mardi 26 mars 2013

Honneur à Gentil, honte aux aboyeurs



Ce billet sera long, forcément long.
Je ne connais pas le magistrat Jean-Michel Gentil pas plus que les deux collègues instruisant avec lui, à Bordeaux, l'affaire dans laquelle l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy vient d'être mis en examen pour abus de faiblesse le 20 mars après avoir été placé sous le statut de témoin assisté le 22 novembre 2012 (Libération, Le Monde, Le Parisien).

Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il importe
le plus aux princes de se préserver.

Machiavel "Le prince"

Magistrat, je n'avais pas pour habitude - on ne l'a assez reproché - de venir au secours du corporatisme des juges s'indignant à la plus petite atteinte. Magistrat honoraire, je n'ai pas davantage pris le pli d'un soutien automatique aux susceptibilités parfois trop vives du corps judiciaire.
Aussi me semble-t-il que ma réaction d'aujourd'hui, qui manifeste un engagement total pour la défense du juge Gentil et contre la haine collective qui s'est exprimée à son encontre par une part dévoyée de l'UMP, donnera la mesure exacte de ce qui s'est produit depuis la soirée du 20 mars et qui n'est rien de moins qu'un coup de force contre la démocratie dans son incarnation essentielle : l'Etat de droit.
Après la mise en examen de Nicolas Sarkozy, écoutons les aboyeurs éructant sur commande.
Dans le lot, il en est dont on ne présumait que le pire et il est survenu.
Patrick Balkany qui déclare à un contradicteur : "je vous emmerde", dénonce "l'ignominie" - de ce spécialiste, c'est une garantie ! -, Nadine Morano met en cause le caractère "grotesque et abject" et fait référence à Outreau (oui!), Geoffroy Didier condamne "l'acharnement" et Christian Estrosi "les relents politiques et l'instrumentalisation". N'oublions pas Brice Hortefeux et Lionnel Luca : ce serait dommage.
Il en est d'autres dont on espérait la tenue, la retenue et qui, plus par tactique que par conviction pour certains, ont lâché scandaleusement la bonde. Un Claude Guéant, un Laurent Wauquiez, un François Fillon incriminant une décision "injuste et insupportable" et surtout un Henri Guaino au comble de l'ignorance et de la vulgarité : "La façon de travailler du juge indigne... il a déshonoré un homme, les institutions, la justice...la qualification d'abus de faiblesse grotesque, insupportable...il est irresponsable de diffuser une telle image du pays, de la République, de nos institutions...". Cette dernière charge, qui porte précisément gravement atteinte à nos institutions et à la République, serait comique si elle concernait un sujet mineur.
Guaino, depuis, continue à tenir des propos de plus en plus virulents et approximatifs dans une surenchère inspirée par l'amitié et par la jouissance de sa propre fureur largement fabriquée (le figaro.fr).
Face à ce torrent délirant - au point qu'il est légitime de le croire au fond destiné scandaleusement presque plus à l'homme Gentil qu'au magistrat -, Jean-François Copé, avec son "incompréhension" et même Rachida Dati, avec sa relative mesure, semblent presque raisonnables. Le premier, sans doute étonné par son langage acceptable, éprouve tout de même le besoin de faire acte de solidarité, mais judiciaire, avec Guaino (nouvelobs.com). Quel courage !
Je relève avec bonheur que la sobriété d'Alain Juppé, pour une fois, lui a servi puisqu'il s'est contenté de rappeler la présomption d'innocence. Je félicite Jean-Pierre Raffarin et Valérie Pécresse de s'être abstenus.
Force est de constater que depuis la première cohabitation qui a fait prendre conscience aux politiques de l'enjeu de la justice dans le combat pour la conquête ou la sauvegarde du Pouvoir, on n'a jamais connu un tel déferlement collectif d'insanités odieuses.
