Sécurité alimentaire, droit social,
écologie...
Le traité
transatlantique,
un typhon
qui menace les
Européens
Engagées
en 2008, les discussions sur l’accord de libre-échange entre le Canada et
l’Union européenne ont abouti le 18 octobre. Un bon présage pour le
gouvernement américain, qui espère conclure un partenariat de ce type avec le
Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet ardemment soutenu par les
multinationales leur permettrait d’attaquer en justice tout Etat qui ne se
plierait pas aux normes du libéralisme.
La Banque [internationale] pourrait mettre en place un compte en faveur
d'une autorité de gouvernance supranationale chargée de préserver la paix et de
maintenir l'ordre international.
Si un
quelconque pays venait à empiéter sur ses ordonnances convenablement
autorisées, cette autorité de gouvernance pourrait être habilitée à saisir les
gouverneurs de la Banque des Règlements afin de geler le compte de la banque
centrale du pays délinquant envers l'une de ses ordonnances et empêcher toute
transaction sur ce compte en dehors de son autorité. Ceci constituerait une
excellente machinerie pour imposer un blocus financier.
The Bank might set up an account in favour of
the supranational policing body charged with the duty of preserving the peace
and maintaining international order. If any country were to infringe its
properly authorised orders, the policing body might be entitled to request the
Governors of the Clearing Bank to hold the Clearing Account of the central bank
of the delinquent country to its order and permit no further transactions on
the account except by its authority. This would provide an excellent machinery
for enforcing a financial blockade.
John Maynard Keynes (1941)
Imagine-t-on des multinationales traîner
en justice les gouvernements dont l’orientation politique aurait pour effet
d’amoindrir leurs profits ? Se conçoit-il qu’elles puissent
réclamer — et obtenir ! — une généreuse compensation
pour le manque à gagner induit par un
droit du travail trop contraignant ou par une législation environnementale trop
spoliatrice ? Si
invraisemblable qu’il paraisse, ce scénario ne date pas d’hier. Il figurait
déjà en toutes lettres dans le projet d’accord multilatéral sur
l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les
vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) (1). Divulguée in extremis, notamment par Le Monde diplomatique, la copie souleva une vague de
protestations sans précédent, contraignant ses promoteurs à la remiser. Quinze
ans plus tard, la voilà qui fait son grand retour sous un nouvel habillage.
L’accord
de partenariat transatlantique (APT) négocié depuis juillet 2013 par les
Etats-Unis et l’Union européenne est une version modifiée de l’AMI. Il prévoit
que les législations en vigueur des deux
côtés de l’Atlantique se plient aux normes du libre-échange établies par et
pour les grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions commerciales pour le pays contrevenant, ou
d’une réparation de plusieurs millions d’euros au bénéfice des plaignants.
D’après le
calendrier officiel, les négociations ne devraient aboutir que dans un délai de
deux ans. L’APT combine en les aggravant les éléments les plus néfastes des
accords conclus par le passé. S’il devait entrer en vigueur, les privilèges des
multinationales prendraient force de loi et lieraient pour de bon les mains des
gouvernants. Imperméable aux alternances politiques et aux mobilisations
populaires, il s’appliquerait de gré ou de force, puisque ses dispositions ne
pourraient être amendées qu’avec le consentement unanime des pays signataires.
Il dupliquerait en Europe l’esprit et les modalités de son modèle asiatique,
l’accord de partenariat trans-pacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP),
actuellement en cours d’adoption dans douze pays après avoir été ardemment
promu par les milieux d’affaires américains. A eux deux, l’APT et le TPP
formeraient un empire économique capable de dicter ses conditions hors de ses
frontières : tout pays qui chercherait à nouer des relations commerciales
avec les Etats-Unis ou l’Union européenne se verrait contraint d’adopter telles
quelles les règles qui prévalent au sein de leur marché commun.
Tribunaux spécialement créés
Parce
qu’elles visent à brader des pans entiers du secteur non marchand, les
négociations autour de l’APT et du TPP se déroulent derrière des portes closes.
Les délégations américaines comptent plus de six cents consultants mandatés par
les multinationales, qui disposent d’un accès illimité aux documents
préparatoires et aux représentants de l’administration. Rien ne doit filtrer.
Instruction a été donnée de laisser journalistes et citoyens à l’écart des
discussions : ils seront informés en temps utile, à la signature du
traité, lorsqu’il sera trop tard pour réagir.
