Insurgé visionnaire de l’extrême droite,
contempteur de l’« establishment » de Washington
et génie de l’entrisme passé par Goldman Sachs,
Hollywood et les médias,
Stephen Bannon est aujourd’hui le principal
conseiller de Donald Trump.
Le nouveau chaos américain, c’est lui.
Le début de la déroute ou une simple pause dans la marche de
Trump vers le pouvoir inique et absolu ? En statuant pour la
suspension au niveau national du décret présidentiel du 27 janvier interdisant
l’entrée des États-Unis aux ressortissants de sept pays musulmans décrits comme
des dangers potentiels pour la sécurité nationale, un juge fédéral de l’État de
Washington, James Robert, nommé par le président républicain George W. Bush, a
rendu son éclat à la Constitution américaine, bafouée par une mesure de discrimination
religieuse patente.
Alors que le département de
la justice et Donald Trump, en weekend dans son palais de Mar-a-Lago en
Floride, tentent de faire annuler cet affront à la présidence, plus de la
moitié des Américains, déboussolés depuis l’investiture, trouvent enfin dans ce
répit le temps de redécouvrir le poids véritable de leurs institutions.
Dans le chaos, une photo peut offrir un point de repère,
d’autant plus terrifiante qu’elle résume à elle seule le jeu des acteurs de la
comédie au pouvoir. Elle a été prise le samedi 28 janvier, entre 17 h et 17 h
30, dans le Bureau ovale, au moment même où des milliers de manifestants
commençaient à assiéger les aéroports ou à se rassembler devant la Maison
Blanche pour protester contre le décret anti-immigration et anti-musulmans du
nouvel exécutif, et quelques minutes avant que Donald Trump, patron de la
première puissance occidentale, ne raccroche le téléphone au nez du premier
ministre australien.
Le président, arc-bouté comme un lutteur sur l’ancien bureau
ouvragé de Kennedy et d’Obama, paraît déjà vociférer dans le combiné, en
présence des deux seuls adjoints admis dans le secret de la conversation. À
gauche, Michael Flynn, conseiller pour la Sécurité nationale et chef d’une
administration ad hocde
plusieurs centaines d’experts, semble prendre studieusement des notes.
À droite, un autre personnage aux allures d’ours un peu dépenaillé, sans
cravate, veste sombre et pantalon beige, négligemment tourné vers le côté, fait
mine d’inspecter le tapis en écoutant d’un air dégagé le déroulé d’un incident
diplomatique sciemment orchestré.
Ce jour-là, Stephen Bannon, dit « Steve », ancien
patron de choc du brûlot d'extrême droite Breitbart
News et cerveau nationaliste
de la victoire du 8 novembre, n’est plus seulement le premier conseiller
stratégique de Trump à la Maison Blanche, mais un membre à part entière du
cénacle le plus exclusif de l’administration, le fameux « comité des principaux » du Conseil de sécurité nationale.
À ce titre, le chantre officiel de « l’Amérique d’abord » (« America first »),
héraut sans scrupules des valeurs blanches du « Heartland » (le « cœur bouillant de la
nation »), est désormais l’égal des secrétaires à la défense, à la
justice ou aux affaires étrangères, dans un cercle dont les débats
confidentiels sont le préambule à toutes les décisions du président en matière
de protection du territoire.
Un pays « groggy » découvre dans ce drôle de visage de
pirate bouffi et buriné le reflet d’une gueule de bois nationale. Stephen
Bannon, 62 ans, s’affiche avec une désinvolture cynique, une trogne de
baroudeur revenu de toutes les épopées africaines. Cet ancien marin de la Navy,
passé par Harvard, Goldman Sachs, puis Hollywood et l’insurrection
réactionnaire contre Washington, s’est mué en prosélyte de l’ultime
chambardement politique. Et ce jour-là, l’impétrant attend de voir la
volonté du peuple s’abattre sur les tenants du complot anti-américain.
Trump, le même jour, a tancé Angela Merkel et le premier
ministre japonais pour avoir, croit-il, manipulé leurs monnaies, l’euro et le
yen, afin de rafler des marchés à ses travailleurs.
