jeudi 19 décembre 2019

Le bluff Mélenchon

Ça n’avait pas trop mal commencé.
Mélenchon est né à Tanger, ville cosmopolite et ample, ville d’écrivains et d’esthètes, ville de tangence entre un Orient compliqué et une Europe curieuse.
Mélenchon a tout de suite eu cet art de la faconde et de la belle langue dont on ne sait s’il est né, pour lui, sur l’agora d’Athènes ou entre le Grand et le Petit Socco.
Au moment où la plupart cèdent à cette logique de «com» qui tue la parole politique, il est l’un des derniers à garder dans son parler un peu de cet accent désuet, de ce chantonnement léger et épicé, de ce râpeux, qui firent les riches heures de l’éloquence française.
Et je me souviens de rencontres – une, rue des Saints-Pères, en 2008, pour un entretien pour Technikart – où je sentis en lui quelque chose de rafraîchissant et vrai : à commencer par ses livres qu’il écrivait visiblement lui-même.
Que s’est-il passé, alors ?
Quelle querelle intime ou quel calcul ?
A-t-il changé, vraiment, ou juste sauté sur le rôle que lui offrait la telenovela généralisée qu’est devenue la politique ?
Parfois, je me dis que c’est son amour de soi qui l’a perdu. L’orchestration de ses meetings… Sa façon, non plus de parler, mais de s’écouter… Le parfum de culte de la personnalité qui flotte, dit-on, dans les rangs de son parti… Et puis cette affaire d’hologramme qui a donné lieu à tant d’explications alors que la vérité, toute simple, crevait les yeux : n’était-ce pas, d’abord, un sommet inégalé de la jouissance narcissique en politique ?
Parfois, au contraire, je me dis qu’il y a quelque chose, en lui, de l’«enfant humilié» bernanosien qui n’est jamais si méchant que lorsqu’on lui a refusé la «sorte d’investiture» à laquelle il pensait avoir droit. Il a tant aimé Mitterrand… Tant envié Hollande… Mais rien… Nulle reconnaissance en retour… Des positions perpétuellement subalternes… Et l’obligation de ronger son frein tandis que des chefs à la nuque raide lui préféraient des seconds rôles.
Quelle qu’en soit la raison, le résultat est là.
Cet homme, parti pour incarner le meilleur de l’esprit républicain, a décidé de se mettre à son compte et de devenir, ce faisant, le premier dans la décrépitude de son art politique.
Observez-le quand, sur le plateau du Grand débat, il opine du bonnet lorsque Marine Le Pen, à sa gauche, pourfend l’Europe ou l’Otan.
Notez, quand il clame l’urgence d’un autre grand remplacement qui permettrait de sortir les sortants et de dégager les élites républicaines faillies, son mano a mano avec la sémantique et la violence de l’extrême droite.
Écoutez, dans ses incantations «nationales», cette petite musique qui est celle d’un boulangisme dont le principe était déjà de mixer culte de la personnalité et appel au peuple.
Et puis la France insoumise…
N’est-il pas étrange, à la fin, que, chaque fois qu’un peuple insoumis affronte une dictature, une vraie, il s’arrange pour venir en renfort de la seconde et pour accabler le premier ?
Poutine, plutôt que Navalny.
L’aspiration à la démocratie en Syrie réduite à une affaire de pétrole et de gaz dont le dernier mot devrait rester à Bachar.
Le combat pour l’indépendance des Ukrainiens ramené à un complot «impérialiste» ourdi par des «aventuriers putschistes».
Le dalaï-lama, et les Tibétains survivants des massacres, accusés de vouloir instaurer une «charia bouddhiste».
Et puis, plutôt que les militants des droits de l’homme en Amérique latine, des odes à Chávez et Castro.
Objectera-t-on que ce dernier fut, à sa façon, un «insoumis» ?
D’abord, je ne le crois pas.
Mais l’aurait-il été que notre Mélenchon national aurait, pour le coup, un bon demi-siècle de retard sur «l’ère du peuple» qu’il nous annonce.
On sent sa nostalgie «ado» pour les grands récits d’autrefois.
Et je me rappelle, dans notre conversation de 2008, sa touchante fascination pour les grands-ducs du gauchisme haute époque que cet éternel radsoc regrettait de n’avoir pu côtoyer.
Mais on ne fait pas de politique avec pareils enfantillages.
Ou, si on en fait, c’est une politique pour les nuls et qui n’embrasse, à la fin, que des ombres désespérantes et plates.
Il parle de «dégagisme» quand ses aînés disaient «dialectique».
Il se replie sur le «souverainisme» quand ils inventaient l’idée neuve d’«internationalisme».
Et, dans le monde simplifié et spectral qui est le sien, le Grand Soir ressemble à Halloween ; il ne reste du maoïsme que le col ; Robespierre devient un tribun pétulant et râleur ; et Saint-Just se retrouve grimé en Tartarin de Tarascon.
Cette parodie, ce simulacre, ce côté rentier de la révolution et insoumission sans risque, c’est ce qui plaît chez Mélenchon.
Sauf que c’était tout de même autre chose, Saint-Just  !
C’était cette jeune torche qui incendia de son amour fou la langue des héritiers de Rousseau.
Et, si rassuré que l’on puisse être par cette tchatche et cet ersatz, finalement inoffensif, des radicalités de naguère, on ressent un malaise face à un usage aussi kitsch de l’histoire de France et du siècle.
Comme il est chétif, alors, notre insoumis.
Comme il est vain et creux, et comme il est ectoplasmique, ce mauvais thaumaturge qui saute dans le gouffre aux spectres parce qu’il aima, jadis, nager dans le «vaste océan, aux vagues de cristal» – celui qui vient mordre encore les rives de Tanger.
Il veut reprendre le flambeau. Mais sait-il seulement tenir une allumette ?
 Bernard-Henri Lévy

mercredi 18 décembre 2019

Trump, Johnson et Orwell, Remplacer la logique par l’outrance

La guerre incessante menée par les populistes contre la vérité connaît ces jours-ci un pic remarquable. Au Royaume-Uni, Boris Johnson menace de mettre au pain sec la BBC, l’une des institutions médiatiques les plus respectées au monde. Motif : la télévision publique britannique se serait rendue coupable de partialité envers lui pendant la campagne électorale. Apparemment, l’engagement supposé de la BBC contre les conservateurs n’a pas eu grand effet, puisqu’ils ont remporté haut la main le scrutin. La plupart des commentateurs de bonne foi estiment par ailleurs que la chaîne n’a fait que son travail. Indice supplémentaire : certains travaillistes l’accusent d’avoir concouru à leur échec cinglant, reproche symétrique qui laisse à penser que la partialité de la BBC est pour le moins incertaine. L’accusateur, enfin, est-il bien placé pour donner des leçons d’honnêteté intellectuelle ? On sait qu’il a été pris en flagrant délit de désinformation caractérisée pendant la campagne référendaire sur le Brexit.