Dans un élan de candeur, l’ancien ministre du
commerce américain Ronald (« Ron ») Kirk a fait valoir l’intérêt « pratique » de « préserver
un certain degré de discrétion et de confidentialité (2) ». La dernière fois qu’une version de travail
d’un accord en cours de formalisation a été mise sur la place publique, a-t-il
souligné, les négociations ont échoué — une allusion à la Zone de libre-échange
des Amériques (ZLEA), une version élargie de l’Accord de libre-échange
nord-américain (Alena) ; le projet, âprement défendu par
M. George W. Bush, fut dévoilé sur le site Internet de l’administration
en 2001. A quoi la sénatrice Elizabeth Warren rétorque qu’un accord
négocié sans aucun examen démocratique ne devrait jamais être signé (3).
L’impérieuse
volonté de soustraire le chantier du traité américano-européen à l’attention du
public se conçoit aisément. Mieux vaut prendre son temps pour annoncer au pays
les effets qu’il produira à tous les échelons : du sommet de l’Etat
fédéral jusqu’aux conseils municipaux en passant par les gouvernorats et les
assemblées locales, les élus devront redéfinir de fond en comble leurs
politiques publiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les
secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix
des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, culture,
droits d’auteur, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration :
pas un domaine d’intérêt général qui ne passe sous les fourches caudines du
libre-échange institutionnalisé. L’action politique des élus se limitera à
négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les miettes de
souveraineté qu’ils voudront bien leur consentir.
Il est d’ores et déjà stipulé que les pays
signataires assureront la « mise en conformité de leurs
lois, de leurs règlements et de leurs procédures » avec les
dispositions du traité. Nul doute qu’ils veilleront scrupuleusement à honorer
cet engagement. Dans le cas contraire, ils pourraient faire l’objet de
poursuites devant l’un des tribunaux spécialement créés pour arbitrer les
litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotés du pouvoir de prononcer
des sanctions commerciales contre ces derniers.
L’idée peut paraître invraisemblable ; elle s’inscrit pourtant dans la philosophie des traités
commerciaux déjà en vigueur. L’année dernière, l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) a ainsi condamné les
Etats-Unis pour leurs boîtes de thon labellisées « sans danger pour les dauphins », pour l’indication du pays d’origine sur les
viandes importées, ou encore pour l’interdiction du tabac parfumé au bonbon,
ces mesures protectrices étant considérées comme des entraves au libre-échange. Elle a
aussi infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de
millions d’euros pour son refus d’importer des organismes génétiquement
modifiés (OGM). La nouveauté introduite par l’APT et le TTP, c’est qu’ils
permettraient aux multinationales de poursuivre en leur propre nom un pays
signataire dont la politique aurait un effet restrictif sur leur abattage
commercial.
Sous un tel régime, les entreprises seraient
en mesure de contrecarrer les politiques de santé, de protection de
l’environnement ou de régulation de la finance mises en place dans tel ou tel
pays en lui réclamant des dommages et intérêts devant des tribunaux
extrajudiciaires. Composées de trois avocats d’affaires, ces
cours spéciales répondant aux lois de la Banque mondiale et de l’Organisation
des Nations unies (ONU) seraient habilitées à condamner le contribuable à
de lourdes réparations dès lors que sa législation rognerait sur les « futurs profits espérés » d’une
société.
Ce système « investisseur
contre Etat », qui semblait rayé de la carte
après l’abandon de l’AMI en 1998, a été restauré en catimini au fil des années.
En vertu de plusieurs accords commerciaux signés par Washington,
400 millions de dollars sont passés de la poche du contribuable à celle
des multinationales pour cause d’interdiction de produits toxiques,
d’encadrement de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, etc. (4). Sous l’égide de ces mêmes traités, les procédures
actuellement en cours — dans des affaires d’intérêt général comme les brevets
médicaux, la lutte antipollution ou les lois sur le climat et les énergies
fossiles — font grimper les demandes de dommages et intérêts à
14 milliards de dollars.