Mais l’homme qui appelle maintenant depuis les antipodes,
Malcolm Turnbull, n’est autre que le premier ministre d’une nation sœur.
L’Australie, dont les troupes sont engagées avec les Américains dans la plupart
de leurs conflits internationaux depuis 1917, se veut l’avatar occidental des
États-Unis au centre de la zone ultra-stratégique du Pacifique, la base
essentielle de l’US Navy aux portes de l’Asie et de la Chine, le tremplin des
milliers de soldats des forces américaines de déploiement rapide et la vigie de
la Pax americana, dont elle
assure les opérations de renseignement pour tout l’hémisphère.
En allié fidèle, Turnbull s’attend à passer son heure de
rendez-vous téléphonique en rappels chaleureux de leur amitié indéfectible. Il
écopera sur le champ d’une volée de bois vert. Trump, à en croire le récit
divulgué par le gouvernement de Canberra, n’a qu’un sujet en tête :
l’accord passé en 2016 entre Turnbull et Barack Obama visant à transférer vers
les États-Unis 1 250 réfugiés, pour la plupart des familles avec enfants
venues d’Asie ou du Moyen-Orient, parqués depuis des mois par les autorités
australiennes dans des îles reconverties en camps de transit.
« Cela va me tuer politiquement, enrage
le président des États-Unis, tout en rappelant le raz-de-marée électoral qui
l’a porté au pouvoir. Qu’est-ce
qui me dit que nous n’allons pas ramener le prochain poseur de bombe de
Boston ? »
Après quelques récriminations sur « le pire accord qu’il ait
jamais vu » et « la pire conversation du jour
avec un chef de gouvernement », Trump interrompt la conversation une
demi-heure avant le temps imparti, provoquant la stupeur en Australie et des
questionnements furibonds du parlement de Canberra sur l’avenir d’une alliance
vieille d’un siècle.
À Washington, l’éclat conduit les deux seules voix de la
dissidence républicaine, les sénateurs John McCain et Lindsey Graham, à appeler
l’ambassadeur australien pour calmer l’affaire et stigmatiser l’irresponsabilité
de la Maison Blanche.
Mais Trump enfonce le clou le soir même par un tweet sur les « immigrés illégaux »d’Australie.
Le spectacle continue. En évoquant les « Boston
bombers », le populiste ne peut ignorer que les deux frères Tsarnaev,
auteurs de l’attentat du marathon de 2013, avaient obtenu le statut de réfugiés
de Tchétchénie à l’âge de 13 et de 8 ans.
Quelque jours plus tard, Kellyanne Conway, l’attachée de presse
du président, invente de toute pièce « un
massacre de Bowling Green, Kentucky, jamais couvert par les médias, commis par
deux réfugiés irakiens » pour
justifier la politique anti-immigration de Trump. En fait, les deux suspects,
condamnés respectivement à la perpétuité et à 30 ans de prison en... 2011,
avaient participé à un réseau de financement de trafic d’armes entièrement
organisé par un agent du FBI. Peu importent les mises au point des procureurs
fédéraux et le rappel des faits dans la presse. Le message survole l’élite
informée pour nourrir la blogosphère paranoïaque et les sites complotistes de
l’avant-garde de Trump. Le cœur de cible de Stephen Bannon.
Ce dernier a eu carte blanche pour orchestrer le chaos des
mesures anti-immigrés du 26 janvier, décidées sans le concours et même à l’insu
des principales administrations concernées, comme le département d’État ou le
département de la Sécurité intérieure, des responsables des douanes et des
garde-frontières.
Alors que le texte initial ne concernait que les réfugiés et les
détenteurs de visas provenant de sept pays musulmans, le conseiller stratégique
a exigé qu’il inclue aussi les résidents permanents porteurs de « cartes
vertes » pour la plupart déjà engagés dans les procédures d’obtention de
la citoyenneté.