Peu importe : pour un leader comme Johnson, ce ne sont pas les raisonnements qui comptent en politique, mais les émotions qu’il est capable de répandre dans l’opinion. A cette aune, on comprend la motivation de ses attaques contre la BBC, qui s’efforce, chacun peut le constater, de respecter l’impératif de véracité journalistique et devient par là même un obstacle à ses entreprises.

Remplacer la logique par l’outrance

Aux Etats-Unis, la Chambre de représentants s’apprête à mettre en accusation Donald Trump. Le Président se défend bec et ongles, non en argumentant, mais en écartant tous les faits. Il proclame sur tous les tons son innocence sans se donner la peine d’avancer un seul élément tangible et en reproche à ses adversaires de «déclarer une guerre ouverte contre la démocratie américaine». Excusez du peu…
Or quiconque consulte de bonne foi les enregistrements de Trump rendus publics comprend bien qu’il a effectivement tenté de monnayer une aide américaine auprès du président ukrainien en échange de l’ouverture d’une enquête contre le fils d’un de ses adversaires politiques dans la prochaine campagne présidentielle. Tous les témoins convoqués par les députés américains l’ont d’ailleurs confirmé. Qu’à cela ne tienne : Trump, comme à son habitude, remplace la logique par l’outrance et déclare qu’une conversation de toute évidence litigieuse est parfaitement conforme à l’éthique. Emboîtant le pas, les Républicains majoritaires au Sénat s’apprêtent à l’innocenter, quelles que soient les preuves amassées contre lui, pour la seule raison qu’ils ont besoin du président pour se faire réélire.

«L’histoire est une suite de mensonges»

Qui ne voit, dans ces dangereuses palinodies, l’incroyable déclin du débat public dans les démocraties gangrenées par le populisme. Le mensonge est courant en politique. Mais il s’apparente en général à une ruse : par différents artifices rhétoriques, on travestit les faits pour plaider sa cause et gagner des voix. Péché habituel, corrigé par une sanction potentielle : s’il est démontré qu’un responsable a menti sur un point important, il en subit les conséquences. Implicitement en démocratie, majorité et opposition admettent, malgré tout, que la vérité, dès lors qu’elle est établie, reste un critère de jugement, que la logique élémentaire et le respect des faits sont une langue commune (quitte à se battre sur les interprétations), même s’ils la malmènent à l’occasion.
Il s’agit maintenant de tout autre chose : un leader populiste peut déclarer qu’il fait nuit à midi, que les chats aboient ou que la Terre est plate, il n’encourt aucun dommage s’il garde sa majorité. Le mensonge n’est plus une ruse mais une démonstration de force. Chacun voit que Trump ment. Mais comme ce mensonge arrange une majorité, il garde cours légal. Au fond, les leaders populistes ont fait leur la cynique maxime de Napoléon : «L’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on s’accorde.» Le rapport au réel disparaît. Seul reste en lice le rapport de force. George Orwell avait en son temps diagnostiqué le mal dans son 1984 en montrant comment le mensonge manifeste qu’on impose sans vergogne est une arme redoutable. Mais il parlait des régimes totalitaires. Son livre peut désormais s’appliquer à de grandes démocraties.
L’exemple du Brésil qui est devenu le laboratoire d’un nouvel autoritarisme. Jair Bolsonaro montre qu’il entend gouverner non pas avec de la planification et des projets, pas davantage à partir d’études et de calculs solides ou de grands débats avec la société, mais à coups de hurlements sur les réseaux sociaux.

Il incarne le retour d'un courant d'extrême-droite brésilien puissant dans les années trente
Bolsonaro vient de déclarer lui-même que son élection sonnait le glas de tous les "problèmes" de son pays : le socialisme, le communisme, l'extrême-gauche et ... le populisme! Donc, le populisme est plutôt une tradition de gauche, selon lui. Du point de vue de l'Amérique latine, il représente la fin du tournant à gauche qui avait débuté avec l'élection d'Hugo Chavez en 1998. La plupart des pays du continent sont désormais passés à droite. 
Elle marque le retour d'un mouvement politique, l'action intégraliste brésilienne, un parti fasciste des années trente qui se montrait très admiratif envers Mussolini et Hitler. Ce courant a été éliminé politiquement par Getulio Vargas, que ses sympathisants surnommaient le "père des pauvres" et qui a gouverné le Brésil à deux reprises, entre 1930 et 1954.  

Il y a trois emplois du mot "peuple" propres à trois traditions différentes : la tradition populiste, la tradition fasciste et la tradition nationaliste. Pour le populisme, le peuple, ce sont les citoyens qui décident. Pour le nationalisme, le peuple est la nation, la nation unifiée par son appartenance à la même ethnie. Dans le fascisme, le peuple est incarné tout entier dans la personne du chef. Le populisme a pour ambition de renouveler la démocratie de l'intérieur en représentant tous ceux qui sont exclus par la démocratie en place. Mais il peut tout à fait se transformer en fascisme. L’Italien Alessandro Baricco nous livre son regard sur le populisme, ce phénomène politique qui, partout ou presque, gagne du terrain. De Donald Trump à Jair Bolsonaro en passant par Boris Johnson, plusieurs de ses incarnations ont réussi à se frayer un chemin à la tête d’États démocratiques. Et si ses propres intrigues ont fini par éloigner Matteo Salvini des allées du pouvoir italien, sa côte de popularité demeure élevée. En outre, même quand ils ne gouvernent pas, comme en France, les populistes pèsent lourdement sur la vie et les pratiques politiques.
 Un certain pacte entre les élites et le peuple s’est rompu, si bien que le peuple a choisi de se débrouiller seul. Ce n’est pas vraiment une insurrection, pas encore. C’est une suite implacable de refus, de réactions brusques, de défis apparents au bon sens, voire à la raison. De façon obsédante, les gens continuent – en votant ou en descendant dans la rue – d’envoyer un message très clair : ils exigent que l’Histoire retienne la faillite des élites et que celles-ci soient condamnées à se retirer. Alexandro Barrico
LAURENT JOFFRIN