Il aurait fallu être "sidéré" suite à la mise en examen de NS si on avait suivi la tonalité dominante des médias qui appellent séisme ce qui les surprend parce qu'ils sont incapables d'anticiper le cours d'une justice par nature imprévisible et lourde d'éléments ignorés et accumulés entre le 22 novembre 2012 et le 20 mars 2013 et durant cette dernière journée. Pour ma part, je suis saisi d'effarement devant ces violences ineptes de la part de membres d'un parti qui, dans notre espace démocratique, est censé porter la parole de l'opposition dite commodément républicaine. Tous ces médiocres Fouquier-Tinville n'ont, et pour cause, jamais eu l'occasion de connaître le fond de ce dossier et s'ils en savent quelque chose, c'est seulement sur la base de la relation directe ou indirecte propagée par le principal intéressé à l'égard duquel, à la longue, leur inconditionnalité va fondre comme neige au soleil. Ce qui est dramatique c'est de constater à quel point leur attitude globalement indécente est dévastatrice pour certains citoyens qui se croient autorisés par elle à diffuser par exemple de véritables menaces de mort à l'encontre du juge Gentil.
Il paraît que Nicolas Sarkozy a choisi de ne pas s'exprimer à la télévision parce qu'il craignait, à cause de son intervention, de "solidariser" les magistrats. Qu'il ne le craigne plus : c'est déjà fait, et qu'on arrête de suspecter ceux-ci de ne se préoccuper que d'eux-mêmes alors que leur révolte en l'occurrence - c'est trop rare pour ne pas être souligné et j'ose les grands mots - les place à l'avant-garde d'une République qui est menacée aujourd'hui par ceux-là même qui l'invoquent sans pudeur.
Le concert partisan contre Gentil a choisi, faute de pouvoir répliquer efficacement à une administration de la Justice préjudiciable à sa cause, de s'en prendre au juge et de l'accabler au prétexte qu'il serait partial et animé par des intentions malignes à l'encontre du seul NS puisque celui-ci, il ne faut pas l'oublier, est en bonne compagnie avec d'autres mis en examen.
Parce que JMG a été président de l'association des magistrats instructeurs et qu'il a écrit, avec d'autres, le 27 juin 2012 un article pour dénoncer la corruption, ses actes ultérieurs de juge seraient forcément inspirés par la malveillance à l'encontre de son illustre et difficile mis en examen n'hésitant pas, à la fin de la journée du 20 mars, à déclarer au magistrat : "Ne vous inquiétez pas, je n'en resterai pas là" ?
Cette thèse absurde, de même d'ailleurs que celle qui laisserait croire à un quelconque lien avec l'ouverture d'information dans le dossier Cahuzac comme si JMG pouvait prévoir les développements de celui-ci à Paris, n'est destinée qu'à tenter de "tuer" le juge faute de pouvoir valablement battre en brèche son action.
Pour adopter le même schéma pervers, parce que NS a détesté la magistrature durant ses cinq années de présidence (sauf les quelques magistrats inconditionnels et soumis à sa botte), a-t-on jamais contesté au président Sarkozy l'honneur d'être le garant de l'unité et de l'indépendance du corps judiciaire alors que la réalité de sa pratique n'inclinait guère à cette confiance ?
Autour de l'ex-président, on n'entend que : "Il est sincère, il est innocent, il est honnête" pour manifester à quel point l'écart serait énorme entre sa personne et l'infraction qui lui est imputée et qui n'exige pas que matériellement il soit venu lui-même lors de sa ou ses rencontres chez les Bettencourt, homme ou femme, solliciter l'argent octroyé par abus d'une faiblesse. Combien de fois, dans ma vie professionnelle - la comparaison ne se veut pas offensante-, ai-je entendu ce propos convenu que l'accusé ne ressemblait pas à son crime ou à son délit !