Autre signe de l’emprise de Bannon : le 25 janvier au soir,
peu avant le coup de tonnerre anti-immigration, Trump avait réuni pour un dîner
à la Maison Blanche l’essentiel de son équipe de Sécurité nationale. Le général
Mattis, invité d’honneur peu après sa confirmation comme ministre de la
défense, le chef du commandement inter-armées Joseph Dunford et Michael Flynn,
déjà en poste à la tête du National Security Council, ainsi que Jared Kushner,
gendre et conseiller spécial du président. Sans oublier Steve Bannon.
Trump a
appris à table l’existence d’un projet d’attaque de commando sur une base
d’Al-Qaïda au Yémen. L’opération avait été proposée à Barack Obama en novembre
et remisée aussitôt, car elle exigeait une nuit sans lune dans la région, des
conditions d’obscurité totale. Surtout, on le sait aujourd’hui, le raid
nécessitait de nouveaux repérages préalables. Il a été malgré tout décidé ce
soir-là, entre la poire et le fromage.
Au moment
où on refoulait des centaines de visiteurs musulmans dans les aéroports
américains au nom de la patrie en danger, le Groupe 6 des Navy Seals, la crème
des forces spéciales déjà utilisée pour l’exécution de Ben Laden au Pakistan,
allait débusquer l’ennemi terroriste dans son fief et rapporter une nouvelle
fois un trésor de disques durs recelant les secrets du réseau. Le fait de
gloire a tourné court. Trahis et confrontés à une résistance imprévue, les
Seals perdent un homme et abattent une trentaine de civils du village. Un avion
à décollage vertical Osprey, d’une valeur de 27 millions de dollars, est
endommagé et doit être détruit sur place.
Préparant la narration de l’épopée, le
président avait décliné, pour cause d’emploi du temps chargé, une invitation à
un dîner de gala dont il devait être la star. Finalement, il en serait quitte
pour accueillir la dépouille du sous-officier Ryan Owens, répondre d’une
enquête indépendante du Pentagone sur les conditions d’autorisation de
l’attaque et laisser ses alliés républicains du Congrès, plutôt embarrassés,
trouver des arguments pour contrer la première offensive parlementaire des
Démocrates : rien de moins qu’une loi anti-Bannon.
Sans nommer expressément le Raspoutine de Trump, les
sénateurs exigent maintenant d’avoir leur mot à dire sur la nature des
participants aux plus importantes réunions du National Security Council (NSC).
Le fait que le président ait, par un édit régalien, donné un siège permanent à
son conseiller, alors qu’il limite la présence du chef de l’état-major et du
directeur du renseignement aux sessions qui les concernent directement, traduit
clairement, selon le sénateur de Virginie Mark Warren, la prééminence des
considérations politiques sur les avis en matière de défense et de
renseignement, un déséquilibre qui pourrait décider de la guerre ou de la paix.
Quant aux professionnels de la sécurité nationale, ils
dénoncent une aberration de gouvernance. « La simple présence d’un “consigliere” pourrait
empêcher les membres du cabinet de s’exprimer librement s’ils savent que leurs
points de vue ne correspondent pas aux idées du moment dans l’entourage du
président, confie sur le site Vox Charles Kupchan, ancien directeur Europe
du NSC sous Obama. Ensuite, il faut se souvenir de qui on parle
spécifiquement, d’une personne dont ni le tempérament, ni les idées ne semblent
convenir à cette fonction. » Bannon aura tout loisir d’orienter
les débats et de définir d’emblée les options réputées acceptables par le
patron, quitte à assurer la déchéance du National Security Council.
Bannon, selon une enquête de la revue Foreign
Policy, a déjà réduit au minimum les comptes rendus écrits de tous les
processus de prise de décision de la Maison Blanche. Et son rôle officieux de
pivot de l’administration équivaut à une révolution de palais. Non content
d’avoir rédigé lui-même le décret sur l’immigration avec l’aide de son adjoint
Stephen Miller, un idéologue de 32 ans supervisant la rédaction des discours de
Trump, le conseiller a attendu que Trump soit en train de le signer pour en
révéler l’existence et les détails à John Kelly, ministre de la Sécurité
intérieure, en charge de tous les gardes frontières et douaniers des
États-Unis.