vendredi 6 décembre 2019

SNCF, RATP, EDF... Les incroyables avantages des régimes spéciaux de retraite



Certains secteurs d’activité ont fait de leur système de retraite un pilier intouchable. Âge de départ précoce, faible taux de cotisation ou niveau de pension élevé… Aux frais du contribuable et malgré les réformes. Niveau de pensions, subventions publiques... Les agents de la RATP, de la SNCF et d’EDF conservent de solides avantages en matière de retraites  Les subventions à la charge de l’Etat ne cessent de s’alourdir, notamment celles allouées aux cheminots : 3,4 milliards d’euros, dans le budget 2020, soit 64% des pensions versées. Certes, ce montant sert à compenser le déséquilibre démographique, du fait notamment de la baisse des effectifs enregistrée depuis plusieurs dizaines d’années au sein de la SNCF. Mais il vient aussi combler l’âge précoce de départ à la retraite des cheminots.  Les précédentes réformes, celles de 2008, 2010 et 2014, avaient vocation à aligner le régime spécial des cheminots (comme celui des agents de la RATP et d’EDF-GDF) sur celui de la fonction publique. D’abord en modifiant la durée de cotisation (passée progressivement de 150 à 172 trimestres), puis en faisant reculer petit à petit de deux ans l’âge plancher de départ à la retraite. A 52 ans contre 50 ans pour un conducteur de train et 57 ans contre 55 pour les autres agents, dits "sédentaires".  Ainsi, en 2017, l’âge moyen de départ à la retraite des conducteurs ayant effectué une carrière complète est de 53,7 ans; celui des sédentaires, de 58,2 ans. Mais toujours en décalage avec ceux des fonctionnaires de l’Etat (61,1 ans) et des salariés du privé (62,5 ans). Les cheminots jouissent d'un régime spécial de retraites bien plus avantageux que celui auquel sont soumis les salariés du privé. Leur taux de cotisations salariales de retraite est inférieur à celui des salariés du domaine privé (9,1 % en janvier 2019, contre 11,3 %). Et c'est sans compter sur le fait que de nombreux agents prennent leur retraite bien plus tôt que les travailleurs du privé alors que leur espérance de vie est sensiblement la même. Les agents de conduite nés avant 1962, et certains nés avant 1967, peuvent prendre leur retraite à taux plein à 50 et 55 ans A titre de comparaison, l’âge moyen de départ à la retraite est de 59,2 ans dans la fonction publique hospitalière, de 61,6 ans dans les collectivités territoriales, de 61,3 ans pour les fonctionnaires civils de l’État et de 63 ans ans pour régime général. « Des écarts entre les différents régimes qui ne reflètent pas des différences manifestes d’espérance de vie à 60 ans et se traduisent ainsi par des écarts du même ordre pour les durées passées à la retraite »

Le niveau moyen de pension de retraite des cheminots est également plus élevé que dans le secteur privé. Il correspond à taux plein à 75 % du salaire des six derniers mois d'activité de l'agent, contre un taux plein de 50 % sur le salaire moyen des 25 meilleures années pour les salariés du privé. Ces derniers bénéficient toutefois d'une retraite complémentaire portant ce taux à environ 75 % du salaire. En moyenne, la pension brute moyenne en équivalent carrière complète des agents partis à la retraite en 2017 est de 2 636 euros par mois à la SNCF. Si c’est plus que les 1 804 euros des retraités des collectivités territoriales, c’est bien moins que les 3 705 euros mensuels des retraités de la RATP.
Les cheminots travaillent-ils alors plus que les salariés du privé ? Pas vraiment. Même si les personnels roulants et certaines autres catégories d'emplois travaillent souvent en horaires décalés, dimanche et jours fériés inclus, la durée annuelle du travail à temps complet des salariés sédentaires de l'entreprise ferroviaire est relativement proche de celle des fonctionnaires, et donc moins importante que la durée de travail des employés du secteur privé : entre 1.568 et 1.589 heures par an, contre 1.708 heures dans le privé. Une catégorie de cheminots bénéficie d'une durée annuelle de travail à temps complet encore un peu plus faible : il s'agit des conducteurs de trains (1.409 h).

mardi 3 décembre 2019


Échanges de noms d’oiseaux et propos furibards : l’Otan, la plus grande alliance militaire au monde, a donné le ridicule spectacle, mardi à Londres, de dirigeants divisés. Le vacarme, déclenché par les propos de Macron sur « la mort cérébrale » de l’alliance, a empêché de répondre aux questions de fond sur l’avenir d’une organisation obsolète, inutile, voire toxique.

Il y a l’art d’enfoncer les portes ouvertes. Emmanuel Macron l’avait fait, non sans talent, il y a un mois, en déclarant dans un entretien à l’hebdomadaire britannique The Economist 
« Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan. » Il faut « clarifier maintenant quelles sont les finalités stratégiques de l’Otan », ajoutait le président français, citant à titre d’exemple : « Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’Otan et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’Otan, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination. »
Le président ne faisait là que reprendre un constat largement partagé depuis un quart de siècle par tous ceux qui s’interrogent sur l’utilité d’une alliance militaire – la plus grande au monde – rendue obsolète par l’effondrement du camp soviétique et la dissolution du pacte de Varsovie le 1er juillet 1991. La « mort cérébrale » de l’Otan est actée de longue date, tout comme le fait que cette organisation demeure entièrement dans les mains du commandement militaire américain, qui est le seul décisionnaire. La sortie du président français n’a fait que déclencher une foire d’empoigne. Son homologue turc Recep Tayyip Erdogan a répliqué dès ce week-end en ironisant sur « l’état de mort cérébrale de Macron ». Puis est arrivé ce mardi matin Donald Trump, armé de quelques propos chocs. Trump a déclaré être « très surpris » par la déclaration « très dangereuse » de Macron et de son jugement « très insultant » et « très très méchant »Au passage, il a souligné que la France a « un taux de chômage très élevé » et « ne va pas du tout économiquement »« Jugement intempestif », avait déjà dit Angela Merkel. « Irresponsable », avait estimé le pouvoir polonais.
À l’Élysée, on se satisfaisait de faire enfin « bouger les lignes ». Le problème est que, sur le fond, rien n’a bougé et ne devrait pas bouger tant Emmanuel Macron se trouve isolé. Pays baltes, Pologne, Hongrie, Roumanie se méfient au plus haut point d’une défense européenne poussée par la France et l’Allemagne, et entendent rester dans une organisation dominée par les États-Unis. Il n’est pas plus question pour ces pays de s’engager dans un nouveau dialogue avec la Russie.
Il y a plusieurs années, un grand diplomate français, Gabriel Robin expliquait en ces termes son rejet de l’Otan : « L’Otan pollue le paysage international dans toutes les dimensions. Elle complique la construction de l’Europe. Elle complique les rapports avec l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe – ndlr]. Elle complique les rapports avec la Russie, ce qui n’est pas négligeable. […] Par conséquent, je ne vois pas très bien ce qu’un pays comme la France peut espérer de l’Otan, une organisation inutile et nuisible, sinon qu’elle disparaisse. » Pour Régis Debray, de tous ces arguments, l’un d’eux reste très actuel tant il percute le discours d’Emmanuel Macron et de ses ministres des affaires étrangères et de la défense : Le « pilier européen » ou un « état-major européen au sein de l’Otan » est « une fumisterie ». Si l’on oublie les habituels thuriféraires de l’alliance atlantique, d’autres soutiennent encore l’Otan comme l’un des rares systèmes multilatéraux de sécurité encore existants. Au moins l’Otan évite-t-elle des conflits entre ses pays membres (Europe, États-Unis, Canada), soulignent-ils. Ces derniers mois viennent justement de démontrer le contraire. C’est, par exemple, la dénonciation par l’administration Trump du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Cette décision, prise sans concertation avec les Européens, et qui a entraîné la dénonciation du traité FNI par la Russie, transforme à nouveau l’Europe en potentiel champ de bataille nucléaire. L’attaque menée par la Turquie, membre de l’Otan, contre les Kurdes en Syrie, autres alliés de l’Otan… Les protestations américaines, françaises, européennes n’y ont rien fait. Et Erdogan a menacé de bloquer des programmes de défense de certains pays d’Europe centrale avec l’Otan, pays baltes en tête, s’ils ne reconnaissaient pas comme « terroristes » les combattants kurdes syriens. Bien d’autres exemples (achat de systèmes d’armes, programmes d’armement, tensions dans les Balkans) démontrent que l’Otan n’est plus à même de garantir l’unité de ses membres sur des questions stratégiques importantes. Les menaces répétées de Trump contre l’organisation achèvent de déstabiliser l’institution. C’est dire qu’au-delà des invectives, il est plus que temps de définir un « après-Otan » à même de garantir la sécurité
Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), estime désormais « qu’il faut que nous, Européens, nous nous préparions à la fin de l’Otan, car c’est un scénario suffisamment crédible, surtout si Donald Trump est réélu en 2020 »