Il convient aussi de prendre la mesure qu'un ancien président de la République demeure, en dépit ce qui lui est reproché ou qu'il a accompli, protégé par le souvenir de la fonction qu'il a exercée et que cette dernière a une solennité, une dignité abstraites qui empêchent d'aller au bout de toutes les malhonnêtetés concrètes, d'analyser celles-ci et de les condamner médiatiquement, politiquement, comme la morale publique le commanderait. On n'ose pas penser qu'un ancien président puisse être gravement impliqué, surtout dans un processus aussi indélicat. Pourtant, pour peu qu'on se penche avec finesse, acuité et talent sur "Les lois du sarkozysme" comme l'a fait Thomas Clay dans un livre récent, on comprend aisément le venin subtil que ce quinquennat a fait couler dans nos veines.
Sur ce plan, d'ailleurs, qui de bonne foi, sans jamais se mentir, de droite ou de gauche, a jamais pu estimer improbable, irréaliste l'idée que NS ait pu être d'une intégrité toute relative ? Avec une éthique souple ? Qu'on se rappelle les Hauts-de-Seine, son appartement, ses arrangements, sa pratique de l'Etat, l'affaire Tapie-Lagarde, ses visites officielles et privées comme au Mexique notamment, sa passion avouée de l'argent, les obscurités suspectes, dévoilées sortant de son quinquennat ou de sa périphérie comme des champignons en leur saison, qu'on se souvienne de la manière dont il a traité par exemple les relations Woerth-Bettencourt et soudoyé par l'amitié et le favoritisme le procureur Courroye, qu'on garde en mémoire la pantalonnade "royale" de l'Epad et les mille épisodes médiatiques et politiques qui montraient que la République irréprochable était restée enkystée dans le paysage du candidat en 2007 : au regard de tout cela, avons-nous eu en Nicolas Sarkozy un de Gaulle à la moralité personnelle impeccable ou un homme rompu à toutes les manoeuvres et prêt à toutes les audaces, même celles de la transgression ? On nous décrit un sulpicien alors que c'est un cynique qui nous a éblouis, conquis, trompés et quittés contre son gré. Tout sera possible le concernant, sur tous les plans.
JMG a décidé de porter plainte contre Henri Guaino. L'offense qui lui a été faite justifie amplement cette initiative mais je crains que judiciairement il ait eu tort de faire passer sa blessure personnelle avant l'exigence absolue de mener son instruction à son terme. Pour le déstabiliser et ruiner cette procédure, NS utilisera, j'en suis persuadé, tous les moyens. J'évoque seulement l'ex-président et non pas son avocat l'excellent Thierry Herzog. Je ne reconnais plus celui-ci. Un homme si respectueux de l'Etat de droit, pugnace certes mais toujours courtois avec les magistrats, lucide, fin, quasiment infaillible sur le plan de l'analyse juridique, a été transformé d'une manière telle qu'à l'évidence c'est NS qui a gangrené, mal conseillé son conseil. La contagion de NS sur Thierry Herzog est dévastatrice. Psychologiquement, le 22 novembre 2012, ce dernier commet une maladresse en se moquant d'une prétendue erreur du juge. Juridiquement, il en commet une autre en laissant entendre que son client, témoin assisté, est nécessairement à l'abri d'une mise en examen. Au lieu d'apaiser son rapport avec le magistrat pour mieux sauvegarder les intérêts de NS, il adhère à la stratégie de tension de celui-ci et joue un rôle à la fois peu conforme à sa qualité et à mon sens guère efficace. Certes il va engager un recours contre la mise en examen. Peut-être