Cher Jean-Luc,
Cela vous surprendra
peut-être, mais je commencerai par un aveu : qu’on vous aime ou qu’on vous
déteste, vous êtes, incontestablement, le meilleur.
Vous êtes le dernier héritier
d’une grande et belle tradition, une tradition qui m’a fait tomber fou amoureux
de la France, la tradition des rhéteurs révolutionnaires, ces tribuns du peuple
qui ont au fil des siècles façonné notre histoire, transformant nos campagnes
électorales en cours d’éducation populaire et les séances de nos assemblées en
concours d’éloquence. Je ne parle pas là de com évidemment, mais de cette
capacité unique à esquisser un horizon collectif, à emporter une foule vers un
destin commun qui fait tant défaut à vos concurrents.
Car vous êtes au fond, cher Jean-Luc Mélenchon,
le plus politique des candidats de 2017. Je donne ici à "politique"
son sens le plus noble, à mille lieues des arrangements d’appareils moribonds.
Loin, surtout, très loin de ce cocktail fade de gestion et de communication, de
comptabilité et d’éléments de langage qui prévaut depuis de trop longues années
au pays endormi de Danton et de Saint-Just.
Et vous êtes aussi – c’est indissociable de ce
qui précède, la véritable politique étant chez nous l’enfant chéri des noces de
la littérature et de l’histoire – le plus érudit. Imagine-t-on l’un de vos
adversaires répondre du tac au tac sur "l’Homme qui plantait des
arbres" de Giono comme vous le fîtes lors de "l’Emission politique" de France 2 devant un Torreton bouche bée ?
Et, surtout, répondre quelque chose d’aussi
juste : malgré toute l’admiration que nous devons à Giono, quand les nazis sont
là, mieux vaut prendre les armes que planter des arbres. Seul le vrai lettré
peut souligner les limites des lettres, vaines en temps de crise lorsqu’elles
oublient l’histoire. Et, réciproquement, la vanité de la politique qui ignore
les livres.
Enfin, vous avez eu raison
avant les autres. Raison sur le Parti socialiste,
rassemblement de notables passés en un siècle de Jaurès à Séguéla, incapables
de transformer une société qui, in fine, leur convient parfaitement. Raison sur
la nécessaire conversion écologique des vieux logiciels productivistes de la
gauche postmarxiste. Et, au-delà, raison sur l’atomisation sociale engendrée
par cet individualisme triomphant qu’une gauche sociale-libérale posthistorique
et postmoderne laissa progressivement coloniser l’espace public. Contrairement
à vos concurrents qui semblent aujourd’hui, Marine Le Pen exceptée, d’une insoutenable
légèreté, vous avez conscience que l’histoire n’est pas finie et qu’elle
demeure tragique.
Et, pourtant, ou plutôt pour toutes ces raisons,
le maintien de votre candidature me laisse un goût de cendres dans la
bouche. Vous savez, comme moi, comme nous tous, que vous ne serez probablement
pas président en mai. Vous savez aussi que la gauche a des chances
infinitésimales d’être au deuxième tour si deux candidats sérieux la
représentent au premier, contrairement au centre, à la droite et à l’extrême
droite. Ayant eu raison plus tôt et épousant mieux les contours tragiques de
l’époque, pourquoi vous retirer, me direz-vous ? Précisément pour cela. Parce
que cette élection dangereuse est frappée d’un sortilège étrange qui veut que
les plus dignes soient ceux qui se sacrifient. François Bayrou m’a plus marqué en une courte adresse de renoncement qu’Emmanuel Macron en dix longs discours. Il
semblait soudain à la hauteur des défis du temps. Vous l’êtes a priori plus que
lui. Et pourtant vous continuez.
Cette candidature, vous
l’avez décidée seul, annoncée seul, portée seul. Et nous touchons là au
désaccord immense qui nous sépare. Vous annoncez le retour du commun, vous
esquissez une VIe République plus démocratique et plus horizontale, et pourtant
vous décidez, vous dirigez, vous déclamez seul, habité par la certitude d’un
destin personnel se mariant au destin de la nation. Vous guidez vos fidèles
tels un prophète, sans un regard pour le mur qu’il y a au bout du chemin et
dans lequel vous foncez, et nous avec vous. Vous êtes un chef. Avec la dose
d’autoritarisme qui convient à un chef, un vrai. Et le zeste de violence aussi.
Au fond, en admirateur assumé
de Robespierre, ce qui nous sépare sur Poutine ou Castro, Chávez ou Maduro ne
relève pas de la géopolitique, mais d’un certain rapport au monde et au
pouvoir. Convenez que votre saillie sur Boris Nemtsov, opposant russe assassiné qualifié par vous d’"odieux
antisémite" en direct sur France 2, n’était pas qu’un lapsus. Vous avez du
respect pour les hommes forts, vos semblables. Les hommes de fer dont la main
ne tremble pas. Fût-ce au moment d’appuyer sur la détente. Moi, non. Vous
admirez ceux qui tracent leur route coûte que coûte. La vôtre, malheureusement,
malgré son indéniable beauté et ses mots splendides, hérités d’une tradition
qui est aussi la mienne, ne mène nulle part.
Raphaël
Glucksmann