemps, le milieu du BTP décide de le rayer de la présidence de
l’association des autoroutes de France qui lui était destinée. Plus tard, profitant de ce que Pierre Chassigneux
est atteint par la limite d’âge, l’actionnaire principal de Sanef, l’espagnol
Abertis, qui a aussi des liens étroits avec l’italien Autostrade – ils
voulaient fusionner en 2007, mais la direction de la concurrence européenne s’y
est opposée –, optera pour un candidat nettement moins turbulent pour le
remplacer : il nommera Alain Minc.
Lorsqu’il était président de la commission des
finances à l’Assemblée nationale, Jérôme Cahuzac s’était intéressé aux
conditions d’obtention du contrat de partenariat public-privé et avait
auditionné Pierre Chassigneux. Il y fera référence lors d’un débat à
l’Assemblée sur l’écotaxe le 17 juillet 2012 :
« La régularité des procédures qui ont suivi l’adoption de la loi a été
contestée devant les juridictions administratives. En première instance, l’appel
d’offres qui avait attribué le marché à une entreprise italienne aux dépens
d’une entreprise française, la société des autoroutes du Nord et de l’Est de la
France, a été annulé. Le Conseil d’État a rétabli en appel la décision. Il
ne m’appartient pas de juger les raisons pour lesquelles la Haute assemblée a
désavoué la première instance, mais ceux qui s’intéressent à ce sujet seraient
sans doute intrigués par certaines des modalités qui ont présidé à cette
conclusion », déclare-t-il alors.
Le ministère du budget, cependant, ne semble jamais
s’être vraiment penché sur le sujet. Lorsque Pierre Chassigneux s’est enquis
des suites données au dossier, un conseiller lui a répondu que c’était
désormais dans les mains de la justice.
Une enquête préliminaire avait été ouverte par le
parquet de Paris. En juin 2011, le dossier a été transmis au parquet de
Nanterre, territorialement compétent. À l’époque, ce parquet est dirigé par
le juge Philippe Courroye. Depuis, il n’y a plus aucune nouvelle sur le sujet.
UN CONTRAT EN OR
Au fur et à mesure des discussions avec l’État, le
contrat de partenariat public-privé a beaucoup évolué par rapport à ce qui
était envisagé au moment de l’appel d’offres. De dix ans au départ, celui-ci
est passé à treize ans et trois mois. Comment ? Pourquoi ? Rien n’a été dit à
ce sujet. Est-ce que cela seul ne remet pas en cause le contrat ?
Mais ce changement est tout sauf anodin : au lieu
de 2,4 milliards, ce sont 3,2 milliards d’euros qui sont promis à la société
Ecomouv, société formée par le consortium dirigé par Autostrade. Jamais
l’État n’a signé un PPP aussi ruineux. À titre d’exemple, le contrat de
PPP pour la cité judiciaire de Paris, fortement contesté lui aussi, prévoit une
rétribution de 3 milliards d’euros pour Bouygues qui a gagné l’adjudication.
Mais c’est sur une période de trente ans.
« Vous ne pouvez pas comparer la construction d’un
bâtiment à un marché d’équipements où il faut des investissements, des remises
à niveau, du personnel », objecte Thierry
Mariani. Parlons-en justement des équipements, des investissements. Sous
prétexte qu’il s’agit d’un contrat privé, peu de détails sont donnés. La
société Ecomouv a pour mission d’assurer la surveillance de quelque 15 000
kilomètres de routes nationales. Elle affirme avoir investi 600 millions pour
l’installation des portiques de télépéage, les boîtiers de géolocalisation, les
logiciels. Un terrain a été acheté à Metz auprès du ministère de la défense
pour installer des centres d’appels.
Mais la société va aussi bénéficier de l’aide des douaniers, comme le confirme Élie Lambert de Solidaires douanes
: « Nous sommes dans une complète confusion des genres. D’un côté, cette
société va percevoir l’impôt, aura le droit de mettre des amendes, ce qui est
aussi du jamais vu dans l’histoire de la République. Mais de l’autre, les
services de Douanes vont être requis pour poursuivre et arrêter les
contrevenants. C’est-à-dire que la tâche la plus coûteuse et la plus
difficile est mise à la charge du public, pour des intérêts privés. »
Côté recettes, l’État s’est engagé à verser 20
millions par mois à la société à partir du 1er janvier 2014, quelle
que soit la date de départ de l’écotaxe. « Il faut bien commencer à
rembourser les investissements et les frais financiers », a expliqué Michel
Cornil, vice-président du groupement au Figaro. Ecomouv n’a pas retourné nos appels.