vendredi 29 novembre 2019

L'OTAN était "en état de mort cérébrale"

En déclarant que l'OTAN était "en état de mort cérébrale", le Président de la République a osé briser un tabou, celui de la légitimité existentielle d'une organisation qui, depuis la fin de la guerre froide, mais surtout depuis ces dernières années, a perdu sa raison d'être». On ne peut que souscrire à ce jugement de l’association “Initiatives pour le désarmement nucléaire”. A la suite des déclarations justifiées du Président Macron dans The Economist le 7 novembre sur les graves dysfonctionnements de l'OTAN, on a assisté à une levée de boucliers dans le microcosme des milieux ultra-atlantistes.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a jugé vendredi son homologue français Emmanuel Macron en "état de mort cérébrale", amplifiant la crise entre ces deux pays clé de l'Otan à quelques jours d'un sommet de l'Alliance.
Reprenant les déclarations du président français qui avait estimé l'Otan en état de "mort cérébrale" et avait appelé à revoir la stratégie de l'Alliance, le chef de l'Etat turc s'est livré à une véhémente charge. "Ces déclarations ne siéent qu'à ceux dans ton genre qui sont en état de mort cérébrale", a-t-il lancé dans un discours à Istanbul. Lequel attend maintenant avec fébrilité que, au sommet de Londres du 4 décembre 2019, la France capitule et rentre dans le rang. 
Ce serait pourtant une faute historique pour notre pays. Il y a quatre raisons fondamentales de ne pas céder, et de choisir le 4 décembre la résistance plutôt que la résignation.
1/La première, et la plus récente, c'est la manière indigne dont l'OTAN s'est lavée les mains en octobre 2019 de l'agression perpétrée par l'armée turque, la seconde de l'OTAN par le nombre, contre les Kurdes de Syrie. Après les désastres des interventions de l'OTAN en Serbie en 1999 (création du Kossovo après des mois de bombardements aériens) et en Lybie en 2012, l'intervention turque au Nord Est de la Syrie en 2019 est un nouveau dysfonctionnement grave de l'OTAN, car cette agression n'a à aucun moment été condamnée ni par le Secrétaire général Stoltenberg ni par les autres organes de l’Alliance. Tout a été dit par le Président français sur cet épisode affligeant. On peut simplement ajouter que, à défaut d’exclure la Turquie de l’organisation, l’OTAN devrait à tout le moins mettre un terme au stockage sous l’égide de l’OTAN de bombes nucléaires américaines sur le sol de la Turquie.
2/ Le deuxième problème fondamental de l’Alliance est que l’appartenance à l'OTAN, organisation étroitement dépendante des Etats-Unis, de 22 sur 28 pays membres de l’Union Européenne n’est pas compatible avec l’affirmation de la "souveraineté européenne" en matière de défense souhaitée par le Président Macron.
Lors du référendum de 1992 sur l’Union européenne et le Traité de Maastricht, nul ne pouvait imaginer que ce grand projet de Mitterrand et Kohl pour la Paix allait être dévoyé, à partir de 1998, par le projet géopolitique américain de prendre le contrôle de fait de la politique de défense et de sécurité commune européenne. Ceci grâce à l’élargissement simultané de l’Union Européenne et de l’OTAN aux pays de l’Est de l’Europe, et grâce aussi à la décision lourde de conséquences du Président Sarkozy d’abandonner en 2008 la position stratégique gaulliste de refus de participation au commandement militaire intégré de l’OTAN. A partir du moment où 22 des 28 pays de l’UE, dont la France, devenaient membres à part entière de l’OTAN, l’esprit initial de Maastricht était trahi car “l’Europe pour la Paix” allait inévitablement être contrariée par l’ingérence des Etats-Unis, avec leurs objectifs géopolitiques propres, dans la politique européenne de défense et de sécurité commune. Pour revenir à l’Europe de la Paix dessinée en 1992, il n’y a pas d’autre voie que de mettre fin à l’imbrication actuelle entre l’OTAN et l’Union Européenne, ce qui supposerait la sortie de l’OTAN des 22 pays de l’Union européenne qui en sont membres. Il serait en effet incohérent de conduire les Français dans l’aventure d’une “défense européenne” tout en maintenant dans le commandement intégré de l’OTAN - sous direction américaine - 80 % des pays de l’Union Européenne.
L'idée des dirigeants allemands actuels de la "complémentarité OTAN/UE", c’est à dire l'idée de faire de l'OTAN la "pierre angulaire" de la politique européenne de défense et de sécurité commune, est directement contraire à toute notion de "souveraineté européenne". Cette idée apparaît comme un leurre si l’on se rappelle que au sein de l’OTAN le Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) est toujours un général américain.
Il faut avoir la lucidité de reconnaitre la divergence d'intérêt qui s'approfondit  entre la France et l'Allemagne sur la question de l'OTAN .Le concept géopolitique porté par le trio Von Der Leyen/Merkel/Kramp-Karrenbauer consiste en un élargissement massif de l'UE et de l'OTAN à l'Est de l'Europe sous le parapluie américain.Une forme nouvelle de la pulsion historique du "Drang nach Osten", qui va conduire de façon certaine dans quelques années, si la Macédoine,la Bosnie-Herzégovine, le Kossovo, l'Ukraine et la Géorgie devenaient membres de l'OTAN, à la confrontation avec la Russie, souhaitée par le "deep state" à Washington et donc par la technostructure de l'OTAN. Cet expansionnisme à l'Est de l'Union européenne se fait sous le parapluie nucléaire américain, avec lequel les allemands sont familiarisés du fait de la présence sur leur sol d'armes nucléaires tactiques américaines (bombes nucléaires B61) destinées à être en cas de guerre larguées par des avions de la Luftwaffe sous l'égide de l'OTAN. Par ailleurs la  CDU vient de se fixer l'objectif d'atteindre à terme les 2% du PIB de dépenses militaires ,soit un énorme budget de 80 MDS d'euros par an, qui conduirait à une remilitarisation de l'Allemagne contraire aux aspirations actuellement pacifiques de sa population.
La France n'a aucun intérêt à endosser ce concept géopolitique allemand. Elle a sa force de frappe nucléaire indépendante. Elle se méfie de l'élargissement de l'UE et de l'OTAN à marche forcée à l'Est.Elle souhaiterait une défense européenne indépendante des Etats-Unis, qui ont actuellement le contrôle total de l'OTAN.
Il n'y a pas donc pas aujourd'hui de "couple franco-allemand" sur les questions de défense et de sécurité. Il y a deux Nations dont les intérêts divergent. L'Allemagne accepte son alignement strict sur les Etats-Unis dans l'OTAN pour soutenir son expansion à l'Est , tandis que la France, elle, n'a pas renoncé à être une puissance d'équilibre, son intérêt étant de revenir à la position gaulliste de non alignement, seule conforme à la vocation universelle du pays de la déclaration des droits de l'Homme.
3/ Le troisième problème majeur posé à la France par  l'OTAN, c'est que cette dernière est une Alliance nucléaire. Une Alliance nucléaire floue et dangereuse. 
L’OTAN se veut une alliance nucléaire, dont la sécurité collective est garantie d’une part par des forces nucléaires stratégiques, c’est à dire les armes de grande puissance délivrées par des vecteurs à moyenne ou longue portée, et d’autre part par des armes nucléaires tactiques, c’est à dire les armes à plus courte portée  destinées à un usage sur le champ de bataille.
