samedi 4 mars 2017

Lettre à Jean-Luc Mélenchon, par Raphaël Glucksmann




Cher Jean-Luc,
Cela vous surprendra peut-être, mais je commencerai par un aveu : qu’on vous aime ou qu’on vous déteste, vous êtes, incontestablement, le meilleur.
Vous êtes le dernier héritier d’une grande et belle tradition, une tradition qui m’a fait tomber fou amoureux de la France, la tradition des rhéteurs révolutionnaires, ces tribuns du peuple qui ont au fil des siècles façonné notre histoire, transformant nos campagnes électorales en cours d’éducation populaire et les séances de nos assemblées en concours d’éloquence. Je ne parle pas là de com évidemment, mais de cette capacité unique à esquisser un horizon collectif, à emporter une foule vers un destin commun qui fait tant défaut à vos concurrents.
Car vous êtes au fond, cher Jean-Luc Mélenchon, le plus politique des candidats de 2017. Je donne ici à "politique" son sens le plus noble, à mille lieues des arrangements d’appareils moribonds. Loin, surtout, très loin de ce cocktail fade de gestion et de communication, de comptabilité et d’éléments de langage qui prévaut depuis de trop longues années au pays endormi de Danton et de Saint-Just.
Et vous êtes aussi – c’est indissociable de ce qui précède, la véritable politique étant chez nous l’enfant chéri des noces de la littérature et de l’histoire – le plus érudit. Imagine-t-on l’un de vos adversaires répondre du tac au tac sur "l’Homme qui plantait des arbres" de Giono comme vous le fîtes lors de "l’Emission politique" de France 2 devant un Torreton bouche bée ?
Et, surtout, répondre quelque chose d’aussi juste : malgré toute l’admiration que nous devons à Giono, quand les nazis sont là, mieux vaut prendre les armes que planter des arbres. Seul le vrai lettré peut souligner les limites des lettres, vaines en temps de crise lorsqu’elles oublient l’histoire. Et, réciproquement, la vanité de la politique qui ignore les livres.
Enfin, vous avez eu raison avant les autres. Raison sur le Parti socialiste, rassemblement de notables passés en un siècle de Jaurès à Séguéla, incapables de transformer une société qui, in fine, leur convient parfaitement. Raison sur la nécessaire conversion écologique des vieux logiciels productivistes de la gauche postmarxiste. Et, au-delà, raison sur l’atomisation sociale engendrée par cet individualisme triomphant qu’une gauche sociale-libérale posthistorique et postmoderne laissa progressivement coloniser l’espace public. Contrairement à vos concurrents qui semblent aujourd’hui, Marine Le Pen exceptée, d’une insoutenable légèreté, vous avez conscience que l’histoire n’est pas finie et qu’elle demeure tragique.
Et, pourtant, ou plutôt pour toutes ces raisons, le maintien de votre candidature me laisse un goût de cendres dans la bouche. Vous savez, comme moi, comme nous tous, que vous ne serez probablement pas président en mai. Vous savez aussi que la gauche a des chances infinitésimales d’être au deuxième tour si deux candidats sérieux la représentent au premier, contrairement au centre, à la droite et à l’extrême droite. Ayant eu raison plus tôt et épousant mieux les contours tragiques de l’époque, pourquoi vous retirer, me direz-vous ? Précisément pour cela. Parce que cette élection dangereuse est frappée d’un sortilège étrange qui veut que les plus dignes soient ceux qui se sacrifient. François Bayrou m’a plus marqué en une courte adresse de renoncement qu’Emmanuel Macron en dix longs discours. Il semblait soudain à la hauteur des défis du temps. Vous l’êtes a priori plus que lui. Et pourtant vous continuez.
Cette candidature, vous l’avez décidée seul, annoncée seul, portée seul. Et nous touchons là au désaccord immense qui nous sépare. Vous annoncez le retour du commun, vous esquissez une VIe République plus démocratique et plus horizontale, et pourtant vous décidez, vous dirigez, vous déclamez seul, habité par la certitude d’un destin personnel se mariant au destin de la nation. Vous guidez vos fidèles tels un prophète, sans un regard pour le mur qu’il y a au bout du chemin et dans lequel vous foncez, et nous avec vous. Vous êtes un chef. Avec la dose d’autoritarisme qui convient à un chef, un vrai. Et le zeste de violence aussi.
Au fond, en admirateur assumé de Robespierre, ce qui nous sépare sur Poutine ou Castro, Chávez ou Maduro ne relève pas de la géopolitique, mais d’un certain rapport au monde et au pouvoir. Convenez que votre saillie sur Boris Nemtsov, opposant russe assassiné qualifié par vous d’"odieux antisémite" en direct sur France 2, n’était pas qu’un lapsus. Vous avez du respect pour les hommes forts, vos semblables. Les hommes de fer dont la main ne tremble pas. Fût-ce au moment d’appuyer sur la détente. Moi, non. Vous admirez ceux qui tracent leur route coûte que coûte. La vôtre, malheureusement, malgré son indéniable beauté et ses mots splendides, hérités d’une tradition qui est aussi la mienne, ne mène nulle part.