On comprend que la société soit impatiente de réaliser
très vite des rentrées d’argent. Car tout son montage financier repose sur une
lévitation : une pincée de capital et une montagne de dettes. Créée le 21
octobre 2011, juste après la signature définitive du contrat, la société
dominée par Autostrade – ils ont sept représentants sur dix – a constitué un
capital de 30 millions d’euros. Pour un projet évalué autour de 800 millions
d’euros, c’est peu. Il est étonnant que cet aspect n’ait pas attiré
l’attention de l’État. Comment confier un tel projet à une société si peu
solide même si elle a des actionnaires puissants derrière elle ?
Que se passe-t-il si tout dérape ? Qui intervient ? On
craint de connaître la réponse.
Dès la première année, compte tenu des pertes liées
aux investissements de départ, elle n’avait plus que 9 millions de capital.
Depuis, à notre connaissance, aucune augmentation de capital n’a été réalisée.
En face, il n’y a que des dettes. Au 31 décembre 2012, la société avait déjà un
endettement de 300 millions d’euros. Selon ses déclarations, celui-ci s’élève à
485 millions d’euros aujourd’hui. L’effet de levier est donc
gigantesque. Le financement est apporté par un consortium de banques emmené par
le Crédit agricole, les banques italiennes Unicredit et Mediobanca, la Deutsche
Bank, le Crédit lyonnais et la Caisse des dépôts. Le taux moyen est de
7,01 %. L’État, lui, emprunte à 2,7 %.
Goldman
Sachs en percepteur ?
Le montage est conçu de telle sorte que la société qui
va dégager une rentabilité hors norme –
sur la base des versements prévus,
les
investissements seront remboursés en moins de trois ans –
ne fera jamais de bénéfices. Enfin, officiellement.
Ce qui lui permettra de ne jamais payer d’impôts.
Un comble pour celui qui se veut percepteur au nom de
l’État.
Un alinéa prévoit que Autostrade est libre de revendre
toutes ses actions après deux ans de fonctionnement, après en avoir informé
l’État qui n’a rien à dire sur le changement de contrôle, selon les statuts de
la société. Là encore, pourquoi l’État a-t-il
consenti une telle libéralité ? Compte tenu du dispositif, il n’est pas
impossible que dans les prochaines années, Ecomouv repasse, avec fortes
plus-values à la clé pour ses anciens propriétaires, dans d’autres mains attirées
par cette rente perpétuelle.
Un Goldman
Sachs par exemple, qui prendrait ainsi un contrôle direct sur les impôts des
Français.
Curieusement, à entendre la société Ecomouv, elle n’a
que des droits vis-à-vis de l’État. Il lui doit 800 millions de dédit si le
contrat est cassé, 20 millions d’euros au 1er janvier 2014,
même si l’écotaxe est retardée. Mais il n’est jamais évoqué ses propres
engagements. Dans tout contrat, il est normalement prévu des dates de mise en
exécution, des pénalités de retard ou si les recettes ne sont pas à la hauteur
espérée, faute d’une mise en place satisfaisante. Dans celui d’Ecomouv, il n’en
est jamais question.
Les retards pourtant sont nombreux. L’écotaxe devait
être mise en place en avril 2013 en Alsace et en juillet 2013 dans toute la
France. Cela n’a pas été possible. Ecomouv n’était pas prêt. Le système
technique était toujours défaillant. Comment se fait-il que l’État n’invoque
pas des pénalités de retard, des amendes pour manque à gagner des recettes,
voire n’ait pas envisagé la mise en œuvre d'une clause de déchéance ?
Faut-il croire que le contrat a été rédigé de telle sorte que l’État soit
dépourvu de toute arme ? Dans ce cas, qui a accepté de telles
clauses ?