Kellyanne Conway, l’attachée de presse, attend
maintenant, reléguée au deuxième étage de l’aile Ouest entre deux missions
kamikaze sur les plateaux de télévision, que ses attributions soient
clarifiées. Même le chef du Conseil nationale de Sécurité, Michael Flynn,
ancien patron du renseignement militaire viré par Obama pour sa phobie des
musulmans, fait maintenant le pied de grue à la porte du Bureau ovale en
attendant que « Steve » achève ses messes basses avec le président.
Quant au secrétaire général de la présidence, Reince Prebus, ancien chef du
Republican National Council recruté par Trump autant par gratitude pour son
aide pendant la campagne que pour sa connaissance parfaite des milieux de
Washington, il est maintenant, à sa grande fureur, préposé aux opérations
décentes, comme la vente au grand public du candidat conservateur à la Cour
Suprême Neil Gorsuch. Le blitzkrieg politique, le combat au
couteau pour le renouveau national, revient maintenant de droit à Stephen
Bannon.
Les caricatures le représentent en marionnettiste ou
en tonton géant tenant un petit Trump sur ses genoux pendant les séances de
signatures en chaîne des « executive orders ». Elles
omettent une autre possibilité : que le président et son puissant adjoint
soient parfaitement en phase. Pour revenir en politique après une brève
campagne populiste dans les années 1980, le bateleur milliardaire s’était
acharné dès 2011 à « prouver » que Obama était né au Kenya et donc
inéligible au poste de président des États-Unis. Même la publication du
certificat de naissance original du président en avril 2011 n’avait pu mettre
un terme à l’alliance de Trump avec la pire engeance d’extrême droite, celle
des « birthers », obsédés par le pouvoir prétendument
illégitime d’un homme noir.
Trump écumait toujours ces réseaux en 2015, à la
veille de son entrée dans la course aux primaires, ranimant les rumeurs dans
ses tweets, visitant les studios de conspirationnistes comme Alex Jones, à
Austin, connu entre autres pour avoir nié, au nom du lobby pro-armes, que la
tuerie d’enfants dans l’école de Newtown ait jamais eu lieu.
Lors de son passage chez Breitbart pour
une interview radiodiffusée menée par Bannon lui-même, Trump semble hésiter
entre les registres quand l’échange aborde l’immigration. En businessman
normal, le baron de l’immobilier s’étonne que l’Amérique renvoie chez eux des
étudiants étrangers après leur coûteuse formation, alors qu’ils seraient utiles
aux États-Unis. Bannon, d’un ton calme et glaçant, le contredit aussitôt par
une question : « Ça ne vous dérange pas que les deux tiers
des patrons de la Silicon Valley soient originaires d’Asie ou du Sud-Est
Asiatique, lance t-il, assénant sans vergogne des chiffres
archi-faux. Un pays, c’est plus qu’une économie… Nous sommes aussi une
société civile. »
Peu lui importent le succès ou le mérite des immigrés,
et leur contribution à la croissance américaine… À l’entendre, ils ne seront
jamais chez eux ici, dans une culture qui ne peut être la leur. « Vous
devez comprendre, poursuit le prosélyte. Ici, c’estBreitbart et
nous serons toujours plus à droite que vous sur ce sujet. Nous, nous sommes les
gougnafiers ignorants. »
Ignorant mais cultivé. Bannon, en anglais, évoque en
fait les « Know nothing vulgarians », des militants
protestants du XIXe siècle tenus au secret (« know nothing »)
pour leurs exactions contre les migrants irlandais qui menaçaient leurs
emplois.
L’image convient bien au site internet qui, depuis sa
reprise en main par Bannon après la mort subite de son partenaire fondateur
Andrew Breitbart, en 2011, doit son succès énorme au mélange des genres. Une
majorité d’infos classiques, remaniées à la sauce conservatrice sur un ton
agressif, ponctuées, quand la cause nationaliste l’exige, de brûlot
diffamatoires. Breitbart a ainsi affirmé pendant des semaines
qu’Al-Qaïda passait par la frontière mexicaine en publiant une photo d’un bout
de tee-shirt Adidas décrit comme un tapis de prière djihadiste trouvé dans le
désert de l’Arizona.