Raphaël Glucksmann

vendredi 3 mars 2017

LA MORT DE CÉSAR, La Cinquième République finit en fait divers

La Cinquième République finit en fait divers

La République est à l'agonie :
Prise en otage par un forcené qui piétine la justice,
Insulte la presse, méprise les élus et appelle au secours les factieux. Après avoir détruit les partis, corrompu le Parlement,
Asséché le vote lui-même,
Elle arrive au terme de son œuvre de destruction démocratique.
Il est plus que temps d’en sortir.
Avant qu’il ne soit trop tard.


Régime du coup d’État permanent, la Cinquième République aura donc fini par dévorer la politique elle-même. Ses principes, ses valeurs, ses procédures, ses règles, ses partis, ses institutions, ses usages, sa civilité, son sens commun en somme, tout ce qui pouvait y préserver un semblant de culture démocratique partagée par la majorité des partis et des citoyens. Sous nos yeux, la voici qui agonise en fait divers, prise en otage par un forcené qui en saccage tous les symboles et en piétine tous les repères.
Tel un empereur romain illuminé, entraînant son royaume dans sa perte en sacrifiant son peuple, François Fillon, candidat désigné par la primaire de droite, met le feu à tout ce qu’il devrait protéger s’il était devenu président de la République et, à ce titre, gardien de la Constitution. Vouant aux gémonies la justice (« le gouvernement des juges »), les médias (« un assassinat politique ») et les élus (« on fera sans eux »), il rejette toute autre légitimité que celle du pouvoir absolu et de l’impunité totale que lui conférerait une victoire à l’élection présidentielle.
César a, dans un jour, ternit toute sa gloire,
En dépouillant son front du prix de la victoire
J’adorais dans César l’intrépide Guerrier,
Mais des que la couronne a flétri son laurier,
Un sentiment plus fort, l’amour de la patrie
Mais bientôt fait rougir de mon idolâtrie.
Je n’ai vu dans César qu’un vil usurpateur,
Qu’un tyran couronné digne de ma fureur.
Du sang des Malheureux, si la terre est rougie
Il existe des rois, ce sang la vous la crie
Voltaire