 -Du côté des armes nucléaires stratégiques, le communiqué du dernier sommet de l’OTAN à Bruxelles le 12 juillet 2018 indique : “Les forces stratégiques de l'Alliance, et en particulier celles des États-Unis, sont la garantie suprême de la sécurité des Alliés. Les forces nucléaires stratégiques indépendantes du Royaume-Uni et de la France ont un rôle de dissuasion propre et contribuent de manière significative à la sécurité globale de l'Alliance.” ( Fin de citation: les mots “de manière significative” ont été rajoutés en 2018 par rapport au langage du sommet précédent).
Ce communiqué semble indiquer que les forces nucléaires stratégiques française et britannique contribuent à la garantie suprême de la sécurité collective des 29 alliés, ce qui semble en contradiction avec le fait que, lorsque la France a décidé en 2008 de rejoindre le commandement intégré de l’OTAN, elle l’a fait à l’exclusion du Comité des plans nucléaires dont la France, pour démontrer l’indépendance de sa force de frappe, n’a pas souhaité faire partie. Il y a là une ambiguïté que l’association "Initiatives pour le désarmement nucléaire" avait soulevée dés le lendemain de ce sommet en 2018, sans recevoir de réponse publique. Cette ambiguïté mériterait d’être levée. Pour cela, la France devrait, au sommet de décembre 2019 à Londres, rappeler de la façon la plus nette qu’elle ne fait pas partie de l’Alliance nucléaire de l’OTAN puisqu’elle ne participe pas au Comité des plans nucléaires. Une telle clarification est indispensable pour éviter à notre pays d' être un jour la victime collatérale d’éventuelles aventures nucléaires des néo- conservateurs américains, qui ont le de facto le contrôle de cette alliance nucléaire qu'est l'OTAN.
-Du côté des armes nucléaires tactiques, armes à plus courte portée et à plus faible puissance, des armes nucléaires tactiques américaines sont actuellement déployées à l’avant en Europe dans des bases situées dans 5 pays sous l'égide de l'OTAN: Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie. Il s’agit de bombes nucléaires B 61 qui seraient lâchées en cas de guerre depuis des avions appartenant à ces 5 pays. Ces armes inutiles, dangereuses pour la sécurité des Européens et présentant des risques en termes de prolifération, auraient dû depuis longtemps être retirées du sol européen, comme de nombreux experts français le recommandaient.
-S'agissant des armes nucléaires de portée intermédiaire, la dénonciation annoncée le 1er février 2019 par le Président Trump, puis par le Président russe, du traité INF de 1987 a de façon irresponsable levé l’interdiction de déployer en Europe des armes nucléaires de portée intermédiaire lancées du solCertes au sein de l’OTAN on peut espérer que des pays comme l’Allemagne, se souvenant de la crise des Euromissiles des années 80, refuseront le déploiement de nouveaux missiles nucléaires américains avec base à terre sur leur sol. En revanche les pays les plus belliqueux et russophobes de l’Alliance tels que la Pologne la Roumanie ou les trois États baltes pourraient favoriser un tel déploiement, créant de graves risques nucléaires aux frontières orientales de l’Union européenne.
L’OTAN a joué un rôle néfaste dans cette affaire en publiant le 1er février 2019 une déclaration du Conseil de l’Atlantique Nord (regroupant les Ministres des Affaires Étrangères de l’Alliance) soutenant unanimement  la dénonciation du Traité INF par les Etats-Unis. Alors que le Président Macron avait initialement exprimé ses fortes réserves sur cette dénonciation , la technostructure de l'OTAN n'a pas sérieusement tenté de préserver ce traité très important et elle n'a fait que relayer la position des Etats-Unis. Contrairement à l'affirmation de M.Stoltenberg dans une récente interview au Figaro selon laquelle l'OTAN "protège près d'un milliard de personnes", la réalité est que l 'OTAN les expose plus qu'elle ne les protège, notamment en soutenant aveuglément la relance par les États-Unis de la course aux armements. Pour toutes ces raisons, il serait sage pour notre pays de s’éloigner de cette alliance nucléaire dangereuse, dont le leadership américain actuel accroit encore la dangerosité compte tenu de sa nouvelle doctrine d’ emploi des armes nucléaires (Nuclear posture review), publiée en 2018, qui n'exclut plus, pour défendre les intérêts vitaux des États-Unis, l’utilisation d’armes nucléaires en réponse à des attaques non nucléaires.
4/ Le quatrième problème majeur posé à la France par la posture actuelle de l'OTAN concerne la question de l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN et la question de la Crimée . Le Président Macron ne ménage pas ses efforts depuis quelques mois pour essayer de réduire les risques de confrontation russo-ukrainienne. La réunion qu'il a convoquée à Paris le 9 décembre en format Normandie 4 sur le Donbass en est l'illustration. Mais il a affaire à un ensemble de forces qui agissent dans le sens contraire et exacerbent les tensions. Le détonateur d’une confrontation en Europe pourrait être à l’avenir le lancement du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Le Secrétaire général de l’OTAN, adepte  de la politique dite de "la porte ouverte de l'OTAN à l'Ukraine", a reçu en Novembre 2018 le Président du Parlement ukrainien, le nationaliste A. Parubyi. Ce dernier, après cette visite , réussi à faire inscrire dans la Constitution ukrainienne en janvier 2019 le principe de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Jens Stoltenberg a par ailleurs lancé en avril 2019 de grandes manœuvres navales de l’OTAN en Mer Noire, manœuvres conjointes  avec l’Ukraine et la Géorgie, signalant ainsi  que l’Ukraine et la Géorgie sont dans l’antichambre de l’OTAN. Alors que l'adhésion de l’Ukraine à l’OTAN progresse sans bruit,  il est temps pour la France de s’opposer à ce processus, comme Emmanuel Macron s’y était engagé devant les Français avant son élection dans sa plateforme présidentielle de 2017. Il serait en effet peu judicieux pour la France de laisser prospérer ce dossier d’adhésion car une fois l’Ukraine dans l’OTAN, la France constaterait qu’elle est engagée par l‘article 5 du traité de l’OTAN à soutenir militairement l’Ukraine en cas de conflit russo-ukrainien.
Les pays du G7 ont , à la suite de l' incident du Détroit de Kerch, durci leur position sur la Crimée. Le 30 novembre 2018, les Ministres des Affaires étrangères du G7, ont déclaré: "Nous ne reconnaissons pas, et nous ne reconnaitrons jamais, l‘annexion de la Crimée”. En donnant un caractère éternel à leur position par l’introduction du mot “jamais”, les pays du G7 se prononçaient  pour la rétrocession par la Russie de la Crimée à l’Ukraine. Le 31 octobre 2019, le Secrétariat général de l’OTAN a saisi l'occasion de  la commission Ukraine-OTAN pour évoquer  dans le communiqué de cette réunion “le retour de la Crimée sous contrôle ukrainien”, en paraissant ignorer que ce dossier fait partie de ceux qui peuvent conduire à la troisième guerre mondiale.
L’adhésion de l’Ukraine à l'OTAN élèverait le risque du scénario catastrophe d’une guerre pour la Crimée entre l'OTAN et l’Ukraine d’une part, la Russie d’autre part, avec implication de la France dans une guerre qui n'est pas la sienne.La sortie de l'OTAN est le seul moyen d'éviter à notre pays d'être entrainé dans les enchainements belliqueux d'une alliance contrôlée de Washington, sur laquelle il n’a que peu de prise. Au sommet de l’OTAN du 4 décembre 2019, la France va devoir continuer à faire entendre la voix de la raison sur la question de l’OTAN, comme elle a commencé à le faire le 7 novembre , sans craindre les critiques superficielles sur le “risque d’isolement” ou de “crisper nos alliés”. Seule la France est en position d’arrêter la marche actuelle des somnambules de l’OTAN vers la confrontation à l’Est de l’Europe.