Fin octobre, le système de télépéage n’a toujours pas
reçu l’attestation de validation par l’administration. Cette attestation est
espérée en novembre. De même, il était prévu afin que le système de perception
fonctionne bien que 800 000 abonnements de télépéage soient souscrits au
moment du lancement. Fin octobre, les abonnements ne dépassaient les
100 000.
« La
suspension de l’écotaxe décidée par Jean-Marc Ayrault est une vraie bénédiction
pour Ecomouv. Car il n’est pas prêt pour entrer en service au 1er janvier.
Cela lui permet de cacher ses défaillances », dit un connaisseur du dossier.
UNE TAXE QUI N’A PLUS
D’ÉCOLOGIQUE QUE LE NOM
Il existe tant de problèmes autour de ce contrat de
PPP que cela semble impossible qu’il demeure en l’état. Mais le pire est que l’écotaxe, telle qu’elle a été conçue, ne répond
en rien aux objectifs d’une véritable fiscalité écologique souhaitée
officiellement par l’État.
Lorsque Jean-Louis Borloo présente son projet
d’écotaxe à l’Assemblée, le 17 juin 2009, le texte est adopté à une
quasi-unanimité. À droite comme à gauche, chacun se
félicite de cette avancée écologique. Chacun alors semble avoir compris qu’une
nouvelle fiscalité écologique est en train de se mettre en place sur la base du
pollueur-payeur, et que les recettes vont servir au développement des
transports durables. Erreur ! Car le ministère des finances veille. L’écotaxe pour lui, ce sont des
recettes nouvelles pour remplacer les 2 milliards d’euros évaporés à la
suite de la perte des autoroutes, bradées au privé. Un moyen aussi de
récupérer en partie la TVA sociale que le gouvernement n’a pas réussi à mettre
en place.
« Quand l’Allemagne a instauré une taxe sur les
transports routiers, les élus alsaciens
ont vu tous les camions passer chez eux. Ils ont alors demandé l’instauration
d’une taxe pour freiner les nuisances et compenser les dégâts. L’idée a
soulevé l’enthousiasme. Taxer les poids lourds était une idée de financement
qui circulait depuis 2000. Alors qu’il y
avait des autoroutes payantes, les routes nationales restaient gratuites. Pour
les camions, c’était un moyen d’échapper aux taxes. Dans l’esprit de Bercy,
cette taxe devait être récupérée par les
camionneurs et payée par les consommateurs. Ensuite, on habillait tout cela
de vert », raconte un ancien membre de cabinet
ministériel à Bercy. C’est bien cela qui s’est passé : on habillait de vert sur les routes gratuites jusqu’alors.
Lorsque le Conseil d’État approuve le 27 juillet 2011
le schéma futur de taxation du réseau routier soumis à l’écotaxe, il y a une première surprise : les
autoroutes, principaux points de transit de tous les transports internationaux,
n’y figurent pas. Motif avancé par les intéressés : les camions
paieraient déjà la taxe au travers des péages. Dans les faits, ils ne paient rien du tout. Les sociétés
privatisées d’autoroutes reversent juste une redevance d’utilisation du domaine
public. Alors que la Cour des comptes
dénonce l’opacité des tarifs et l’enrichissement sans cause des sociétés
d’autoroutes, la redevance n’a jamais été réévaluée depuis
leur privatisation : elle est de 200 millions d’euros par an pour 7,6
milliards de recettes en 2011.
Le gouvernement vient de l’augmenter de 50 % pour la porter à 300 millions
d’euros.
« Ne
pas inclure les autoroutes, c’est donner une super-prime au privé. Tout est
fait pour créer un effet d’aubaine et ramener du trafic sur les autoroutes
privées, au détriment de l’État et des principes écologiques », dénonce Élie Lambert.
Mais il n’y a pas que cela qui choque dans le schéma
retenu. La Bretagne, qui n’a aucune autoroute payante, se voit imposer une
taxation sur l’essentiel de son réseau routier. Comme le relevait un excellent billet de blog sur le sujet, l’Aveyron, grand lieu de passage de camions s’il
en est, se voit taxé en plusieurs endroits. En revanche, a pointé le député
Joël Giraud, toutes les routes nationales empruntées par les camions entre
la France et l’Italie, et qui sont un cauchemar pour certains villages, n’ont
aucun portique de taxation. « Nous
sommes dans un scandale absolu. Cette taxe qui devait servir à limiter les
transports internationaux, réduire les nuisances, a été conçue et détournée de
telle sorte qu’elle va en fait être payée par les seuls transporteurs locaux,
tandis qu'une partie des transports internationaux en seront exemptés. Une fois
de plus, le monde politique et le monde administratif tuent le pays réel »,
accuse Jean-Jacques
Goasdoue, conseiller logistique.