Plus de séparation des pouvoirs, plus de justice impartiale, plus de presse indépendante, plus de délibération collective, seulement le pouvoir personnel.
Qui plus est un pouvoir conquis avec le renfort de la rue, François Fillon n’ayant pas hésité, dans cette course à l’abîme, à provoquer une manifestation potentiellement factieuse puisque s’en prenant au fonctionnement démocratique lui-même – le travail de la justice, les enquêtes de la presse, le respect des engagements.
L’homme des messages moralistes sur l’éthique en politique, le gaulliste brandissant la raideur intègre du Général face à ses adversaires, le candidat jurant que le déshonneur d’une mise en examen le ferait immanquablement renoncer dévoile soudain une âme de putschiste, pactisant avec les forces les plus obscures et régressives, jusqu’à compter dans ses soutiens une extrême droite identitaire en croisade contre « l’oligarchie cosmopolite ».
Sorte de Fort Chabrol du présidentialisme français, l’affaire Fillon tient de ces faits divers dont le surgissement extraordinaire dévoile l’ordinaire des dysfonctionnements de la société. Déréglant encore un peu plus une campagne électorale où rien ne se passe comme prévu car, confusément mais unanimement, le peuple souhaite que plus rien ne continue comme avant, elle met à nu l’irresponsabilité foncière de la Cinquième République. Régime d’exception, sans équivalent dans d’autres démocraties, réduisant la souveraineté de tous au pouvoir d’un seul et la complexité démocratique au simplisme autoritaire, elle arrive au terme de sa malfaisance destructrice.
Loin d’avoir préservé un État fort, elle n’a eu de cesse d’affaiblir la République comme maison commune et de protéger la minorité qui se l’est appropriée, professionnels indéboulonnables et interchangeables d’une politique sans vertu. Car qu’est-ce que l’affaire Fillon, entre emploi fictif et clientélisme affairiste, sinon la révélation au grand jour de la corruption du parlementarisme lui-même, à l’abri d’une opacité d’Ancien Régime ? Avatar du bonapartisme français, ce présidentialisme archaïque a détruit de l’intérieur la politique elle-même en tant que procédure collective, supposant la délibération et soumise à des procédures, obligeant à rendre compte aux électeurs et à rendre des comptes aux militants. 
Dressée par son fondateur contre « le régime des partis », elle n’aura eu de cesse de les dévorer jusqu’à l’os comme le montre, par l’absurde, cette campagne électorale irréelle et improbable qui tient plus de la bataille d’égos que du débats d’idées. Emmanuel Macron comme Jean-Luc Mélenchon se sont émancipés de toute procédure partisane, s’imposant dans un dialogue direct avec leurs fidèles, n’étant redevables qu’à eux-mêmes et ne supportant guère le questionnement de la presse. François Fillon ne semble plus appartenir aux Républicains tant sa direction est impuissante face à sa folle dérive. Quant à Benoît Hamon, il est en porte-à-faux avec son propre parti dont la direction est tenue par ses adversaires socialistes. Sans compter Marine Le Pen dont le Front national, loin d’un parti démocratique, est une firme familiale et clanique.
La Cinquième République aura réussi à assécher notre vitalité démocratique. Ce désert d’où peut surgir la catastrophe, par retrait volontaire du plus grand nombre, démobilisation et démoralisation, c’est évidemment l’abstention (à laquelle s’ajoutent les non-inscrits) qui traverse toutes les catégories sociales et qui n’a cessé de croître ces temps derniers. Si l’on s’en tient aux élections législatives, entre 1990 et 2014 dans les pays de l’Union européenne, la France est en tête pour le taux moyen d’abstention (40 %), loin devant le groupe médian (Pays-Bas, Espagne, Allemagne). Elle est de plus le seul pays où l’augmentation de la non-participation est linéaire, passant de 32,5 % au deuxième tour de 1993 à 44,7 % à celui de 2012.
