lundi 11 novembre 2019

Seul, dans le secret de ton cœur, tu as honte « Camarade » ?

Nathalie Bianco
Alors, Jean-Luc, comment ça va ?

Tu permets que je te tutoie, Camarade. Après tout « camarade » nous l’avons été, nous « peuple de gauche » et même si ce n’était plus trop le cas depuis longtemps, je continuais à nourrir une certaine forme de tendresse pour toi. Un peu comme avec un ex que l’on n’arrive pas à détester complètement et qu’on regarde toujours avec une pointe de nostalgie, même si on sait que c’est bel et bien terminé.
Il faut dire que tu as su m’en donner des frissons... Ton magnifique discours lors de l’enterrement de ton ami Charb vois-tu encore aujourd’hui je ne peux y repenser sans pleurer.
Et donc, alors, Camarade, c’était comment cette manifestation ? Raconte. Tu étais à l’aise au milieu des pires entrepreneurs identitaires et des intégristes ? Tu as serré des paluches ? J’ai vu qu’il y avait dans la manif des jeunes enfants à qui on a fait porter une étoile jaune. Tu as trouvé ça mignon qu’on compare le sort réservé aux enfants juifs séparés de leurs parents, déportés, exécutés, gazés à celui des enfants de confession musulmane qui ont à subir… quoi en fait ? Concrètement ?
Et Madjid Messaoudene, tu l’as vu alors ? Il est sympa ? T’as fait un selfie ? Tu sais ce grand type rigolo, élu de Saint Denis qui, au lendemain de la tuerie de Toulouse tweetait en rafale des blagues et des jeux de mots sur Mohamed Merah (je n’oublie pas merah cine / qu’est ce que tu merah-conte etc). Mort de rire. Enfin mort oui, surtout les enfants de l’école maternelle.
Bon, et à part ça… Il y avait du beau monde ? Tu l’as vu Nader Abou Anas ? Mais si enfin, le salafiste qui dit qu’une femme doit être obéissante à son mari et qu’elle ne doit sortir de chez elle qu’avec sa permission ! Il était là ?
Et l’autre, tu sais le rigolo, qui explique aux enfants qu’ils vont finir en cochon s’ils écoutent de la musique il est venu aussi ? Celui qui dit dans ses prêches qu’une femme non voilée n’a pas de pudeur et pas d’honneur et qu’elle ne doit pas s’étonner de subir des agressions tu vois de qui je parle ?
Et les gens de l’association « participation et spiritualité musulmane", tu les as croisés ? Mais si souviens-toi, les homophobes, les anti-avortements excités de la « Manif pour Tous » les potes de CIVITAS quoi. Ça y’est tu les remets ? Ils devaient être tout près des pancartes demandant l’abrogation des lois de 2004.
N’empêche, ça a dû te faire drôle, toi le progressiste, le laïque passionné, l’universaliste, toi qui expliquais en 2010 que les femmes voilées se stigmatisaient toutes seules, toi qui récusais le terme même d’islamophobie en défendant le droit à critiquer les religions, toi qui déplorais en 2018 que la religion devienne de plus en plus ostentatoire dans notre société…
Alors dis-moi Camarade, ça t’a fait quoi quand Marwan Muhamad, du CCIF, l’officine officieuse des Frères musulmans a fait scander à la foule « allahou Akbar » ? ça t’a pas un peu terrifié d’écouter ce cri qui aura été le dernier qu’auront entendu tes amis de Charlie Hebdo juste avant de s’écrouler ?
Et quand ils ont fait huer le nom des opposants qui sont déjà menacés, Mohamed Sifaoui, Bouvet, Zineb etc qu’as-tu fais Jean luc ? Tu as tapé dans tes mains en rythme aussi ou tu t’es discrètement bouché les oreilles ?
Je voudrais juste savoir Camarade. J’ai besoin de comprendre.
Est-ce qu’il y a un moment, même fugace où le souvenir de Charb, de son poing crânement levé, de son sourire malicieux, de son testament « lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie » t’a glacé le sang ?
Est-ce que à un moment, t’est revenu le souvenir de tes mots, si beaux, si forts à l’enterrement de ton ami : « La mort est passée. Elle rôde encore autour de nous et nous sentons son souffle froid (…)Tremblants de peine et sidérés, nous sommes venus nous réchauffer une fois de plus auprès de lui. Car Charb tisonnait si bien pour nous la braise rouge ! Rouge ! Contre la cendre des convenances boursouflées et des certitudes aveuglées, nos rires étaient ses incendies du vieux monde! (…) Charb, tu as été assassiné comme tu le pressentais par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques religieux, crétins sanglants qui vocifèrent de tous temps. Charb, ils n’auront jamais le dernier mot tant qu’il s’en trouvera pour continuer notre inépuisable rébellion »
Je voudrais juste savoir Camarade. Ça fait quoi de renier ses valeurs dans l’espoir de glaner des voix communautaires ? ça fait quoi de trahir ses amis ?
Je voudrais juste savoir Camarade. Est-ce que ce soir, comme nous tu te prends la tête entre tes mains ? Est-ce que au moins, maintenant, tout seul, dans le secret de ton cœur, tu as honte « Camarade » ?

