mardi 10 septembre 2019

Démocrates contre la démocratie


Démocrates contre la démocratie

Les péripéties baroques qui émaillent la vie politique en Italie et au Royaume-Uni débouchent sur un phénomène plutôt rassurant : l’étonnante résilience des institutions démocratiques face à la vague populiste.
En Italie, la Ligue de Matteo Salvini, après avoir joué son va-tout dans un excès de confiance, se retrouve hors les murs, réduite au ministère de la parole. Si le nouveau gouvernement tient (pas sûr…) et s’il parvient à gouverner correctement, il peut réduire pour près de quatre années le national-populisme à l’impuissance, en espérant une nouvelle donne lors des futures élections.
Au Royaume-Uni, le Parlement a minutieusement contrecarré le projet de «hard Brexit» au forceps présenté par Boris Johnson au nom de la volonté populaire (interprétée par lui). En votant une loi qui contraint le gouvernement à demander un report du Brexit si aucun accord n’est conclu entre-temps avec l’Union européenne, il a placé le Premier ministre dans un corner : soit il démissionne pour rester fidèle à sa parole, soit il passe outre, mais il risque alors de se retrouver hors la loi (apparemment, un tel geste serait passible de la prison).
Les nationaux-populistes crient dans les deux cas à la «dictature des élites» et à la négation de la souveraineté populaire. C’est là qu’un petit rappel aux principes s’impose. Contrairement à ce qu’ils voudraient faire croire, la démocratie, système plus subtil qu’il n’en a l’air et longuement éprouvé par l’Histoire, ne se résume pas à la souveraineté populaire. Elle suppose à la fois le respect de la volonté du peuple et celui de l’Etat de droit, consacré par la Loi fondamentale, qu’on ne peut modifer qu’à des majorités très qualifiées. Pour faire court, si d’aventure une majorité décidait librement d’instaurer un régime autoritaire dans tel ou tel pays, celui-ci ne serait plus une démocratie, mais une dictature, serait-elle approuvée par le peuple. La démocratie protège les libertés publiques et les droits de la minorité. Que ceux-ci soient violés et nous sortons du cadre démocratique, quand bien même ce sera it la volonté de la majorité.
Dans ces conditions, la résistance des Parlements – eux-mêmes élus – aux coups de boutoir nationalistes est parfaitement légitime. A condition bien sûr que les députés reviennent devant les électeurs à l’échéance prévue – ou avant – pour leur permettre de trancher le conflit. Ce qui sera le cas dans les deux pays qui nous servent d’exemple : dans quatre ans au plus tard en Italie ; sans doute très bientôt au Royaume-Uni (Johnson et Corbyn se rejoignent sur le principe, le différend tourne autour de la date exacte des élections).
Les nationaux-populistes cherchent en fait à nier le rôle des représentants, des instances intermédiaires, au profit d’une adhésion directe, affective, souvent sommaire, à un leader fort porteur d’idées simples. Pour eux, tout obstacle à la volonté populaire exprimée par une voie directe (référendum, élection présidentielle) est rangé dans la catégorie des pièges disposés par l’establishment, par «l’oligarchie», sur la route radieuse du peuple. Alors que cette volonté est elle-même ambiguë. Au Royaume-Uni, personne ne sait si le peuple veut un «hard Brexit» ou bien une sortie négociée avec l’Union, s’il souhaite ou non le rétablissement d’une frontière en Irlande, principale pomme de discorde dans le débat, mais dont la campagne référendaire, à l’époque, n’avait pas soufflé mot. Seuls des représentants élus, en l’espèce, peuvent dégager sur ce point inextricable un compromis acceptable par les parties, toutes réa lités que les nationaux-populistes laissent soigneusement dans l’ombre, pour trébucher ensuite sur elles faute de les avoir étudiées sérieusement.
Les nationaux-populistes se targuent d’incarner la volonté directe du peuple. Mais ils passent leur temps à la détourner et à la travestir, au nom d’une démocratie directe mythique et biaisée, alors que la démocratie, comme le montre l’Histoire, ne peut fonctionner sans représentants élus, sans élaboration patiente des décisions et sans compromis intelligents.
LAURENT JOFFRIN