la Chambre de l'instruction de Bordeaux lui donnera-t-elle raison ? Il fait allusion aussi à une possible requête en suspicion légitime contre le juge à cause de son article du mois de juin 2012. Il écrit dans le JDD un article très partisan, avec une citation erronée, où il feint de s'interroger sur les motivations de JMG pour laisser croire à la partialité politique de ce dernier. Je redoute je ne sais quoi, mais de mauvais augure pour Gentil, avec un Thierry Herzog chauffé à blanc et préparé à tirer toutes les conséquences de l'action pourtant légitime de Gentil contre Guaino. Tout sera mis en oeuvre pour que le sort judiciaire de NS lui permette encore un avenir politique.
Je suis d'autant plus persuadé qu'on se trouve confronté à une configuration exceptionnelle pour le meilleur et pour le pire qu'à ma grande stupéfaction j'ai pu lire un article de Me Georges Kiejman venant se mêler d'une affaire à laquelle, il est vrai, il n'était pas totalement étranger mais qui ne nécessitait pas de sa part un avis qui ne lui était pas demandé sur l'infraction d'abus de faiblesse et sur son imputabilité en l'occurrence à NS qui n'est que mis en examen de ce chef, donc présumé innocent, donc aussi assujetti à un avenir judiciaire incertain. Qu'un avocat avec le talent, l'histoire, l'influence de Me Kiejman se soit aventuré dans une telle prise de position anticipée, inutile et imprudente - "mauvais coup à la justice" ! - manifeste comme des forces troubles se coalisent pour freiner, délégitimer avant l'heure une instruction qui doit être bien peu critiquable et bien conforme à la vérité pour qu'on veuille ainsi s'acharner contre elle et faire douter des capacités juridiques de ceux qui la mènent !
Un garde des Sceaux pas seulement enivrée par l'encens parlementaire du mariage pour tous aurait mis depuis longtemps un holà décisif à ces offensives qui n'ont rien à voir avec la contradiction au coeur d'une bonne justice mais tout avec une machine de guerre pour empêcher que justice, quelle qu'elle soit, soit faite. Christiane Taubira est confrontée à une restriction de ses crédits. Est-elle la cause ou la conséquence de son action seulement verbale ? Sauf pour la gauche énamourée et nostalgique, elle n'a plus de crédit comme ministre parce qu'elle n'a su depuis le début que résister à la tentation de l'action concrète et opératoire. Le verbe s'est fait Taubira mais la politique pénale n'a pas suivi. Elle ne s'est pas immiscée dans le cours de ces affaires sensibles et cette heureuse abstention lui a interdit aussi, par là même, de pourfendre l'attitude d'une opposition qui a lâché sa bride comme elle désirait. CT n'a fait que le service minimal pour défendre Gentil parce que partisane et sectaire, décrédibilisée, dépassée, elle regarde, parle et poursuit son inaction.
JMG n'est pas seul. Il doit le savoir. J'ai honte de cette droite. Cette gauche n'est guère irréprochable. Il y a les citoyens.
Puisqu'avec NS, la politique n'est jamais loin du judiciaire, gardons en mémoire une autre promesse trahie : "Si je perds, vous n'entendrez plus jamais parler de moi". Cet engagement date du mois de janvier 2012.
Oui, honneur à Jean-Michel Gentil, à la Justice, à l'Etat de droit, à une authentique démocratie, honte aux aboyeurs qui la déshonorent.
Franchement, même avec un pouvoir socialiste qui peine, avec un ministre de la Justice qui échoue, avec un président de la République qu'on accable de sarcasmes, même en chanson, et qui tient son cap, avec ou sans NS en 2017 avez-vous vraiment envie de les voir revenir, ceux qui ont tout oublié des cinq ans passés, dépassés et rien appris de leur défaite ?

