jeudi 19 décembre 2019

Le bluff Mélenchon

Ça n’avait pas trop mal commencé.
Mélenchon est né à Tanger, ville cosmopolite et ample, ville d’écrivains et d’esthètes, ville de tangence entre un Orient compliqué et une Europe curieuse.
Mélenchon a tout de suite eu cet art de la faconde et de la belle langue dont on ne sait s’il est né, pour lui, sur l’agora d’Athènes ou entre le Grand et le Petit Socco.
Au moment où la plupart cèdent à cette logique de «com» qui tue la parole politique, il est l’un des derniers à garder dans son parler un peu de cet accent désuet, de ce chantonnement léger et épicé, de ce râpeux, qui firent les riches heures de l’éloquence française.
Et je me souviens de rencontres – une, rue des Saints-Pères, en 2008, pour un entretien pour Technikart – où je sentis en lui quelque chose de rafraîchissant et vrai : à commencer par ses livres qu’il écrivait visiblement lui-même.
Que s’est-il passé, alors ?
Quelle querelle intime ou quel calcul ?
A-t-il changé, vraiment, ou juste sauté sur le rôle que lui offrait la telenovela généralisée qu’est devenue la politique ?
Parfois, je me dis que c’est son amour de soi qui l’a perdu. L’orchestration de ses meetings… Sa façon, non plus de parler, mais de s’écouter… Le parfum de culte de la personnalité qui flotte, dit-on, dans les rangs de son parti… Et puis cette affaire d’hologramme qui a donné lieu à tant d’explications alors que la vérité, toute simple, crevait les yeux : n’était-ce pas, d’abord, un sommet inégalé de la jouissance narcissique en politique ?
Parfois, au contraire, je me dis qu’il y a quelque chose, en lui, de l’«enfant humilié» bernanosien qui n’est jamais si méchant que lorsqu’on lui a refusé la «sorte d’investiture» à laquelle il pensait avoir droit. Il a tant aimé Mitterrand… Tant envié Hollande… Mais rien… Nulle reconnaissance en retour… Des positions perpétuellement subalternes… Et l’obligation de ronger son frein tandis que des chefs à la nuque raide lui préféraient des seconds rôles.
Quelle qu’en soit la raison, le résultat est là.
Cet homme, parti pour incarner le meilleur de l’esprit républicain, a décidé de se mettre à son compte et de devenir, ce faisant, le premier dans la décrépitude de son art politique.
Observez-le quand, sur le plateau du Grand débat, il opine du bonnet lorsque Marine Le Pen, à sa gauche, pourfend l’Europe ou l’Otan.
Notez, quand il clame l’urgence d’un autre grand remplacement qui permettrait de sortir les sortants et de dégager les élites républicaines faillies, son mano a mano avec la sémantique et la violence de l’extrême droite.
Écoutez, dans ses incantations «nationales», cette petite musique qui est celle d’un boulangisme dont le principe était déjà de mixer culte de la personnalité et appel au peuple.
Et puis la France insoumise…
N’est-il pas étrange, à la fin, que, chaque fois qu’un peuple insoumis affronte une dictature, une vraie, il s’arrange pour venir en renfort de la seconde et pour accabler le premier ?
Poutine, plutôt que Navalny.
L’aspiration à la démocratie en Syrie réduite à une affaire de pétrole et de gaz dont le dernier mot devrait rester à Bachar.
Le combat pour l’indépendance des Ukrainiens ramené à un complot «impérialiste» ourdi par des «aventuriers putschistes».
Le dalaï-lama, et les Tibétains survivants des massacres, accusés de vouloir instaurer une «charia bouddhiste».
Et puis, plutôt que les militants des droits de l’homme en Amérique latine, des odes à Chávez et Castro.
Objectera-t-on que ce dernier fut, à sa façon, un «insoumis» ?
D’abord, je ne le crois pas.
Mais l’aurait-il été que notre Mélenchon national aurait, pour le coup, un bon demi-siècle de retard sur «l’ère du peuple» qu’il nous annonce.
On sent sa nostalgie «ado» pour les grands récits d’autrefois.
Et je me rappelle, dans notre conversation de 2008, sa touchante fascination pour les grands-ducs du gauchisme haute époque que cet éternel radsoc regrettait de n’avoir pu côtoyer.
Mais on ne fait pas de politique avec pareils enfantillages.
Ou, si on en fait, c’est une politique pour les nuls et qui n’embrasse, à la fin, que des ombres désespérantes et plates.
Il parle de «dégagisme» quand ses aînés disaient «dialectique».
Il se replie sur le «souverainisme» quand ils inventaient l’idée neuve d’«internationalisme».
Et, dans le monde simplifié et spectral qui est le sien, le Grand Soir ressemble à Halloween ; il ne reste du maoïsme que le col ; Robespierre devient un tribun pétulant et râleur ; et Saint-Just se retrouve grimé en Tartarin de Tarascon.
Cette parodie, ce simulacre, ce côté rentier de la révolution et insoumission sans risque, c’est ce qui plaît chez Mélenchon.
Sauf que c’était tout de même autre chose, Saint-Just  !
C’était cette jeune torche qui incendia de son amour fou la langue des héritiers de Rousseau.
Et, si rassuré que l’on puisse être par cette tchatche et cet ersatz, finalement inoffensif, des radicalités de naguère, on ressent un malaise face à un usage aussi kitsch de l’histoire de France et du siècle.
Comme il est chétif, alors, notre insoumis.
Comme il est vain et creux, et comme il est ectoplasmique, ce mauvais thaumaturge qui saute dans le gouffre aux spectres parce qu’il aima, jadis, nager dans le «vaste océan, aux vagues de cristal» – celui qui vient mordre encore les rives de Tanger.
Il veut reprendre le flambeau. Mais sait-il seulement tenir une allumette ?
 Bernard-Henri Lévy