lundi 11 novembre 2019

Seul, dans le secret de ton cœur, tu as honte « Camarade » ?

Nathalie Bianco
Alors, Jean-Luc, comment ça va ?

Tu permets que je te tutoie, Camarade. Après tout « camarade » nous l’avons été, nous « peuple de gauche » et même si ce n’était plus trop le cas depuis longtemps, je continuais à nourrir une certaine forme de tendresse pour toi. Un peu comme avec un ex que l’on n’arrive pas à détester complètement et qu’on regarde toujours avec une pointe de nostalgie, même si on sait que c’est bel et bien terminé.
Il faut dire que tu as su m’en donner des frissons... Ton magnifique discours lors de l’enterrement de ton ami Charb vois-tu encore aujourd’hui je ne peux y repenser sans pleurer.
Et donc, alors, Camarade, c’était comment cette manifestation ? Raconte. Tu étais à l’aise au milieu des pires entrepreneurs identitaires et des intégristes ? Tu as serré des paluches ? J’ai vu qu’il y avait dans la manif des jeunes enfants à qui on a fait porter une étoile jaune. Tu as trouvé ça mignon qu’on compare le sort réservé aux enfants juifs séparés de leurs parents, déportés, exécutés, gazés à celui des enfants de confession musulmane qui ont à subir… quoi en fait ? Concrètement ?
Et Madjid Messaoudene, tu l’as vu alors ? Il est sympa ? T’as fait un selfie ? Tu sais ce grand type rigolo, élu de Saint Denis qui, au lendemain de la tuerie de Toulouse tweetait en rafale des blagues et des jeux de mots sur Mohamed Merah (je n’oublie pas merah cine / qu’est ce que tu merah-conte etc). Mort de rire. Enfin mort oui, surtout les enfants de l’école maternelle.
Bon, et à part ça… Il y avait du beau monde ? Tu l’as vu Nader Abou Anas ? Mais si enfin, le salafiste qui dit qu’une femme doit être obéissante à son mari et qu’elle ne doit sortir de chez elle qu’avec sa permission ! Il était là ?
Et l’autre, tu sais le rigolo, qui explique aux enfants qu’ils vont finir en cochon s’ils écoutent de la musique il est venu aussi ? Celui qui dit dans ses prêches qu’une femme non voilée n’a pas de pudeur et pas d’honneur et qu’elle ne doit pas s’étonner de subir des agressions tu vois de qui je parle ?
Et les gens de l’association « participation et spiritualité musulmane", tu les as croisés ? Mais si souviens-toi, les homophobes, les anti-avortements excités de la « Manif pour Tous » les potes de CIVITAS quoi. Ça y’est tu les remets ? Ils devaient être tout près des pancartes demandant l’abrogation des lois de 2004.
N’empêche, ça a dû te faire drôle, toi le progressiste, le laïque passionné, l’universaliste, toi qui expliquais en 2010 que les femmes voilées se stigmatisaient toutes seules, toi qui récusais le terme même d’islamophobie en défendant le droit à critiquer les religions, toi qui déplorais en 2018 que la religion devienne de plus en plus ostentatoire dans notre société…
Alors dis-moi Camarade, ça t’a fait quoi quand Marwan Muhamad, du CCIF, l’officine officieuse des Frères musulmans a fait scander à la foule « allahou Akbar » ? ça t’a pas un peu terrifié d’écouter ce cri qui aura été le dernier qu’auront entendu tes amis de Charlie Hebdo juste avant de s’écrouler ?
Et quand ils ont fait huer le nom des opposants qui sont déjà menacés, Mohamed Sifaoui, Bouvet, Zineb etc qu’as-tu fais Jean luc ? Tu as tapé dans tes mains en rythme aussi ou tu t’es discrètement bouché les oreilles ?
Je voudrais juste savoir Camarade. J’ai besoin de comprendre.
Est-ce qu’il y a un moment, même fugace où le souvenir de Charb, de son poing crânement levé, de son sourire malicieux, de son testament « lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie » t’a glacé le sang ?
Est-ce que à un moment, t’est revenu le souvenir de tes mots, si beaux, si forts à l’enterrement de ton ami : « La mort est passée. Elle rôde encore autour de nous et nous sentons son souffle froid (…)Tremblants de peine et sidérés, nous sommes venus nous réchauffer une fois de plus auprès de lui. Car Charb tisonnait si bien pour nous la braise rouge ! Rouge ! Contre la cendre des convenances boursouflées et des certitudes aveuglées, nos rires étaient ses incendies du vieux monde! (…) Charb, tu as été assassiné comme tu le pressentais par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques religieux, crétins sanglants qui vocifèrent de tous temps. Charb, ils n’auront jamais le dernier mot tant qu’il s’en trouvera pour continuer notre inépuisable rébellion »
Je voudrais juste savoir Camarade. Ça fait quoi de renier ses valeurs dans l’espoir de glaner des voix communautaires ? ça fait quoi de trahir ses amis ?
Je voudrais juste savoir Camarade. Est-ce que ce soir, comme nous tu te prends la tête entre tes mains ? Est-ce que au moins, maintenant, tout seul, dans le secret de ton cœur, tu as honte « Camarade » ?

