lundi 11 juin 2018

The Art of the Deal,


Dès 1987, dans The Art of the Deal, son best-seller (qu’il n’a pas écrit), Trump théorisait sa méthode provocatrice.
La folie géniale, ou délirante peut amuser : lorsqu'elle ne met en cause l'équilibre mondial, 
le « fou » lâche des dangers à plusieurs facettes…





« En bref, la controverse vend, écrivait-il. [...] Les gens ne pensent pas toujours en grand pour eux-mêmes, mais ils sont quand même excités par ceux qui le font. C’est pour cela qu’un peu d’hyperbole n’est jamais un problème. Les gens veulent croire à des choses importantes, grandes, spectaculaires. J’appelle cela l’hyperbole véridique. C’est une forme d’exagération innocente, et une forme de promotion très efficace. »
Ses recettes n’ont pas changé. Trump est passé maître dans l’art de propager des mensonges avec naturel, presque avec candeur. Avant son entrée en politique, il fut ainsi un des plus actifs à relayer la théorie (fausse) selon laquelle Barack Obama ne serait pas né sur le sol américain. Pendant la campagne, il s’est distingué en relayant toutes sortes de théories conspirationnistes sur le 11-Septembre, la mort du juge réactionnaire de la Cour suprême Antonin Scalia ou l’assassinat de JFK.
Depuis qu’il est président, l’invective et le mensonge sont devenus ses premières armes. Le Washington Post tient le calcul des affirmations fausses du président Trump depuis son entrée en fonction : 3 521 en 500 jours. Sept par jour en moyenne. Sans compter les mensonges, contre-vérités ou approximations proférés chaque jour par les « voix »officielles de la Maison Blanche, à commencer par la porte-parole Sarah Sanders, devenue la bête noire des journalistes et des humoristes.
Ce feu roulant de propagande permet d’occuper le plus d’espace médiatique possible et d’occulter les récits gênants : l’affairisme de cette présidence, ses politiques réactionnaires, les multiples départs à la Maison Blanche et, bien sûr, la mise au jour progressive de liens entre le Kremlin et son équipe de campagne pour le faire élire.
Le New York Times a rapporté il y a quelques mois une anecdote parlante. Alors qu’il s’apprêtait à entrer à la Maison Blanche, Donald Trump a enjoint à ses collaborateurs de « penser chaque jour comme un show télévisé où il défait ses rivaux ». Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il suit scrupuleusement ses propres consignes.
La télévision de masse est son véritable écosystème. Trump, magnat de l’immobilier new-yorkais endetté jusqu’au cou (Mediapart avait raconté pendant la campagne présidentielle le fiasco de ses casinos d’Atlantic City), figure glamour et trash abonnée aux pages ragots des tabloïds, a même été ressuscité par la télé-réalité.
Le 8 janvier 2004, la chaîne NBC diffuse le premier épisode de The Apprentice, l’émission qui le rendra célèbre. Filmé dans sa limousine, avec en arrière-fond des images des gratte-ciels de Manhattan, Trump se présente : « Je suis Donald Trump, le plus grand développeur immobilier de New York. Je possède des immeubles dans toute la ville, des agences de mannequin, le concours Miss Univers, des compagnies aériennes, des golfs, des casinos. »
« Je suis devenu un maître de l’art du deal. J’ai fait du nom “Trump” une marque synonyme de grande qualité. » Tout le style du futur président est encapsulé dans les deux premières minutes.
Trump a aussi suivi les conseils de son gourou, l’idéologue d’extrême droite Steve Bannon : « inonder la zone de merde » (sic) pour submerger d’immondices les médias, « la vraie opposition », selon cet ancien directeur de campagne de Trump, théoricien d’une guerre culturelle totale contre les libéraux.
À la Maison Blanche, Trump passe son temps devant la télévision. Au moins quatre heures par jour, selon le New York Times, dès 5 h 30 du matin, parfois même alors qu’il est encore couché. Presque quotidiennement, il décoche une rafale de tweets matinaux censés diriger la conversation du jour.
Leur cible première est sa base, ces millions d’électeurs, pas tous d’extrême droite, qui applaudissent chacun de ses coups d’éclat. Trump est leur porte-parole. Il les venge contre l’« establishment », les « politiciens » traditionnels et la grande bascule démographique en cours aux États-Unis qui les effraie.
Le feuilleton coréen a été un fil narratif puissant de sa présidence. Tout comme le rejet du « terrible » deal nucléaire iranien – que Trump a dénoncé il y a un mois –, une de ses obsessions de campagne. 
Les « guerres commerciales » engagées avec l’Europe, le Canada et la Chine constituent un autre pilier du récit présidentiel. Trump a sans cesse besoin d’ennemis. Si besoin, il se dépêche de les inventer. C’est la logique des brutes de cours de récré : l’ami de la veille peut devenir le souffre-douleur. Emmanuel Macron, pour l’instant cajolé par Donald Trump, est prévenu…