Il ne s’agit pas ici de sacraliser le vote ni d’idéaliser les partis politiques, qui ne sauraient résumer la démocratie, son inachèvement permanent et son invention nécessaire. Mais cette prudence ne peut masquer l’évidence : notre République est aujourd’hui à l’agonie, frayant la route des adversaires de ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Faute de sursaut démocratique, faute de prise de conscience que, désormais, l’essentiel est en jeu, faute de bonnes volontés pour en faire l’enjeu d’une union populaire pour une nouvelle République, rendue à son exigence démocratique et sociale, la voie sera libre pour un coup de force autoritaire, inégalitaire et identitaire.
Tandis que la présidence de Donald Trump aux États-Unis d’Amérique nous rappelle que les démocraties sont fragiles, toujours au risque de régressions et de destructions issues d’elles-mêmes, de leurs renoncements et de leurs corruptions, il n’est pas inutile de rappeler cette étude américaine, issue d’une fondation, le Peterson Institute, qui en 2014 soulignait que le vrai blocage français n’était ni économique ni social mais démocratique : cette « camisole de force qu’est la présidence » qui entrave le pays, ce « président-monarque qui domine toute la politique française avec un pouvoir considérable inconnu ailleurs en Europe », cet étouffement de la diversité partisane et du pluralisme politique qui fait le jeu de l’extrême droite.
Passé inaperçu, sauf sur Mediapart, cet appel d’outre-Atlantique à une radicale réforme politique proposait de supprimer trois articles de la Constitution, afin de réduire l’omnipotence présidentielle : le pouvoir de nomination-révocation du premier ministre (article 8), le pouvoir de dissolution de l’Assemblée nationale (article 12), la qualité de chef des armées du président (article 15). Il est des projets évidemment plus ambitieux et plus novateurs, notamment dans les programmes des trois candidats issus de la gauche (Hamon, Jadot et Mélenchon, tous d’accord pour une refondation républicaine – et c’est une première) comme dans les propositions de nombre de réseaux citoyens et associatifs. Mais l’essentiel, puisque justement l’essentiel est en jeu, c’est que toutes ces dynamiques convergent au lieu de se disperser et de se concurrencer, au risque de l’affaiblissement et de la division, des rancœurs et des désespoirs, de la défaite en somme.
La Constitution de l’An I de la République française est sans doute la plus radicalement démocratique d’inspiration. Énoncée en 1793, elle n’eut guère le temps de vivre mais nous laisse, dans son préambule, une seconde Déclaration des droits de l’homme aux audaces nombreuses. Dont celle-ci : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer la Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » En 2018, la Cinquième République aura soixante ans, et ce mois de mai 1968 où la jeunesse et les travailleurs du pays tout entier, rassemblés autour des causes communes de la liberté et de l’égalité, criaient « Dix ans, ça suffit ! », Fêtera son cinquantième anniversaire.
Il est bien temps de mettre le calendrier à jour et de dérégler les horloges. Avant qu’il ne soit trop tard.