mercredi 18 décembre 2019

Trump, Johnson et Orwell, Remplacer la logique par l’outrance

La guerre incessante menée par les populistes contre la vérité connaît ces jours-ci un pic remarquable. Au Royaume-Uni, Boris Johnson menace de mettre au pain sec la BBC, l’une des institutions médiatiques les plus respectées au monde. Motif : la télévision publique britannique se serait rendue coupable de partialité envers lui pendant la campagne électorale. Apparemment, l’engagement supposé de la BBC contre les conservateurs n’a pas eu grand effet, puisqu’ils ont remporté haut la main le scrutin. La plupart des commentateurs de bonne foi estiment par ailleurs que la chaîne n’a fait que son travail. Indice supplémentaire : certains travaillistes l’accusent d’avoir concouru à leur échec cinglant, reproche symétrique qui laisse à penser que la partialité de la BBC est pour le moins incertaine. L’accusateur, enfin, est-il bien placé pour donner des leçons d’honnêteté intellectuelle ? On sait qu’il a été pris en flagrant délit de désinformation caractérisée pendant la campagne référendaire sur le Brexit.

Peu importe : pour un leader comme Johnson, ce ne sont pas les raisonnements qui comptent en politique, mais les émotions qu’il est capable de répandre dans l’opinion. A cette aune, on comprend la motivation de ses attaques contre la BBC, qui s’efforce, chacun peut le constater, de respecter l’impératif de véracité journalistique et devient par là même un obstacle à ses entreprises.

Remplacer la logique par l’outrance

Aux Etats-Unis, la Chambre de représentants s’apprête à mettre en accusation Donald Trump. Le Président se défend bec et ongles, non en argumentant, mais en écartant tous les faits. Il proclame sur tous les tons son innocence sans se donner la peine d’avancer un seul élément tangible et en reproche à ses adversaires de «déclarer une guerre ouverte contre la démocratie américaine». Excusez du peu…
Or quiconque consulte de bonne foi les enregistrements de Trump rendus publics comprend bien qu’il a effectivement tenté de monnayer une aide américaine auprès du président ukrainien en échange de l’ouverture d’une enquête contre le fils d’un de ses adversaires politiques dans la prochaine campagne présidentielle. Tous les témoins convoqués par les députés américains l’ont d’ailleurs confirmé. Qu’à cela ne tienne : Trump, comme à son habitude, remplace la logique par l’outrance et déclare qu’une conversation de toute évidence litigieuse est parfaitement conforme à l’éthique. Emboîtant le pas, les Républicains majoritaires au Sénat s’apprêtent à l’innocenter, quelles que soient les preuves amassées contre lui, pour la seule raison qu’ils ont besoin du président pour se faire réélire.