La plupart des histoires trumpiennes concernent toutefois des sujets américains. Ses cibles sont souvent les mêmes : la presse, qui multiplie les scoops dont le commun des mortels a depuis longtemps perdu le fil, Hillary Clinton et les démocrates, le FBI qui enquête sur lui… ou encore son propre ministre de la justice, Jeff Sessions, un ultra-droitier auquel Trump reproche de ne pas le protéger assez contre la curiosité du procureur spécial Robert Mueller, qui enquête sur les liens entre la campagne de Trump et la Russie pendant la présidentielle de 2016.
Dès qu’il le peut, Trump se met ainsi en scène comme victime d’une « chasse aux sorcières », la « plus grande de l’histoire », dit-il, dirigée contre lui et son administration par l’« État profond ». Récemment, Trump lui-même a accrédité l’hypothèse d’un « espion » du FBI infiltré dans sa campagne, une affirmation démentie par certains de ses plus fidèles soutiens.
Il a annoncé des mesures individuelles de grâce présidentielle pour signaler à ses proches inquiétés par la justice qu’il pourra leur venir en aide le jour venu. Au mépris de l’esprit de la Constitution, il a même laissé entendre qu’il pourrait se gracier lui-même s’il était mis en cause… 
Tout est bon pour discréditer cette enquête tentaculaire dans laquelle quatre de ses anciens collaborateurs ont été inculpés. L’enquête n’est pas terminée et il reste d’immenses zones d’ombre. Mais comme le rappelle David Corn, journaliste du site d’investigation Mother Jones, des faits gravissimes sont déjà établis.
« En 2016, écrit-il, le régime de Vladimir Poutine a monté une guerre de l’information contre les États-Unis, en partie pour aider Donald Trump à devenir président. Alors que cette attaque était en cours, l’équipe Trump a tenté de conspirer avec Moscou, a tenté d’installer un canal de communication secret avec le bureau de Poutine et n’a cessé de nier publiquement l’attaque en cours, offrant une couverture à l’opération russe. […] Les preuves sont solides comme la pierre : ils ont commis un véritable acte de trahison. Voilà le scandale. » « Le plus grand » de l’histoire américaine, assure Corn, qui s’inquiète que le « flot des révélations », les ramifications multiples de cette enquête tentaculaire et ses méandres complexes ne profitent finalement à Trump et à ses récits simplistes…
Trump prend aussi soin d’alimenter des polémiques qui clivent la société américaine et résonnent aux oreilles de ses électeurs. Depuis plus d’un an, il alimente ainsi une guerre quasi-quotidienne contre les joueurs de football de la NFL, la plupart noirs, qu’il accuse de trahison nationale pour s’être agenouillés dans les stades lors de l’hymne américain, en guise de protestation contre les violences policières. Trump a aussi désigné à la vindicte populaire une « caravane » de migrants accusés de vouloir entrer illégalement aux États-Unis : originaires d’Amérique centrale, ils ne font en réalité que solliciter l’asile, conformément au droit international…
Depuis quelques semaines, comme David Corn ou le critique des médias Jay Rosen, des journalistes et essayistes américains s’inquiètent. Et si Donald Trump, le roi de l’esbroufe et de la diversion, était en train de gagner pour de bon la guerre de l’information ?
« Nous sommes en train de perdre l’habitude, et peut-être la capacité, de distinguer la réalité du vide, s’inquiète dans le New Yorker l’essayiste américano-russe Masha Gessen. Nous avons oublié ce qui s’est passé il y a un mois. Si nous détournons l’attention une journée, nous ratons des informations énormes, que nous aurons pourtant oubliées dans une semaine. Nous vivons dans un triathlon sans fin : lire, en discuter, paniquer. »

« Trump est fou comme un renard », s’inquiète Seymour Hersch, monument du journalisme américain qui publie ces jours-ci ses mémoires. Dérangé, sans doute, mais aussi très malin« Peu importent les mensonges qu’il profère, CNN, MSNBC et Fox se mettent en mode “breaking news”. Rien n’est vérifié, tout est pris pour argent comptant. »
Lassés de ce brouhaha où il devient de plus en plus difficile de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de nombreux Américains risquent de détourner les yeux et de se désintéresser de l’actualité, y compris des informations qui importent, s’alarme Jay Rosen, professeur de journalisme à la New York University.
Bien sûr, les shows télévisés, même les meilleurs, ne sont pas éternels. La « Trump Fiction » prendra fin un jour. Il est probable, juge Masha Gessen, qu’on découvre alors combien Donald Trump a durablement érodé le débat public. « Le discours politique était en crise avant lui, écrit-elle. Avec lui, il approche de sa destruction complète. »