L’APT
alourdirait encore la facture de cette extorsion légalisée, compte tenu de
l’importance des intérêts en jeu dans le commerce transatlantique. Trois mille
trois cents entreprises européennes sont présentes sur le sol américain par le
biais de vingt-quatre mille filiales, dont chacune peut s’estimer fondée un
jour ou l’autre à demander réparation pour un préjudice commercial. Un tel
effet d’aubaine dépasserait de très loin les coûts occasionnés par les traités
précédents. De leur côté, les pays membres de l’Union européenne se verraient
exposés à un risque financier plus grand encore, sachant que quatorze mille
quatre cents compagnies américaines disposent en Europe d’un réseau de
cinquante mille huit cents filiales. Au total, ce sont soixante-quinze mille
sociétés qui pourraient se jeter dans la chasse aux trésors publics.
Officiellement, ce régime devait servir au
départ à consolider la position des investisseurs dans les pays en
développement dépourvus de système juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droits en cas
d’expropriation. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis ne passent pas
précisément pour des zones de non-droit ; ils
disposent au contraire d’une justice fonctionnelle et pleinement respectueuse
du droit à la propriété. En les plaçant malgré tout sous la tutelle de
tribunaux spéciaux, l’APT démontre que son objectif n’est pas de protéger les
investisseurs, mais bien d’accroître le pouvoir des multinationales.
Procès pour hausse du salaire minimum
Il va sans
dire que les avocats qui
composent ces tribunaux n’ont de comptes à rendre à aucun électorat.
Inversant allègrement les rôles, ils peuvent aussi bien servir de juges que
plaider la cause de leurs puissants clients (5). C’est un tout petit monde que celui des juristes de
l’investissement international : ils ne sont que quinze à se partager 55 % des affaires traitées à ce jour. Evidemment, leurs décisions sont sans appel.
Les « droits » qu’ils ont pour mission de protéger sont formulés de manière
délibérément approximative, et leur interprétation sert rarement les intérêts
du plus grand nombre. Ainsi de celui accordé à l’investisseur de bénéficier
d’un cadre réglementaire conforme à ses« prévisions » — par quoi
il convient d’entendre que le gouvernement s’interdira de modifier sa politique
une fois que l’investissement a eu lieu. Quant au droit d’obtenir une
compensation en cas d’« expropriation indirecte », il signifie que les pouvoirs publics devront mettre la main à
la poche si leur législation a pour effet de diminuer la valeur d’un
investissement, y compris lorsque cette même législation s’applique aussi aux
entreprises locales. Les tribunaux reconnaissent également le droit du capital
à acquérir toujours plus de terres, de ressources naturelles, d’équipements,
d’usines, etc. Nulle contrepartie de la part des multinationales : elles
n’ont aucune obligation à l’égard des Etats et peuvent engager des poursuites
où et quand cela leur chante.
Certains investisseurs ont une conception très
extensive de leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés
européennes engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en
Egypte ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou, l’Alena servant
dans ce dernier cas à protéger le droit de polluer du groupe américain Renco (6). Autre exemple : le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les
législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays
devant un tribunal spécial. Le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly entend se faire justice face
au Canada, coupable d’avoir mis en place un système de brevets qui rend
certains médicaments plus abordables. Le fournisseur d’électricité suédois Vattenfall réclame plusieurs milliards
d’euros à l’Allemagne pour son « tournant
énergétique », qui encadre plus sévèrement les
centrales à charbon et promet une sortie du nucléaire.
Il n’y a pas de limite aux pénalités qu’un
tribunal peut infliger à un Etat au bénéfice d’une multinationale. Il y a un
an, l’Equateur s’est vu condamné à verser la somme record de 2 milliards
d’euros à une compagnie pétrolière (7). Même lorsque les gouvernements gagnent leur procès,
ils doivent s’acquitter de frais de justice et de commissions diverses qui
atteignent en moyenne 8 millions de dollars par dossier, gaspillés au
détriment du citoyen. Moyennant quoi les pouvoirs publics préfèrent souvent
négocier avec le plaignant que plaider leur cause au tribunal. L’Etat canadien
s’est ainsi épargné une convocation à la barre en abrogeant hâtivement
l’interdiction d’un additif toxique utilisé par l’industrie pétrolière.
Pour
autant, les réclamations n’en finissent pas de croître. D’après la Conférence
des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le nombre
d’affaires soumises aux tribunaux spéciaux a été multiplié par dix
depuis 2000. Alors que le système d’arbitrage commercial a été conçu dès
les années 1950, il n’a jamais autant rendu service aux intérêts privés
qu’en 2012, année exceptionnelle en termes de dépôts de dossiers. Ce boom
a créé une florissante pépinière de consultants financiers et d’avocats
d’affaires.