dimanche 10 novembre 2019

Macronisme et pauvreté LAURENT JOFFRIN

On entend souvent que les politiques ne servent à rien, que droite et gauche mènent des politiques identiques, que les gouvernements successifs finissent par se ressembler comme deux gouttes d’eau. Léger problème : les chiffres disent le contraire. Un chiffre, en tout cas, symbolique en ce jour dédié à la lutte mondiale contre la misère : le taux de pauvreté.
L’Insee vient de publier l’indicateur avancé qui mesure le nombre de Français, et souvent de Françaises, percevant moins de 1 050 euros par mois : il a augmenté en 2018 à 14,7%, pour un total de 9,3 millions de personnes, contre 14,3% en 2017.

Sur une plus longue période, le même indicateur a augmenté après la crise de 2008, pour décroître nettement de Sarkozy à Hollande et se stabiliser à ce niveau plus bas jusqu’en 2017 (malgré une croissance étique). Il remonte depuis l’élection d’Emmanuel Macron (alors que la croissance s’est améliorée). De la même manière, l’indice de Gini, qui exprime l’inégalité des revenus, s’est dégradé depuis 2017 (alors que la situation s’était améliorée de 2012 à 2017), principalement à cause des mesures fiscales prises en faveur des catégories les plus aisées. Comme on dit en anglais, et contrairement aux idées reçues, politics matter, la politique compte. Celle qui favorise les «premiers de cordée» pénalise les derniers : la corde est élastique et ils sont à la traîne.
Certes, ce gouvernement, qui n’est pas forcément dédié à l’écrasement des pauvres, a relevé certains minima sociaux. Mais il a raboté énergiquement d’autres prestations (en matière de logement notamment), ce qui débouche sur un solde négatif. Décidément le macronisme n’est pas un socialisme. Ce qui n’est pas étonnant : il a décrété que la distinction droite-gauche n’existait plus. Vieille idée qui émane en général de la droite.
Un coup d’œil sur l’évolution du taux de pauvreté à moyen terme permet de détecter au passage quelques vérités souvent oubliées. La France, qu’on décrit parfois comme une terre de misère, présente l’un des taux de pauvreté les plus bas d’Europe (et donc du monde), dans un groupe de pays égalitaires où l’on trouve le Danemark, la Norvège ou les Pays-Bas. L’alternance de gouvernements libéraux-colbertistes et sociaux-démocrates y est pour quelque chose. Politics matter.
On entend encore que le progrès n’existe plus, que le bien-être matériel stagne. Encore faux : le taux de pauvreté a été divisé par deux entre 1970 et 1990. Il évolue à un niveau bas depuis cette date, selon les politiques menées. C’est encore beaucoup trop, évidemment. Mais on a progressé…
Cette stagnation relative de l’indicateur depuis le début du siècle (avec les variations précitées, selon les politiques menées) s’explique pour l’essentiel par la faiblesse de la croissance. Les sympathiques partisans de la décroissance qu’on trouve dans les rangs des écologistes pourraient peut-être en tenir compte. Si, au lieu de croître lentement, le PIB commençait à diminuer rapidement, on ne voit pas très bien comment la pauvreté pourrait reculer. On peut consommer autrement, plus intelligemment, dans le respect de l’impératif écologique. Mais consommer moins quand on gagne 1 050 euros, est-ce une bonne idée ? Une aporie sur laquelle les avocats des «limites», également procureurs de la «croissance verte» gardent un silence pudique…
LAURENT JOFFRIN