"Chypre : La crise qui change tout" Cette Europe qu'il faut battre dans les urnes 2


Chypre : La crise qui change tout
DAVID CAYLA*
Mardi 26 Mars 2013

La Banque [internationale] pourrait mettre en place
un compte en faveur d'une autorité
de gouvernance supranationale
chargée de préserver la paix
et de maintenir l'ordre international.
Si un quelconque pays venait à empiéter sur ses ordonnances
convenablement autorisées,
cette autorité de gouvernance pourrait être habilitée
à saisir les gouverneurs de la Banque des Règlements
afin de geler le compte de la banque centrale
du pays délinquant envers l'une de ses ordonnances
et empêcher toute transaction
sur ce compte en dehors de son autorité.
Ceci consituerait une excellente machinerie
pour imposer un blocus financier.
The Bank might set up an account in favour of the supranational policing body charged with the duty of preserving the peace and maintaining international order. If any country were to infringe its properly authorised orders, the policing body might be entitled to request the Governors of the Clearing Bank to hold the Clearing Account of the central bank of the delinquent country to its order and permit no further transactions on the account except by its authority. This would provide an excellent machinery for enforcing a financial blockade.

John Maynard Keynes (1941)


« Ultimatum », « blocus »...

On peine à croire que de telles expressions aient pu être utilisées pour commenter l'actualité européenne. C'était la guerre. La guerre économique. Au petit matin du 16 mars, après une nuit de négociations, les autorités européennes avaient convaincu le président chypriote d'imposer une série de mesures de rigueur et une taxation des comptes bancaires pour éviter la faillite du système bancaire de l'île. La population était sensée se soumettre, le Parlement devait entériner. Ainsi va la démocratie en Europe ; la Troïka devient l'instance proconsulaire de tout pays qui demande l'aide européenne. Ainsi va la solidarité en Europe ; on fait payer aux peuples les mesures qui sont sensées éviter la faillite généralisée du système bancaire européen.

LE LAXISME FINANCIER DE L'UNION EUROPÉENNE
Car c'est bien là l'ironie de la situation présente. Pendant des années, l'Union n'a cessé d'encenser des « modèles » économique tels que l'Espagne et l'Irlande dans lesquels se sont développées de gigantesques bulles financières et immobilières ; elle a activement favorisé la dérégulation et l'autorégulation des banques sans jamais en mesurer les risques ; elle a accepté que se développe en son sein des paradis fiscaux, des places financières géantes et hors de tout contrôle qui ont prospéré grâce à la souplesse de leur législation et à l'opacité de leur système bancaire. Rivées sur les chiffres des déficits et des dettes publiques, obnubilées par la flexibilisation du marché du travail, les dirigeants européens n'ont été capable ni de prévenir, ni de comprendre la gigantesque bulle financière qui s'est créée depuis l'instauration de la monnaie unique. 
Les chiffres sont pourtant éloquents. En décembre 1999, l'endettement total de la zone euro s'élevait à environ deux fois et demi son PIB (258%). En juin 2010, quelques dix ans plus tard, cet endettement atteignait 375 % du PIB. 

D'où cette explosion de la dette est-elle venue ? Clairement pas des États, dont l'endettement n'a pratiquement pas augmenté sur cette période. C'est principalement la dette du secteur financier qui explique la hausse de l'endettement de l'économie européenne. Une dette qui a plus que doublé en à peine dix ans, pour représenter près de 100 % du PIB en 2010. Cette dette du système financier, qui s'est accrue indépendamment de l'activité économique est bien évidemment un facteur important d'instabilité et de fragilisation du système bancaire européen. 

Ce qui était très prévisible a donc fini par arriver : la crise américaine des subprimes et la faillite de Lehman Brother ont été les facteurs déclenchants, l'étincelle qui a mis le feu aux banques. Or, face à cette crise, la réponse européenne a été remarquable de constance. Quoi qu'il arrive, il ne fallait surtout pas faire payer ceux qui avaient accumulés un tel stock de dettes, les banques et les créanciers. 