Le projet de grand marché américano-européen
est porté depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique
(Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby mieux connu aujourd’hui sous
l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous
le patronage de la Commission européenne et du ministère du commerce américain,
ce rassemblement de riches entrepreneurs milite pour un « dialogue » hautement constructif entre les
élites économiques des deux continents, l’administration de Washington et les
commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent qui permet aux
multinationales de coordonner leurs attaques contre les politiques d’intérêt
général qui tiennent encore debout des deux côtés de l’Atlantique.
Son objectif, publiquement affiché, est
d’éliminer ce qu’il appelle les« discordes commerciales » (trade irritants), c’est-à-dire d’opérer sur les deux continents
selon les mêmes règles et sans interférence avec les pouvoirs publics. « Convergence régulatoire » et « reconnaissance mutuelle » font
partie des panneaux sémantiques qu’il brandit pour inciter les gouvernements à
autoriser les produits et services contrevenant aux législations locales.
Injuste rejet du porc à la ractopamine
Mais au lieu de prôner un simple assouplissement
des lois existantes, les activistes du marché transatlantique se proposent
carrément de les réécrire eux-mêmes. La Chambre américaine de commerce et
Business Europe, deux des plus grosses organisations patronales de la planète,
ont ainsi appelé les négociateurs de l’APT à réunir autour d’une table de
travail un échantillon de gros actionnaires et de responsables politiques afin
qu’ils « rédigent
ensemble les textes de régulation » qui auront ensuite force de loi aux Etats-Unis
et dans l’Union européenne. C’est à se demander, d’ailleurs, si la présence des
politiques à l’atelier d’écriture commercial est vraiment indispensable…
De fait, les multinationales se montrent d’une
remarquable franchise dans l’exposé de leurs intentions. Par exemple sur la
question des OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de
rendre obligatoire un label indiquant la présence d‘organismes génétiquement
modifiés dans un aliment — une mesure
souhaitée par 80 % des
consommateurs du pays —, les industriels de l’agroalimentaire, là comme en
Europe, poussent à l’interdiction de ce type d’étiquetage. L’Association
nationale des confiseurs n’y est pas allée par quatre chemins : « L’industrie américaine voudrait que l’APT
avance sur cette question en supprimant la labellisation OGM et les normes de
traçabilité. » La très influente Association de l’industrie
biotechnologique (Biotechnology Industry Organization, BIO), dont fait partie
le géant Monsanto, s’indigne pour sa part que des produits contenant des OGM et
vendus aux Etats-Unis puissent essuyer un refus sur le marché européen. Elle
souhaite par conséquent que le « gouffre
qui se creuse entre la dérégulation des nouveaux produits biotechnologiques aux
Etats-Unis et leur accueil en Europe » soit prestement comblé (8). Monsanto et
ses amis ne cachent pas leur espoir que la zone de libre-échange
transatlantique permette d’imposer enfin aux Européens leur « catalogue foisonnant de
produits OGM en attente d’approbation et d’utilisation (9) ».
L’offensive n’est pas moins vigoureuse sur le
front de la vie privée. La Coalition du commerce numérique (Digital Trade
Coalition, DTC), qui regroupe des industriels du Net et des hautes
technologies, presse les négociateurs de l’APT de lever les barrières empêchant
les flux de données personnelles de s’épancher librement de l’Europe vers les
Etats-Unis (lire La traque
méthodique de l’internaute révolutionne la publicité). « Le point
de vue actuel de l’Union selon lequel les Etats-Unis ne fournissent pas une
protection de la vie privée “adéquate” n’est pas raisonnable », s’impatientent les lobbyistes. A la lumière
des révélations de M. Edward Snowden sur le système d’espionnage de
l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA), cet avis
tranché ne manque pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la déclaration de l’US
Council for International Business (USCIB), un groupement de sociétés qui, à
l’instar de Verizon, ont massivement approvisionné la NSA en données
personnelles : « L’accord
devrait chercher à circonscrire les exceptions, comme la sécurité et la vie
privée, afin de s’assurer qu’elles ne servent pas d’entraves au commerce
déguisées. »
Les normes de qualité dans l’alimentation sont
elles aussi prises pour cible. L’industrie américaine de la viande entend obtenir la suppression de la règle
européenne qui interdit les poulets désinfectés au chlore. A l’avant-garde
de ce combat, le groupe Yum !,
propriétaire de la chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur la force de
frappe des organisations patronales. « L’Union
autorise seulement l’usage de l’eau et de la vapeur sur les carcasses », proteste l’Association nord-américaine de la
viande, tandis qu’un autre groupe de pression, l’Institut américain de la
viande, déplore le « rejet injustifié [par Bruxelles] des viandes additionnées de
bêta-agonistes, comme le chlorhydrate de ractopamine ».