Dénoncer un «gouvernement des juges»? C’est un contresens historique

Marine Le Pen et François Fillon ont un point commun : leur détestation de ce qu’ils nomment le «gouvernement des juges». Et un projet commun : le retrait de la France de la Cour européenne des droits de l’homme. Il est vrai que le pouvoir des juges s’est considérablement développé depuis plusieurs années. Mais pour une raison historique qu’il convient de ne pas oublier.
« Tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire, sera toujours odieux à celui qui exercera l'autorité » condorcet
C’est en lisant le « Journal » de Maurice Garçon, publié il y a peu, que l’on se pose cette question : si, par malheur, dans un avenir plus ou moins proche, l’État s’effondrait, ou le pouvoir politique s’égarait, la Justice saurait-elle se maintenir, pour sauvegarder l’essentiel ? 
Garçon, qui fut un illustre avocat, y décrit au jour le jour, en honnête homme de son temps, l’avènement du régime de Vichy, et le renoncement de la plupart de ceux qu’il côtoyait, au Palais de justice et ailleurs, aux règles et aux valeurs de la société qu’il avait connues jusqu’alors. 
N’oublions pas qu’en 1941, le barreau de Paris accepta d’exclure les avocats juifs et que des magistrats siégèrent dans des « sections spéciales » pour condamner à mort des résistants, tandis que les rafles se multipliaient et que le port de l’étoile jaune allait être imposé.
Or, à l’Université, d’éminents professeurs de droit cautionnèrent ces lois antisémites, que la Cour de cassation et le Conseil d’État, les deux plus hautes juridictions, ne jugèrent jamais contraires aux principes du droit classique français, non plus que les procédures administratives et judiciaires d’exception qui furent mises en oeuvre au service de la répression.
La Justice se soumit ainsi au pouvoir politique, au lieu de lui opposer les règles de l’État de droit. Elle accepta sans protestation que la loi fut l’instrument d’un régime tyrannique et criminel, plutôt que de la protection des droits et des libertés des gens, de leur sûreté personnelle.
Mais aurait-il pu en aller autrement ? À supposer que les juges en aient eu la volonté, auraient-ils eu les moyens de contester ce nouvel ordre juridique, en prononçant des jugements déclarant illégales ou inconstitutionnelles ces lois et ces procédures liberticides ? 
Notre système judiciaire est ancien. Tel qu’il fut conçu sous le Ier Empire (c’est-à-dire, comme disait Jean Jaurès, par une dictature militaire), il ne garantissait nullement l’indépendance de la Justice, qui était une administration de l’État, à peine différente des autres.
Les procureurs, des préfets de justice ?
Les procureurs étaient l’équivalent de préfets judiciaires : ils devaient exécuter sans discuter les directives que le Gouvernement leur adressait, d’une manière générale, comme dans les cas particuliers. Statutairement, ils ne disposaient d’aucun moyen de refuser d’obéir aux ordres. 
On s’aperçoit à quel point l’indépendance du ministère public vis-à-vis du Gouvernement s’avère cruciale, en situation de crise politique grave : elle doit être ici comprise comme une séparation nécessaire des pouvoirs, empêchant que la chute de l’un entraîne celle de l’autre.
Pourtant, cette question demeure vivement controversée. C’est à droite surtout que l’on entend dire que les procureurs doivent rester subordonnés au Gouvernement, pour deux raisons, d’abord car il y va de la cohérence de la politique pénale, qui doit être menée de manière homogène partout en France, et ensuite car le pouvoir politique aurait aussi un droit de regard sur toutes les poursuites judiciaires en cours, et même un droit de contrôle et d’intervention.
C’est dire l’importance d’une loi récente, du 25 juillet 2013, qui a interdit au ministre de la justice de donner aux procureurs des instructions « dans des affaires individuelles », qu’ils doivent désormais traiter selon un principe « d’impartialité », c’est-à-dire de neutralité.
Aussi étonnant que cela puisse paraître aux incrédules, de nombreux magistrats ont attesté n’avoir plus reçu depuis d’instructions du ministre de la justice, pour manipuler dans un sens ou dans un autre des affaires sensibles, rompant il est vrai avec une tradition française bien ancrée.
La mise en cause de François Fillon pour l’emploi de son épouse, suspecté d’avoir été fictif, en a été le révélateur le plus récent : une atteinte à la séparation des pouvoirs, ont crié ses partisans, dénigrant la déontologie de la procureure, dont ils attendaient en fait qu’elle étouffât l’affaire !