PROTÉGER LES CRÉANCIERS ET FAIRE PAYER LES ÉTATS
Qui dit dette dit créance. Qui dit hausse de la dette, dit hausse des créances. On ne mesure bien l'effet de cette bulle qu'en comparant la situation actuelle avec celle de 1999. Ainsi, revenir au ratio d'endettement qui prévalait à l'époque reviendrait à faire disparaître une dette équivalent à 120 % du PIB de la zone euro soit... environ 11 000 milliards d'euros. 11 000 milliards d'euros de dettes en moins, ce qui signifie 11 000 milliards d'euros de créances en moins. Or, puisqu'il faut éviter de faire payer les créanciers, il devient nécessaire d'intervenir à chaque départ de feu. Si une banque fait faillite, l'État doit se porter à son secours ; si un État fait faillite, d'autres États doivent assurer le remboursement des créances. Cette logique de sapeur Camembert ne pouvait conduire qu'à l'austérité généralisée. L'austérité doit ici être entendue comme le produit d'une logique qui consiste à rembourser 11 000 milliards d'euros de dettes en ponctionnant l'activité économique, c'est à dire en taxant ceux qui produisent des richesses, les travailleurs, les entreprises ; et en diminuant les prestations sociales, la qualité des services publics. 
Le souci c'est que cette stratégie a précipité de nombreux pays dans la dépression et n'a rien résolu du tout ; car au fur et à mesure que les créances sont payées, l'activité économique décroit, souvent de manière plus que proportionnelle. Ainsi, il n'est pas rare que la dette diminue moins vite que ne disparaît l'activité économique. Schématiquement, plus le pays rembourse, plus sa situation économique se dégrade, et plus sa santé financière se précarise. Au lieu de résoudre le problème on l'aggrave. 

LE MALADE MOURRA MALADE
Peut-on d'ors et déjà mesurer le résultat de cette politique ? Entre juin 2010 et juin 2012, la dette domestique de la zone euro est passée de 375 % du PIB à... 371 %, soit un rythme de réduction de la dette de l'ordre de deux points de pourcentage par an. Allez, à cette vitesse encore 60 ans d'austérité et l'Union européenne pourra retrouver son niveau d'endettement de 1999 !... A condition toutefois que l'économie européenne existe toujours à cette date. Ce qui n'est pas dit. En Grèce, les mesures d'austérité ont fait disparaître près du quart de l'activité économique en cinq ans. Si l'on continue sur cette voie, on n'ose imaginer ce que sera devenue la population grecque dans 10 ou 15 ans. 

Mais l'évidence des faits est, lentement, en train de s'imposer aux cerveaux embrumés par les dogmes et les idées simples. Il est impossible à la zone euro de rembourser 11 000 milliards d'euros. Aucune mesure d'austérité ne sera assez forte pour y parvenir. Certes, à force d'austérité, l'économie européenne finira très certainement par disparaître : mais elle disparaîtra endettée. C'est en quelque sorte ce qu'à admis Olivier Blanchard, l'économiste en chef du FMI, lorsqu'il a dû reconnaître, en janvier dernier, que le « coefficient multiplicateur » des dépenses publiques était supérieur à 1 ; c'est à dire que toute réduction des dépenses, toute hausse des recettes publiques, entraîne immanquablement une réduction de l'activité économique supérieure aux économies réalisées. Autrement dit, toute ponction sur l'activité économique génère une perte d'activité plus grande que le montant de dette qu'elle rembourse. Si l'on part du principe qu'il faut réduire la dette de 120 % du PIB, on en déduit assez logiquement que la zone euro sera encore très endettée lorsque son PIB tombera à zéro. 

UN INSOLUBLE PROBLÈME DE PLOMBERIE
Tout cela peut se comprendre simplement. L'erreur est de confondre les stocks et les flux. La dette est un stock, le PIB est un flux. La stratégie de la rigueur consiste à prélever sur le flux pour abonder le stock. Sauf que ce flux est un flux circulaire. Toute dépense d'un agent économique est une recette pour un autre agent économique. En prélevant sur les dépenses, on diminue le volume du flux et donc la capacité à prélever plus tard sur les recettes qu'auraient entraînées ces dépenses. Imaginons de l'eau qui circule dans un bassin en circuit fermée. S'il y a cent litres d'eau qui circule, vous ne pourrez certainement pas remplir un seau de 120 litres en prélevant l'eau du bassin. 