Mais il ne néglige pas les scoops. Bannon, informé que
le démocrate new-yorkais Anthony Wiener posait en slip pour ses admiratrices
sur un réseau social privé, a payé des veilleurs pour scruter 24 heures sur 24
son compte Twitter public, en attendant qu’une de ces photos y soit publiée par
erreur. Ce fut le cas, avec pour conséquence, la destruction politique totale
de l’exhibitionniste.
Dans la foulée, c’est au tour de l’épouse du
contrevenant, rien de moins que la plus proche adjointe d’Hillary Clinton, Huma
Abedin, d’origine indo-pakistanaise, d’être accusée de collusion avec
l’internationale islamiste.
Trump ne reprend contact avec Bannon qu’à l’approche de l’été
2016, quand il est au bord du gouffre, laminé par les sondages et partagé entre
deux options politiques, s’assagir après des mois d’outrances et rivaliser de
présidentialité avec Hillary Clinton, ou tout casser, pousser la provocation
réactionnaire au paroxysme et envoyer l’Amérique profonde à l’assaut du système
politique tout entier.
Bannon
attend son heure. Pour complaire à Trump, il est allé jusqu'à désavouer l’une
de ses journalistes qui demandait son appui pour avoir été malmenée lors d’un
meeting par le conseiller de campagne du candidat. Et il offre l’essentiel.
Plus encore que la foule de fanatiques qui peuplent les pages de commentaires
du site, il offre sa connaissance tripale du malaise de l’homme blanc.
Enrichi à millions par sa
carrière d’investisseur et de producteur à Hollywood, l’ancien de Goldman
Sachs, mué en petit Citizen Kane droitier, parle avec une condescendance
attendrie de son enfance à Norfolk, la capitale ouvrière de Virginie et le
siège de la puissance navale américaine. Non pas par mépris pour son
milieu modeste, « irlandais,
catholique, démocrate et admirateur de Kennedy »,ni pour son père
poseur de lignes de la compagnie téléphonique locale, mais par simple
désillusion cynique devant la méritocratie américaine.
À peine sorti d’études d’urbanisme à l’université Virginia Tech,
il préfère s’engager dans la marine. Au grand large, dans le golfe Persique, à
bord du destroyer Foster, il est aux premières loges pour assister à la
tentative désastreuse de libération des otages en Iran par Jimmy Carter. Sa
rancœur de patriote lui tient bientôt de credo politique quand, de retour aux
États-Unis, l’officier croupit dans la bureaucratie du Pentagone, alors que la
grande fête reaganienne bat son plein dans tout le pays.
Puisqu’il veut tenter sa chance dans le business, on lui
conseille la prestigieuse Harvard Business School, qu’il intègre bille en tête,
obtenant son MBA avec une mention dithyrambique. Une surprise l’attend.
Faute de réseaux et de contacts en haut lieu, le transfuge des chantiers de
Norfolk se voit refuser toutes ses demandes de stage.
Ses diplômes de Harvard Boy compteront moins, dans son embauche
inattendue chez Goldman Sachs, qu’un coup de chance trivial. Lors d’un cocktail
de « networking » pour étudiants offert par l’icône de
la finance, Bannon, sans illusions sur ses chances, préfère parler baseball
avec un jeune cravaté, qui n’est autre que le fils d’un des dignitaires de la
maison. La porte s’ouvre, mais six ans plus tard, lassé des hobereaux de
Goldman, l’ambitieux préfère tenter sa chance dans le business de Hollywood.