dimanche 10 novembre 2019

Macronisme et pauvreté LAURENT JOFFRIN

On entend souvent que les politiques ne servent à rien, que droite et gauche mènent des politiques identiques, que les gouvernements successifs finissent par se ressembler comme deux gouttes d’eau. Léger problème : les chiffres disent le contraire. Un chiffre, en tout cas, symbolique en ce jour dédié à la lutte mondiale contre la misère : le taux de pauvreté.
L’Insee vient de publier l’indicateur avancé qui mesure le nombre de Français, et souvent de Françaises, percevant moins de 1 050 euros par mois : il a augmenté en 2018 à 14,7%, pour un total de 9,3 millions de personnes, contre 14,3% en 2017.

Sur une plus longue période, le même indicateur a augmenté après la crise de 2008, pour décroître nettement de Sarkozy à Hollande et se stabiliser à ce niveau plus bas jusqu’en 2017 (malgré une croissance étique). Il remonte depuis l’élection d’Emmanuel Macron (alors que la croissance s’est améliorée). De la même manière, l’indice de Gini, qui exprime l’inégalité des revenus, s’est dégradé depuis 2017 (alors que la situation s’était améliorée de 2012 à 2017), principalement à cause des mesures fiscales prises en faveur des catégories les plus aisées. Comme on dit en anglais, et contrairement aux idées reçues, politics matter, la politique compte. Celle qui favorise les «premiers de cordée» pénalise les derniers : la corde est élastique et ils sont à la traîne.
Certes, ce gouvernement, qui n’est pas forcément dédié à l’écrasement des pauvres, a relevé certains minima sociaux. Mais il a raboté énergiquement d’autres prestations (en matière de logement notamment), ce qui débouche sur un solde négatif. Décidément le macronisme n’est pas un socialisme. Ce qui n’est pas étonnant : il a décrété que la distinction droite-gauche n’existait plus. Vieille idée qui émane en général de la droite.
Un coup d’œil sur l’évolution du taux de pauvreté à moyen terme permet de détecter au passage quelques vérités souvent oubliées. La France, qu’on décrit parfois comme une terre de misère, présente l’un des taux de pauvreté les plus bas d’Europe (et donc du monde), dans un groupe de pays égalitaires où l’on trouve le Danemark, la Norvège ou les Pays-Bas. L’alternance de gouvernements libéraux-colbertistes et sociaux-démocrates y est pour quelque chose. Politics matter.
On entend encore que le progrès n’existe plus, que le bien-être matériel stagne. Encore faux : le taux de pauvreté a été divisé par deux entre 1970 et 1990. Il évolue à un niveau bas depuis cette date, selon les politiques menées. C’est encore beaucoup trop, évidemment. Mais on a progressé…
Cette stagnation relative de l’indicateur depuis le début du siècle (avec les variations précitées, selon les politiques menées) s’explique pour l’essentiel par la faiblesse de la croissance. Les sympathiques partisans de la décroissance qu’on trouve dans les rangs des écologistes pourraient peut-être en tenir compte. Si, au lieu de croître lentement, le PIB commençait à diminuer rapidement, on ne voit pas très bien comment la pauvreté pourrait reculer. On peut consommer autrement, plus intelligemment, dans le respect de l’impératif écologique. Mais consommer moins quand on gagne 1 050 euros, est-ce une bonne idée ? Une aporie sur laquelle les avocats des «limites», également procureurs de la «croissance verte» gardent un silence pudique…
LAURENT JOFFRIN

jeudi 7 novembre 2019

« l’Otan est en état de mort cérébrale »


À l’issue du Conseil européen du 18 octobre, et alors que la Turquie venait de lancer une offensive contre les milices kurdes syriennes [YPG] après le recul des troupes américaines déployées dans le nord-est de la Syrie, le président Macron s’était interrogé sur le fonctionnement de l’Otan. « Ce que nous vivons actuellement, c’est la mort cérébrale de l’Otan » a en effet lâché M. Macron. Et à la question de savoir s’il croyait encore à la clause de défense collective que prévoit l’article 5 du Traité de l’Atlantique-Nord, il a répondu : « Je ne sais pas. » Et d’ajouter : « Mais que signifiera l’article 5 demain? ». Pour M. Macron, il est temps que « l’Europe se réveille » car elle se « trouve au bord du précipice. » Aussi, estime-t-il, elle « doit commencer à se penser stratégiquement en tant que puissance géopolitique » car sinon, nous ne « contrôlerons plus notre destin ». À noter que, en août 2018, le président français avait proposé d’instaurer une « clause de défense collective européenne » en modifiant l’article 42-7 du Traité sur l’Union européenne.                                              
Il faut « clarifier maintenant quelles sont les finalités stratégiques de l’Otan », a aussi affirmé le président Macron, tout en plaidant pour « muscler » l’Europe de la défense. « Le président Trump […] pose la question de l’Otan comme un projet commercial. Selon lui c’est un projet où les États-Unis assurent une forme d’ombrelle géopolitique, mais en contrepartie, il faut qu’il y ait une exclusivité commerciale, c’est un motif pour acheter américain. La France n’a pas signé pour ça », a encore lancé le président français, qui note que l’Europe fait maintenant face pour la première fois un chef de la Maison Blanche qui « ne partage pas notre idée du projet européen ».
À l’heure où le Vieux Continent est confronté « à la montée en puissance de la Chine ainsi qu’au virage autoritaire de la Russie et de la Turquie. » Et sans oublier le Brexit, qui contribue à fragiliser l’Union européenne. Un tel mélange toxique était « impensable il y a cinq ans », a dit M. Macron.
Et cette situation rend d’autant plus « essentiel d’une part, l’Europe de la défense – une Europe qui doit se doter d’une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire. Et d’autre part, rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie »


lundi 4 novembre 2019

Pourquoi la loi n'est-elle pas appliquée ?