La ractopamine est un médicament utilisé
pour gonfler la teneur en viande maigre
chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques pour la santé des bêtes
et des consommateurs, elle est bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels
les Etats membres de l’Union, la Russie et la Chine. Pour la filière porcine
américaine, cette mesure de protection
constitue une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre
fin d’urgence.
« Les producteurs de porc américains
n’accepteront pas d’autre résultat que la levée de l’interdiction européenne de
la ractopamine »,menace le
Conseil national des producteurs de porc (National Pork Producers Council, NPPC).
Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les industriels regroupés au
sein de BusinessEurope dénoncent les « barrières
qui affectent les exportations européennes vers les Etats-Unis, comme la loi
américaine sur la sécurité alimentaire ». Depuis 2011, celle-ci autorise en effet
les services de contrôle à retirer du marché les produits d’importation
contaminés. Là encore, les négociateurs de l’APT sont priés de faire table
rase.
Il en va de même avec les gaz à effet de
serre. L’organisation Airlines for
America (A4A), bras armé des transporteurs aériens américains, a établi une
liste des « règlements
inutiles qui portent un préjudice considérable à [leur] industrie » et que l’APT, bien sûr, a vocation à rayer de
la carte. Au premier rang de cette liste
figure le système européen d’échange de quotas d’émissions, qui oblige les
compagnies aériennes à payer pour leur pollution au carbone. Bruxelles a
provisoirement suspendu ce programme ; A4A
exige sa suppression définitive au nom du « progrès ».
Mais c’est dans le secteur de la finance que
la croisade des marchés est la plus virulente. Cinq ans après l’irruption de la
crise des subprime, les
négociateurs américains et européens sont convenus que les velléités de
régulation de l’industrie financière avaient fait leur temps. Le cadre qu’ils
veulent mettre en place prévoit de lever tous les garde-fous en matière de
placements à risques et d’empêcher les gouvernements de contrôler le volume, la
nature ou l’origine des produits financiers mis sur le marché. En somme, il
s’agit purement et simplement de rayer le mot « régulation » de la carte.
D’où vient cet extravagant retour aux vieilles
lunes thatchériennes ? Il répond notamment aux vœux de
l’Association des banques allemandes, qui ne manque pas d’exprimer ses « inquiétudes » à propos
de la pourtant timide réforme de Wall Street adoptée au lendemain de la crise
de 2008. L’un de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la
Deutsche Bank, qui a pourtant reçu en 2009 des centaines de milliards de
dollars de la Réserve fédérale américaine en échange de titres adossés à des
créances hypothécaires (10). Le mastodonte allemand veut en finir avec la
réglementation Volcker, clé de voûte de la réforme de Wall Street, qui pèse
selon lui d’un « poids
trop lourd sur les banques non américaines ». Insurance Europe, le fer de lance des sociétés
d’assurances européennes, souhaite pour sa part que l’APT« supprime » les
garanties collatérales qui dissuadent le secteur de s’aventurer dans des
placements à hauts risques.
Quant au Forum des services européens,
organisation patronale dont fait partie la Deutsche Bank, il s’agite dans les
coulisses des pourparlers transatlantiques pour que les autorités de contrôle
américaines cessent de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques
étrangères opérant sur leur territoire. Côté américain, on espère surtout que
l’APT enterrera pour de bon le projet européen de taxe sur les transactions
financières. L’affaire paraît d’ores et déjà entendue, la Commission européenne
ayant elle-même jugé cette taxe non conforme aux règles de l’OMC (11). Dans la mesure où la zone de libre-échange
transatlantique promet un libéralisme plus débridé encore que celui de l’OMC,
et alors que le Fonds monétaire international (FMI) s’oppose systématiquement à
toute forme de contrôle sur les mouvements de capitaux, la chétive « taxe Tobin » n’inquiète plus grand monde aux
Etats-Unis.