La fureur des clients et des transporteurs est
d’autant plus grande qu’ils se sentent totalement piégés. Dans cette période de
crise, alors que la pression des clients et en particulier de la grande
distribution est très forte, ils ne peuvent pas répercuter la taxe qui varie
entre 3,7 % et 4,4 % en moyenne, quelle que soit la valeur de la
marchandise transportée, et qui va venir s’ajouter au prix de transport. Autant
dire que pour nombre d’agriculteurs et de transporteurs, c’est leur marge qui
risque de disparaître dans cette taxe.
Le pire est qu’ils n’ont aucun choix. Depuis l’annonce
de l’écotaxe en 2009, rien n’a été fait pour développer des transports
alternatifs, mettre en place des solutions de ferroutage, de transport
multi-modal. La faillite de la SNCF en ce domaine est pointée du doigt. « Nous sommes en matière de
transport ferroviaire dans une situation pire qu’en 2007. Alors que le fret en
Allemagne ne cesse de se développer, chez nous il régresse à vue d’œil »,
accuse Jean-Jacques Goasdoue. « En
2008, il y avait eu un accord entre Sarkorzy et Pepy (président de la
SNCF). Le gouvernement aidait la Sncf à conforter son pôle marchandise, en
regroupant le fret et les transports routiers sous l’enseigne Geodis. Geodis
a été confié à Pierre Blayau. Ce président qui a déjà ruiné Moulinex dans
le passé est en train de ruiner Geodis. Sous sa présidence, le fret n’a cessé
de régresser. Il a supprimé le transport wagon par wagon, fermé certaines gares
de triage. Il a été incapable de mettre en place une offre sur les grandes
lignes, d’aider au développement du transport multi-modal »,
poursuit-il. Aucun
changement ne se dessine. Les 750 millions d’euros de recettes que l’État est
censé percevoir par le biais de l’écotaxe doivent normalement servir à
l’amélioration des infrastructures de transport. C’est l’agence de financement des infrastructures de transports qui a la responsabilité de gérer cet argent. Une agence parfaitement inutile, a dénoncé
la Cour des comptes, mais qui a tenu lieu de sinécure pour certains :
Gérard Longuet puis Dominique Perben, ancien ministre des transports, en ont eu
la présidence depuis sa création en 2005. C’est le maire de Caen, Philippe
Duron, qui la dirige depuis novembre 2012.
Cette
agence n’a aucun pouvoir de décision. Elle ne fait que verser l’argent à des
projets qui ont été sélectionnés ailleurs. Dans son rapport sur le sujet, le
député UMP Hervé Mariton ne cachait pas quelle serait la principale utilisation
de cet argent : tout devait être fait pour conforter l’offre routière et
autoroutière française.
Pas étonnant que la fédération des travaux
publics ait été la première à s’émouvoir de la suspension de l’écotaxe. Elle
devrait être la première bénéficiaire de cette manne. Cette fédération est
dominée par les grands du BTP, qui (hasard...) sont aussi, à l’exception
notable de Bouygues, les grands bénéficiaires de la privatisation des
autoroutes.
Pour l’avenir, Bercy a déjà
un schéma tout arrêté sur le futur de l’écotaxe.
« Dans l’esprit des
finances, il est évident que les recettes de l’écotaxe sont appelées à
augmenter. En fonction de son acceptabilité, il est possible de jouer sur
différents leviers : son taux, son périmètre – on peut très bien
imaginer inclure certaines départementales dans la taxe – et son assiette.
Pour l’instant, la taxe est payée par les camions au-dessus de 3,5 tonnes,
mais il est possible d’abaisser ce seuil, d’aller jusqu’aux
fourgonnettes »,
dit cet ancien haut
fonctionnaire des finances. Un vrai projet écologique !