Bannon ne s’est jamais vraiment dépeint, dans les rares
portraits qu’il a livrés à la presse, sous d’autres traits que ceux d’un
roturier en butte à la morgue élitiste. Insurgé visionnaire de
l’ultra-droite, contempteur de l’establishment de Washington, on le voit vautré en
short informe, chemise distendue par sa bedaine sur une photo pleine page du
magazine financier Bloomberg
News. Mais en novembre, dans
le Hollywood Reporter, il
apparaît comme un génie de l’entrisme. Il y décrit son prochain rôle à la
Maison Blanche comme celui d’un « Cromwell
à la cour des Tudors ».
À Los Angeles, dans les années 1990, il joue déjà ce rôle, celui
du petit joueur de l’« investment banking » attaquant à la fourche les châtelains
des studios. Les majors s’effondrent et les hasards des démembrements le
conduisent à mettre lui-même à la porte, non sans plaisir, un titan d’Hollywood
comme Mike Ovitz.
La loi du business l’anime autant qu’une évidente revanche sur
la culture dominante, bon chic bon genre, arrogante et, à l’entendre, un peu
trop juive à son goût. Dans une école privée qu’il visite pour sa fille, le
« gougnafier » feint de s’étonner que la bibliothèque compte tant de
livres pour enfants sur Kippour et Hanoucca.
Mais il ne manque pas de flair pour les faits de société,
empochant pour une bouchée de pain les droits d’une série nommée Seinfeld, dont la galerie de
losers comiques lui rapportera bientôt une fortune en rediffusions.
L’argent nourrit bientôt ses ambitions de Michael Moore de la
droite, quand il produit un documentaire sur Ronald Reagan, avant de s’enticher
de Sarah Palin avec un film hagiographique et improbable. Des studios à la
com’, il n’y a qu’un pas, qu’il franchit en investissant dans le journal
d’Andrew Breitbart, émule infatigable du chasseur de scoops Michael Drudge et
un temps partenaire fondateur du Huffington
Post. Breitbart était présent à la première de Reagan’s Wars, en 2011, le film
de Bannon. Ébloui, il voit en lui « le
nouveau Leni Riefenstahl du Tea Party » et ses premiers mots annoncent une
mission sacrée : « Il
faut que nous reprenions notre culture. »
Bannon, à la Maison Blanche, n’a pas perdu son enthousiasme,
loin de là. Le casseur d’establishment se dépeint toujours comme « un léniniste engagé dans la
destruction de l’État ». Un
hommage à l’époque où il fomentait toujours ses coups bas contre les patriciens
de Washington, dans l’entresol de sa vaste maison de la capitale, une
« Breitbart Embassy » peuplée de jeunes plumitifs chargés d’alimenter
le site sous sa direction tyrannique.
En Floride, une autre antenne de sa publication s’est
spécialisée dans la recherche d’informations financières sur les politiciens en
vue, grâce à des ordinateurs surpuissants loués aux heures de fermeture à des
entreprises. C’est ainsi que sont apparues dans la presse les premières
révélations sur les dons à la fondation Clinton effectués par des
commanditaires d’États étrangers, quand Hillary était encore aux affaires
étrangères, ainsi que les scoops sur les délits d’initiés des élus du Congrès,
fournis gracieusement au chercheur conservateur Peter Schweitzer pour son livre
délicatement intitulé Jetez
les tous dehors.
Steve Bannon, l’insurgé professionnel, doit maintenant apprendre
les avanies du pouvoir, qui pourraient le ramener au rôle ingrat de
victime. Son poulain, l’un des rédacteurs en chef du Breitbart, a échappé au
lynchage lors d’une conférence organisée le 31 janvier à Berkeley. Les
jeunes démocrates assiègent l’appartement new-yorkais du sénateur Schumer,
leader de l’opposition au Sénat, pour le contraindre à l’offensive contre le
gouvernement Trump. Et les juges s’en mêlent. En suspendant provisoirement l’executive
order anti-musulman de Trump
et Stephen Bannon, le juge fédéral James Robert autorise le retour des porteurs
de visas jusqu’alors interdits de vol vers les États-Unis. Le premier affront
légal aux prétentions du Cromwell de Trump. Les premier assauts d’une guerre
qu’il croyait avoir gagnée.
PHILIPPE COSTE pour Médiapart