«L’histoire est une suite de mensonges»

Qui ne voit, dans ces dangereuses palinodies, l’incroyable déclin du débat public dans les démocraties gangrenées par le populisme. Le mensonge est courant en politique. Mais il s’apparente en général à une ruse : par différents artifices rhétoriques, on travestit les faits pour plaider sa cause et gagner des voix. Péché habituel, corrigé par une sanction potentielle : s’il est démontré qu’un responsable a menti sur un point important, il en subit les conséquences. Implicitement en démocratie, majorité et opposition admettent, malgré tout, que la vérité, dès lors qu’elle est établie, reste un critère de jugement, que la logique élémentaire et le respect des faits sont une langue commune (quitte à se battre sur les interprétations), même s’ils la malmènent à l’occasion.
Il s’agit maintenant de tout autre chose : un leader populiste peut déclarer qu’il fait nuit à midi, que les chats aboient ou que la Terre est plate, il n’encourt aucun dommage s’il garde sa majorité. Le mensonge n’est plus une ruse mais une démonstration de force. Chacun voit que Trump ment. Mais comme ce mensonge arrange une majorité, il garde cours légal. Au fond, les leaders populistes ont fait leur la cynique maxime de Napoléon : «L’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on s’accorde.» Le rapport au réel disparaît. Seul reste en lice le rapport de force. George Orwell avait en son temps diagnostiqué le mal dans son 1984 en montrant comment le mensonge manifeste qu’on impose sans vergogne est une arme redoutable. Mais il parlait des régimes totalitaires. Son livre peut désormais s’appliquer à de grandes démocraties.
L’exemple du Brésil qui est devenu le laboratoire d’un nouvel autoritarisme. Jair Bolsonaro montre qu’il entend gouverner non pas avec de la planification et des projets, pas davantage à partir d’études et de calculs solides ou de grands débats avec la société, mais à coups de hurlements sur les réseaux sociaux.

Il incarne le retour d'un courant d'extrême-droite brésilien puissant dans les années trente
Bolsonaro vient de déclarer lui-même que son élection sonnait le glas de tous les "problèmes" de son pays : le socialisme, le communisme, l'extrême-gauche et ... le populisme! Donc, le populisme est plutôt une tradition de gauche, selon lui. Du point de vue de l'Amérique latine, il représente la fin du tournant à gauche qui avait débuté avec l'élection d'Hugo Chavez en 1998. La plupart des pays du continent sont désormais passés à droite. 
Elle marque le retour d'un mouvement politique, l'action intégraliste brésilienne, un parti fasciste des années trente qui se montrait très admiratif envers Mussolini et Hitler. Ce courant a été éliminé politiquement par Getulio Vargas, que ses sympathisants surnommaient le "père des pauvres" et qui a gouverné le Brésil à deux reprises, entre 1930 et 1954.  

Il y a trois emplois du mot "peuple" propres à trois traditions différentes : la tradition populiste, la tradition fasciste et la tradition nationaliste. Pour le populisme, le peuple, ce sont les citoyens qui décident. Pour le nationalisme, le peuple est la nation, la nation unifiée par son appartenance à la même ethnie. Dans le fascisme, le peuple est incarné tout entier dans la personne du chef. Le populisme a pour ambition de renouveler la démocratie de l'intérieur en représentant tous ceux qui sont exclus par la démocratie en place. Mais il peut tout à fait se transformer en fascisme. L’Italien Alessandro Baricco nous livre son regard sur le populisme, ce phénomène politique qui, partout ou presque, gagne du terrain. De Donald Trump à Jair Bolsonaro en passant par Boris Johnson, plusieurs de ses incarnations ont réussi à se frayer un chemin à la tête d’États démocratiques. Et si ses propres intrigues ont fini par éloigner Matteo Salvini des allées du pouvoir italien, sa côte de popularité demeure élevée. En outre, même quand ils ne gouvernent pas, comme en France, les populistes pèsent lourdement sur la vie et les pratiques politiques.
 Un certain pacte entre les élites et le peuple s’est rompu, si bien que le peuple a choisi de se débrouiller seul. Ce n’est pas vraiment une insurrection, pas encore. C’est une suite implacable de refus, de réactions brusques, de défis apparents au bon sens, voire à la raison. De façon obsédante, les gens continuent – en votant ou en descendant dans la rue – d’envoyer un message très clair : ils exigent que l’Histoire retienne la faillite des élites et que celles-ci soient condamnées à se retirer. Alexandro Barrico
LAURENT JOFFRIN