Voilà pourquoi le plan de sauvetage de Chypre change tout. Pour la première fois, les autorités européennes ont admis qu'on pouvait gérer un problème de stocks par... un prélèvement sur les stocks, et que la meilleure façon de le faire c'était de diminuer d'autorité les dettes et les créances. En effet, quelle que soit la manière dont on le prend, le plan européen de taxation des comptes bancaires revient à un plan de restructuration des dettes. 

CHYPRE : LABORATOIRE D'UNE SOLUTION NOUVELLE ?
En quoi a consisté ce plan ? Les banque chypriotes sont en situation de faillite. Elles ont besoin de 17 milliards d'euros. Une partie de ces 17 milliards devait être financée par l’État chypriote via un prêt de 10 milliards accordé par les autres États européens, ce surcroît de dette publique devant être remboursé par d'absurdes mesures d'austérité. C'est le jeu classique de la socialisation des pertes auquel la Troïka nous a habitué. Mais c'est dans l'autre partie que réside l'originalité du plan : taxer les dépôts et l'épargne des clients des banques chypriotes. En effet, les déposants sont aussi les principaux créanciers des banques. C'est bien une partie de cet argent qui a été mal placé et qui a été perdu. Si on laissait les banques chypriotes faire faillite, la plus grande partie des 17 milliards d'euros de pertes serait de toute façon payée par leurs clients. Au final, le plan a donc consisté à ne faire contribuer les déposants qu'à hauteur de 7 milliards. 7 milliards de créances et de dettes qui ont disparues en quelques heures, soit l'équivalent du tiers du PIB de l'île. 

Certes, de l'argent qui disparaît, cela signifie bien un appauvrissement de la population. Mais ce n'est pas le même argent que celui qu'on taxe lorsqu'on mène une politique d'austérité. Ici, il s'agit d'argent stocké dans les comptes d'épargne et qui n'avait pas forcément vocation à être dépensé dans l'immédiat. C'est en quelque sorte un argent stérile qui n'alimente pas le flux économique, surtout si l'on considère que l'on parle d'une taxe qui ne devrait concerner que les sommes supérieures à 100 000 euros. 

L'ALTERNATIVE À L'AUSTÉRITÉ : FAIRE PAYER LES CRÉANCIERS

J'ai  l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume
je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens ...
Ubu Roi (1888)
Au final, le plan chypriote est le signe d'un vrai changement de paradigme. On commence à comprendre que ce ne sera pas par le remboursement des dettes que se réglera la crise européenne, mais par l'organisation d'une restructuration globale des dettes. Cette restructuration impliquera mécaniquement des pertes pour les créanciers, c'est à dire pour toute personne qui aura accumulé des stocks de créances et d'argent dans le système financier européen. 

On peut donc s'attendre à ce que cette solution soit imitée, sans doute dans des modalités différentes. Si cela fait peur aux épargnant européens et les incite à dépenser leur argent, ce sera au bénéfice des flux économiques et de l'emploi. Si cela incite les États européens à contrôler plus sérieusement les mouvements financiers pour éviter la panique et l'exode de leur épargne nationale (comme on le voit actuellement à Chypre), ce sera aussi une très bonne chose. Si cela permet de résoudre la crise selon des modalités discutées, où l'on décide qui paie et combien, quels épargnants sont mis à contribution et selon quelle règles, alors ce ne pourra que renforcer le contrôle démocratique des forces économiques et ce sera aussi une très bonne chose. Enfin, si cela permet d'éviter l'absurde austérité actuelle, ce sera toujours ça de gagné pour tous ceux qui souffrent et qui sont victimes depuis cinq ans d'une crise dont ils ne sont pas responsables. 


*David Cayla, Docteur en économie et Maître de conférence