samedi 26 septembre 2020

La démocrature, une démocratie d'apparence

 

Sur fond de ressentiment social, monte une vague populiste qui conforte les régimes autoritaires.



En 1946, au sortir d’une guerre qu’il avait passée à Londres dans une proximité critique avec le général de Gaulle, Raymond Aron doutait encore du caractère durable du succès des Alliés. Dans l’Introduction à la publication de ses essais publiés dans la revue de la France libre, L’homme contre les tyrans, il posait la question « La victoire des démocraties a-t-elle été plus qu'un épisode d'un destin inexorable ? » Dans la famille libérale, on trouve ainsi, à côté d’une branche qui croit, avec Tocqueville, à l’universalisation inéluctable de la démocratie, une autre plus pessimiste. Celle-ci redoute que les divisions internes, la promotion de l’individu et son éloignement des affaires publiques n’affaiblissent le « pire des régimes à l’exception de tous les autres », comme disait Churchill, ce conservateur libéral.

Un demi-siècle plus tard, le camp de la démocratie paraissait bien plus confiant. Durant les trois dernières décennies du XX° siècle en particulier, les dictatures étaient tombées progressivement, un peu partout, de l’Afrique du Sud à l’Europe centrale, de la Thaïlande au Brésil. Dans notre naïveté, nous imaginions notre système de gouvernement tellement désirable que le monde entier allait s’y convertir. Et en ce début de XXI° siècle, les Printemps arabes de 2011, ont semblé, un moment, confirmer le caractère inéluctable de la démocratie.

Nous avions tort, explique Renée Fregosi politologue spécialiste de l’Amérique latine, le type de régime qui a le vent en poupe, ce n’est pas la démocratie, c’est la démocrature. Cela sonne encore mieux en espagnol, democradura. Il désigne un système hybride que nous voyons se répandre, de la Russie au Venezuela, en passant par la Turquie et l’Asie centrale. La démocrature mêle des éléments de démocratie, comme la tenue d’élections et d’autres qu’il nomme : « le justicialisme. »

Le justicialisme est un populisme. Au nom d’un mot d’ordre de « justice », assez vague mais mobilisateur, un leader charismatique, qui semble en campagne électorale permanente, lance l’anathème sur des « élites », qu’il accuse d’avoir trompé le peuple. Il s’alimente au sentiment égalitariste des moins instruits, ceux qui ont le sentiment de n’avoir aucune prise sur les évènements et de ne pas être pris en considération. Il prône un idéal de justice « abstrait, immédiat et total », « fondé sur un ressentiment profond et diffus », qui s’exprime en deux slogans : « justice pour le peuple, châtiment des coupables ! »

A la différence des totalitarismes ou des tyrannies classiques, la démocrature n’attaque pas de front l’idéal démocratique. Au contraire, elle prétend la réaliser de manière plus authentique, en « rendant la parole au peuple », « baillonné par les élites ».

Formellement, ce type de régime se légitime par la tenue d’élections ; mais celles-ci sont contrôlées à chaque étape de leur déroulement. En amont, par l’invalidation, voire par l’emprisonnement, des candidats hostiles au régime qui risqueraient d’être élus ; ainsi, du maire de Caracas, Antonio Ledezma. Voire de leur assassinat, comme Boris Nemtsov, à Moscou, Alexeï Navalny, emprisonné plusieurs fois et qui a été empoisonné. Ou lors du vote, par des achats de voix, des tricheries de tous ordres. Quant au dépouillement, il est, bien sûr contrôlé par les hommes du parti-Etat, qui en profitent pour bourrer les urnes. Le contentieux électoral est lui-même entre les mains de juges inféodés au pouvoir.

Dans de nombreux cas, on remarque que le président réélu une première fois fait modifier la Constitution, afin de pouvoir se représenter sans limites. Pour contourner cet écueil, Poutine a imaginé un système ridicule d’alternance aux postes de président de la Fédération et de premier ministre, avec Medvedev. C’est d’ailleurs comme un coup d’arrêt sur la voie d’une dérive justicialiste qu’il faut interpréter le refus des électeurs boliviens, d’accorder, le mois dernier, à Evo Morales l’autorisation de solliciter un quatrième mandat en 2019.

Ces régimes sont dangereux parce qu’ils reposent sur l’antagonisation, le clivage, la diabolisation des adversaires politiques ; ils propagent la théorie du complot, usent parfois de l’antisémitisme. Ils refusent le consensus négocié, la conciliation – qui sont au cœur même de l’idée démocratique. Ils tolèrent la violence politique, quand ils ne l’encouragent pas.


Nous qui nous croyons à l’abri, observons bien ce qui se passe aujourd’hui en Hongrie, ou encore le déroulement des meetings de Donald Trump. Les personnalités charismatiques sachant manier les jeux de mots provocateurs plutôt que les indices économiques ne manquent pas. Et le ressentiment de catégories sociales qui peuvent à juste titre s’estimer lésées et reléguées non plus…. La rencontre des deux peut se révéler explosive.