Mais les sirènes de la dérégulation ne se font
pas entendre dans la seule industrie financière. L’APT entend ouvrir à la
concurrence tous les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général. Les Etats signataires se verraient
contraints non seulement de soumettre leurs services publics à la logique
marchande, mais aussi de renoncer à toute intervention sur les fournisseurs de
services étrangers qui convoitent leurs marchés. Les marges de manœuvre
politiques en matière de santé, d’énergie, d’éducation, d’eau ou de transport
se réduiraient comme peau de chagrin. La fièvre commerciale n’épargne pas non
plus l’immigration, puisque les instigateurs de l’APT s’arrogent la compétence
d’établir une politique commune aux frontières — sans doute pour faciliter
l’entrée de ceux qui ont un bien ou un service à vendre au détriment des
autres.
Depuis quelques mois, le rythme des
négociations s’intensifie. A Washington, on a de bonnes raisons de croire que
les dirigeants européens sont prêts à n’importe quoi pour raviver une
croissance économique moribonde, fût-ce au prix d’un reniement de leur pacte
social. L’argument des promoteurs de l’APT, selon lequel le libre-échange
dérégulé faciliterait les échanges commerciaux et serait donc créateur
d’emplois, pèse apparemment plus lourd que la crainte d’un séisme social. Les
barrières douanières qui subsistent encore entre l’Europe et les Etats-Unis
sont pourtant « déjà
assez basses », comme le reconnaît le représentant américain
au commerce (12). Les artisans de l’APT admettent eux-mêmes que leur
objectif premier n’est pas d’alléger les contraintes douanières, de toute façon
insignifiantes, mais d’imposer « l’élimination,
la réduction ou la prévention de politiques nationales superflues (13) », étant considéré comme « superflu » tout ce qui ralentit
l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, la lutte
contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie.
Il est vrai que les rares études consacrées
aux conséquences de l’APT ne s’attardent guère sur ses retombées sociales et
économiques. Un rapport fréquemment cité, issu du Centre européen d’économie
politique internationale (European Centre for International Political Economy,
Ecipe), affirme avec l’autorité d’un Nostradamus d’école de commerce que l’APT
délivrera à la population du marché transatlantique un surcroît de richesse de
3 centimes par tête et par jour… à partir de 2029 (14).
En dépit de son optimisme, la même étude
évalue à 0,06 % seulement la hausse du produit
intérieur but (PIB) en Europe et aux Etats-Unis à la suite de l’entrée en
vigueur de l’APT. Encore un tel « impact » est-il largement irréaliste, dans la mesure où ses auteurs
postulent que le libre-échange « dynamise » la croissance économique ; une
théorie régulièrement réfutée par les faits. Une élévation aussi infinitésimale
serait d’ailleurs imperceptible. Par comparaison, la cinquième version de
l’iPhone d’Apple a entraîné aux Etats-Unis une hausse du PIB huit fois plus
importante.
Presque toutes les études sur l’APT ont été
financées par des institutions favorables au libre-échange ou par des
organisations patronales, raison pour laquelle les coûts sociaux du traité n’y
apparaissent pas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant
se compter en centaines de millions. Mais les jeux ne sont pas encore faits.
Comme l’ont montré les mésaventures de l’AMI, de la ZLEA et certains cycles de
négociations à l’OMC, l’utilisation du « commerce » comme cheval de Troie pour démanteler les protections sociales
et instaurer la junte des chargés d’affaires a échoué à plusieurs reprises par
le passé. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de même cette fois encore.
Lori M. Wallach
Directrice
de Public Citizen’s Global Trade Watch, Washington, DC, www.citizen.org
Celui
qui fait la loi sait mieux que personne
comment elle doit être éxecutée &
interprêtée.
Il semble donc qu’on ne sauroit avoir une meilleure constitution
que celle où
Le
pouvoir exécutif est joint au
législatif :
Mais c’est cela même qui rend ce
Gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses
qui doivent être distinguées ne le sont pas, & que
le
Prince & le Souverain n’étant que la
même personne,
ne
forment, pour ainsi dire,
qu’un Gouvernement sans Gouvernement.
Iln'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute,
ni que le corps du peuple détourne son
attention des vues générales,
Pour les donner aux objets particuliers.
Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés
dans les affaires publiques,
& l’abus des lois par le Gouvernement
est un mal moindre que la corruption du Législateur, suite infaillible des vues particulieres.
Alors l’Etat étant altéré dans sa substance,
toute réforme devient impossible.
J. J. Rousseau