PHILIPPE BILGER - MAGISTRAT HONORAIRE
On entend assez souvent dans les débats politiques et médiatiques des intervenants proposer, comme solution à tous les problèmes brûlants de notre société et de notre République, l'application rigoureuse des lois.
En général ils sont approuvés sur le principe mais évidemment les réalistes, les pessimistes lucides, leur rétorquent qu'en pratique ce n'est pas le cas. Et ils ont raison.
Qui peut croire par exemple à l'infinie répétition des promesses non tenues, par exemple l'engagement du président de la République d'aboutir à 100 % de reconduites à la frontière alors que nous en sommes à 10 % ? Les prédécesseurs d'Emmanuel Macron, de droite ou de gauche, nous ont donné les mêmes espérances avant que la quotidienneté du pouvoir ne les réduise à néant.
Pourquoi la loi n'est-elle pas appliquée en France ? Je ne fais pas référence aux diverses interprétations, dures ou indulgentes, de nos prescriptions mais au fait qu'en elles-mêmes, dans les domaines les plus sensibles de notre démocratie, elles restent lettre morte.
Quelqu'un a-t-il déjà vu verbaliser le port d'un voile intégral qui pourtant est interdit ?
Pas seulement dans des cités inflammables où le trafic de drogue prospère, où la police subit le pire quand elle ose, ce qui serait son devoir, s'y rendre et où une jeune femme qui s'aventurerait non voilée serait immédiatement menacée et contrainte d'épouser l'apparence musulmane prétendue obligatoire. Je n'ose imaginer ce qui adviendrait si conformément à la loi de la République les forces de l'ordre assumaient leurs obligations.
Nous aurions immédiatement des résistances, des violences, une émeute, la compassion médiatique et la démagogie politique. Le feu, quoi ! Et la cause serait entendue ! L'anomalie resterait la normalité et les cités de non droit des autarcies transgressives. L'Etat se cacherait sous la table démocratique, préférant toujours pour ces zones en sécession le confort lâche de l'abstention à la manifestation d'une autorité exemplaire mais difficile.
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Mais aussi dans des quartiers plus paisibles où le voile intégral est plus rare, telle une choquante exception, aucune interpellation.
On ne peut pas non plus éluder la particularité du tempérament français qui perçoit la loi comme une menace quand l'humus anglo-saxon l'appréhende telle une garantie. Sans doute cette conscience d'un ressentiment voire d'une indifférence à l'égard des décrets impératifs, n'est-elle pas pour rien dans la volonté défaillante de tous les pouvoirs à mettre en oeuvre leur application ?
Il y a par ailleurs une disposition perverse de la vie politique, sous toutes les latitudes, à considérer que le vote d'une loi constitue une action. Comme si on avait donné au peuple une nourriture à laquelle au demeurant il n'aspire pas - sauf évidemment quand il s'agit de complaire aux multiples revendications catégorielles qui le fracturent.
Aujourd'hui la contestation sociale semble être devenue à elle-même sa propre finalité. La loi est projetée dans l'espace démocratique et on entend le pouvoir se dire en quelque sorte : bon débarras, l'essentiel est accompli, pour son application, après moi le déluge !
Il y a là comme un culte de la prescription générale dont on pressent, au moment même où on l'édicte, les difficultés à l'inscrire dans le quotidien.
Ce qui représente, au fil des années, l'obstacle le plus profond pour une application rigoureuse de toutes les lois, tient au fait que l'éclatement intellectuel, social et politique de notre pays ne crée plus de consensus, de terreau favorable à l'élaboration d'une loi accueillie alors comme une évidence dont la nation aurait besoin. Par exemple la loi de 2004 sur l'interdiction des signes religieux dans les écoles publiques, à l'initiative de Jacques Chirac, a été ressentie comme un soulagement. Personne ne niait alors sa nécessité.
Derrière ces raisons multiples susceptibles d'expliquer pourquoi la loi n'est pas appliquée, ou si peu pour les lois difficiles qui sont souvent les plus fondamentales pour la paix publique et l'unité du pays, il y a ce vice capital de notre République, qui gangrène l'ensemble des fonctions et des activités de la France : régaliennes, judiciaires, universitaires, culturelles et médiatiques pour n'évoquer que celles dont le délitement surprend ou indigne l'opinion publique.
On a compris que je fais allusion au manque de courage qui à la fois est en déperdition sur le plan intime, dans les personnalités, et conduit à ne jamais oser assumer les conséquences des valeurs et des principes qu'on revendique pourtant comme légitimes.
Revenons à mon point central. Le port du voile intégral est interdit. Mais cela demeure formel et fait vaciller la confiance en un pouvoir qui nous conseille de ne pas nous inquiéter mais laisse nos angoisses s'amplifier. 
Je considère que ce qui vient de se dérouler à l'université de Bordeaux - le scandale d'une Sylviane Agacinski interdite d'expression - et à la Sorbonne où il a fallu suspendre un séminaire sur l’islam et la radicalisation parce que ç’aurait été stigmatiser les musulmans, représente un péril extrême, bien au-delà de l'intimidation répétitive et honteuse de ces syndicats étudiants auxquels le champ libre est laissé.
C'est notre démocratie, sa pensée, ses heureuses contradictions, l'infinie richesse de son pluralisme qui sont de plus en plus mises à mal.
Parce qu'on a trop peur de la force hostile et délétère de ceux qui violent la loi. Et que nous sommes gouvernés par des faibles et des inconséquents. Le président ne serait pas concerné par le voile dans l'espace public? C'est en effet une dérobade. Dénier sa compétence politique et son devoir d'implication relève en l'occurrence d'une volonté opportuniste de ne pas troubler un consensus fragile qui se briserait si Emmanuel Macron affirmait avec éclat ce qu'il persiste à nous laisser deviner.
Alors que rien de ce qui est humain ne doit être étranger au président de la République, rien de ce qui sourd du pays et l'angoisse, rien des obscurités troubles et équivoques qui surgissent du quotidien et justifient d'urgence une pédagogie de l'action.
Si le président descendait de son Aventin avec la pleine conscience d'une République en abandon et en délitement, certes il aurait le droit de demeurer Antigone mais avec la force, l'audace et l'efficacité d'un Créon.
On a besoin d'une présidence de vigilance.