Loi majeure, donc, de nature à garantir une véritable indépendance fonctionnelle des magistrats du parquet dans l’exercice de leur métier, ce qui n’est nullement incompatible avec la coordination dans l’ensemble du pays de la politique judiciaire décidée par le Gouvernement.
Mais simple loi, et dès lors susceptible d’être abrogée à la prochaine alternance parlementaire, par les tenants de la conception jacobine de l’État, qui sont nombreux et déterminés, aux yeux desquels il n’y a de pouvoir démocratique qu’issu des urnes, élu au suffrage universel.
Les juges, des bouches de la loi ?
C’est pour cette même raison que les juges, eux aussi, se voient actuellement contester leurs pouvoirs grandissants. Dans cette représentation classique de la Justice, ils ne devaient être que les « bouches de la loi », au regard de laquelle leurs jurisprudences n’avaient pas de légitimité. 
Beccaria, le philosophe du droit pénal moderne, pensait qu’il y avait plus à craindre de l’arbitraire des magistrats que de la loi, qui ne pourrait qu’être juste, puisqu’elle serait l’expression de la souveraineté populaire, votée par un Parlement élu. C’était au siècle des Lumières.
Cette théorie du « principe de légalité », qu’il avait théorisée, a certes une vertu cardinale, toujours actuelle : limiter les pouvoirs des juges aux cadres légaux. Mais elle avait aussi une faille : nul contre-pouvoir à une loi injuste ou criminelle n’avait initialement été imaginé.
Ce qui explique que les juges, éduqués dans le culte de la légalité républicaine, ne se soient pas opposés à la législation de Vichy, comme en témoigna Maurice Garçon. Ils ne surent pas revendiquer la supériorité du droit sur la loi, comme Victor Hugo l’avait jadis plaidé.
C’est justement dans cet esprit qu’après-guerre, en 1950, la Convention européenne des droits de l’homme fut signée, pour refonder l’État de droit sur « un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et d’autre part, sur une conception commune des droits de l’homme ».
Ces termes, qui figurent dans le préambule de la Convention, furent choisis à dessein : séparer le juridique du politique, et en confier la sauvegarde à une Cour européenne, supra-nationale, dont les décisions s’imposeraient à chacun des État-membres, en dernier recours.
Plus de soixante ans plus tard, son bilan est remarquable : dans les 47 États qu’elle supervise, la Cour européenne des droits de l’homme a stimulé une vaste évolution des procédures judiciaires et des libertés fondamentales, et cela y compris dans les régimes politiques à tendance autoritaire.
En France, de 1981, date à partir de laquelle les personnes ont pu saisir directement la Cour européenne de leurs plaintes, à 2011, date à laquelle la Cour de cassation a pleinement intégré sa jurisprudence en droit français, c’est une véritable métamorphose du droit qui s’est produite.
Ce phénomène s’est encore amplifié, lorsqu’en 2010 il fut permis à toute personne attraite en justice de saisir le Conseil constitutionnel de l’inconstitutionnalité d’une loi, lequel peut en prononcer l’abrogation : ce que l’on appelle une question prioritaire de constitutionnalité.
Le droit, plus que la loi
La Justice dispose ainsi désormais des moyens juridiques qui lui permettent d’écarter toute loi qu’un prochain régime politique tenterait d’imposer en rupture des principes essentiels du droit — quand bien même ce régime serait issu d’élections régulières. 
Or, c’est à ce point de notre histoire judiciaire que surgit une contestation radicale de cette formidable évolution. N’est-ce pas François Fillon que l’on a entendu dire à plusieurs reprises que « la France a un problème avec le gouvernement des juges européens », puis dans un meeting de campagne : « Je proposerai que la France quitte la CEDH » ?
Allant plus loin, Marine Le Pen a promis, une fois élue, d’en finir avec ce « gouvernement des juges », qu’elle a qualifié de « dérive anti-démocratique, oligarchique », car les magistrats, dit-elle,  « sont là pour appliquer la loi, pas pour l’inventer ou contrecarrer la volonté du peuple ».
Dans le tumulte que provoquèrent les attentats terroristes, d’autres étaient allés jusqu’à renier l’idée même d’État de droit, pour justifier l’incarcération administrative des « fichés S », comme Monsieur Wauquiez, implorant que « tout redevienne comme avant »…
La question judiciaire se retrouve au coeur des élections présidentielle et législative de 2017 (parmi d’autres). Le peuple élira souverainement le ou la présidente de son choix, ainsi que la majorité parlementaire à laquelle incombera la responsabilité du vote des lois futures.
La Justice saura-t-elle alors être la gardienne du droit ?

François Saint-Pierre, avocat, 1er mars 2017.

mercredi 1 mars 2017

« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties" Marguerite Yourcenar

Ce texte datant de 1980 écrit par Marguerite Yourcenar n'a pas pris une ride. Hélas.
« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »
Marguerite Yourcenar, "Les yeux ouverts."

lundi 27 février 2017

" L'excès du langage est un procédé coutumier à celui qui veut faire diversion. " F Mitterand

" L'excès du langage est un procédé coutumier à celui qui veut faire diversion. "
F Mitterand


On la connaissait impitoyable et dégoûtée quand un membre de ce qu’elle appelle l’UMPS était pris la main dans le pot de confiture, et voilà qu’elle trouve que ce n’est pas un problème. Elle citait la presse comme la bible et s’étonnait que la justice ne condamne pas assez fort ni assez vite, elle s’insurgeait en 2004 avec ces mots définitifs : 
« Tout le monde a piqué de l’argent dans la caisse, sauf le Front national. Les Français en ont marre. Mais les Français n’en ont pas marre d’entendre parler des affaires ! Ils en ont marre de voir des élus qui détournent de l’argent. C’est scandaleux. »
Et voilà qu’elle la trouve encombrante. À la veille de concourir pour le poste de président de la République, c’est-à-dire, si l’on en croit ses propres discours, pour le grand prix de Mme Propre, Marine 2017 est excédée par Marine 2004. Elle est lasse que la presse et la justice viennent perturber le sérieux de la campagne électorale avec des fariboles et des broutilles.                  
Elle tend même une main compatissante à l’un de ses grands adversaires. La phrase qui suit n’a pas été prononcée par un Bruno Retailleau en détresse ou un Luc Chatel en mission, mais par la patronne du Front national : 
« L’affaire Fillon a assez duré. Il est temps qu’on revienne aux problèmes qui intéressent les Français. »
Par enchantement, les discours de François Fillon et de Marine Le Pen se sont donc mis à converger. Ils ont suivi la même évolution.
François Fillon regrettait aussi à l’automne que la presse ne suive pas assez les affaires, pour la faire siffler en hiver. Et tous deux s’en prennent aux lois dont ils exigeaient l’application. Le premier estime, au nom de la séparation des pouvoirs, que la justice outrepasse ses droits ; la seconde refuse de se rendre à une convocation de police. Le premier espère que les lenteurs de la procédure lui permettront de ne pas être mis en examen pendant la campagne électorale ; la seconde exige que les magistrats observent une « trêve judiciaire » jusqu’à l’élection du prochain président.
Tous deux parlaient d’épurer la société. Épuration économique pour l’ancien premier ministre, mais épuration morale aussi. Sûr de lui et de sa probité, il a contribué par ce discours tranquille à enfoncer Nicolas Sarkozy et a distancer Alain Juppé. Quant à Marine Le Pen, sa promesse intégrale était d’en finir avec toutes les formes de laxisme : laxisme des élites qui magouillent sur le dos des petites gens, laxisme de la politique migratoire, laxisme de la justice.
Et soudain, la surprise !
Les grands épurateurs dénoncent en chœur les stations d’épuration de la démocratie :
« Je n’irai pas au commissariat, je dénonce la justice et je m’en prends aux médias qui feraient mieux de se taire. »
« Je veux dire aux fonctionnaires, à qui un personnel politique aux abois demande d’utiliser les pouvoirs d’Etat pour surveiller les opposants, organiser à leur encontre des persécutions, des coups tordus, ou des cabales d’Etat, de se garder de participer à de telles dérives »
« Dans quelques semaines, ce pouvoir politique aura été balayé par l’élection. Mais ses fonctionnaires, eux, devront assumer le poids de ces méthodes illégales. Ils mettent en jeu leur propre responsabilité. L’Etat que nous voulons sera patriote. »
Le pouvoir n'est pas un moyen, il est une fin.
On n'établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution.
On fait une révolution pour établir une dictature.
La persécution a pour objet la persécution.
La torture a pour objet la torture.
Le pouvoir a pour objet le pouvoir.
George Orwell

François Hollande a vertement réagi, aux déclarations de Marine Le Pen à l’endroit des fonctionnaires.                                                                                

« Je n’accepterai jamais qu’on puisse mettre en cause les fonctionnaires dans notre République au prétexte qu’ils appliquent la loi et qu’ils font en sorte que la justice puisse travailler »  « Lorsque l’on remet en cause la neutralité de l’Etat, c’est qu’on est prêt à remettre en cause aussi les principes de laïcité, d’indépendance et d’impartialité »

A déclaré le président de la République lors d’un discours au siège du Grand Orient de France à Paris.