En souvenir du triomphe de la République
Il y a deux façons de
déserter le combat contre le racisme, cette passion de l’inégalité : le
déconnecter de la question sociale, et donc de ses exigences de justice, ou
l’opposer à celle-ci, en prétendant que l’antiracisme fait diversion. Toutes deux
sont, hélas, présentes à gauche. Et toutes deux nous désarment.
Le jeune Charles Péguy fut un socialiste libertaire, farouchement engagé
dans la cause dreyfusarde contre cette force, alors immense, de la droite
nationaliste, ancêtre de nos droites extrêmes, où macéraient les idéologies
destructrices qui, finalement, allaient l’emporter et ravager l’Europe jusqu’en
1945. Quand, en janvier 1900, il se lance dans l’aventure des Cahiers de la Quinzaine, ce journalisme d’idées où il se
promettait de « dire
la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête,
ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », il consacre le premier numéro au
compte-rendu d’une manifestation ayant eu lieu le dimanche 19 novembre 1899.
Le prétexte officiel de ce défilé fut rapidement emporté par son contexte.
Il s’agissait d’inaugurer la statue de Dalou, à la Nation, commandée par le
conseil municipal de Paris, dédiée au « Triomphe de la République » (le document officiel sur cette fête d’inauguration est consultable
ici). Mais ce rendez-vous survenait au moment précis où les gauches,
dans leur diversité, se ressaisissaient et se rassemblaient dans un pacte dit
de « défense
républicaine », provoqué par l’activisme entêté des défenseurs du capitaine Alfred
Dreyfus qui en avaient fait le symbole d’une République à inventer et Ã
construire dans laquelle l’humanité ne se divise pas, la justice est égale pour
tous et l’Etat ne saurait leur opposer aucune raison, sinon la déraison de son
absolutisme. Une République qui, alors, sut résister aux tentations
autoritaires et démagogiques du boulangisme.
Péguy dira plus tard sa
déception envers la gauche, au point de verser lui-même dans un nationalisme
républicain, sans toutefois céder un pouce de terrain à la droite antisémite.
Mais, en cette première année du Vingtième siècle, il n’est encore
qu’enthousiasme, tant il ressentit cette manifestation comme une juste
récompense pour ceux qui, fort minoritaires au début, s’étaient saisis de la
cause de Dreyfus, la sublimant en un enjeu vital. Il en fut, et non des
moindres, au point de s’imposer, au Quartier latin, en bagarreur en chef face
aux ligues de ce que l’on n’appelait pas encore l’extrême droite.
La gauche, et la
République avec elle, s’est réveillée grâce à ces dreyfusards des premiers
jours qui, pour la plupart, étaient anarchistes – nous dirions aujourd’hui
d’extrême gauche. Ils durent affronter l’hostilité ou le scepticisme des
gauches installées, institutionnelles ou parlementaires, l’esprit de parti et
l’esprit de responsabilité. Les uns se rangeaient à la raison d’Etat qui, au
nom de l’intérêt national, leur conseillait de déclarer innocente l’armée et
son état-major, même s’ils étaient à l’évidence coupables – de faux, de
complots, de mensonges. Les autres s’étonnaient que l’on veuille emmener la
cause du prolétariat sur un territoire supposé ennemi, celui d’un officier
bourgeois, qui plus est juif – l’antisémitisme n’ayant pas de frontière sociale.
Nous le savons, pour connaître la suite de l’histoire : ces
minoritaires sauvèrent l’essentiel, contre les esprits blasés, rangés ou
calculateurs. Et Péguy en était lui-même certain qui, avec cet article de
janvier 1900, racontait le« Triomphe de la République » dans sa prose incomparable, qui
remémore déjà alors qu’elle dit l’actualité. Il y évoquait « l’air jeune et bon garçon » des chants révolutionnaires,
décrivait ces drapeaux flamboyants qui « portaient en lettres noires des
inscriptions comme celles-ci : Vive la Commune ! – Vive la Révolution
sociale ! – 1871 », répercutait ces cris entendus« Vive Zola ! » et « Vive Dreyfus ! » : « Aucune cri, aucun chant, aucune
musique, insistait-il, n’était chargée de révolte enfin libre
comme ce Vive Dreyfus ! ».
« L’explosion de la fête était supérieure et même
rebelle à tout calcul », s ‘émerveillait-il, constatant « une pénétration réciproque du
cortège et de la foule ». Enfin, il regrettait l’absence de Jean Jaurès, « retenu dans l’Ain et dans le Jura
par les soins de la propagande », « non pas seulement parce que ses
camarades l’aiment familièrement, mais aussi parce qu’il manquait vraiment Ã
cette fête, qui lui ressemblait, énormément puissante, et débordante ». Car, ajoutait-il, « ce n’était pas vive la République
amorphe et officielle, mais vive la République vivante, vive la République
triomphante, vive la République parfaite, vive la République sociale, vive
cette République de Dalou qui montait clair et dorée dans le ciel bleu clair,
éclairée du soleil descendant… »
J’ai relu ces lignes au retour de la manifestation parisienne du 30
novembre contre le racisme et pour l’égalité (lire ici mon précédent billet de blog).
Je les ai relues pour me rassurer en convoquant cet héritage, cette lignée de
vaincus dans l’instant et de victorieux pour l’éternité dont le souvenir aide Ã
tenir bon en cette basse époque, la nôtre – de régression et de résignation, de
division et de dispersion. Et je me suis dit qu’un jour, sans nul doute, nous
(ou d’autres qui nous feront suite) saurons inventer une République qui ne soit
ni l’otage des calculs misérables de ceux qui se prétendent républicains (et
antiracistes) tout en trahissant sa promesse égalitaire, ni la prisonnière des
égoïsmes intéressés de ceux que leurs justes causes rendent indifférents aux
universelles humanités.
Puis j’ai collationné
les instantanés que j’avais rapportés de ce défilé où étaient en grand nombre
les ultra-marins et domiens de Paris, selon ces appellations récentes qui
recouvrent Antillais, Guyanais et Réunionnais chers à mon cœur. Tous ces
citoyens et travailleurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui, dans
l’ordinaire de leurs vies, ont ressenti dans leur chair la haine dont
Christiane Taubira fut la cible. Ces photos, je vous les offre comme on lance
des bouteilles à la mer, dans l’espoir que des mains inconnues s’empareront de
leur message. Comme une guirlande de souhaits, entre espérance et inquiétude.
Marchons, marchons...
Un collectif d'organisations appelait à marcher contre le racisme et
plusieurs dizaines de milliers personnes l'ont rejoint à Paris ce samedi 30
novembre. Et dans d'autres villes de France.
SOS Racisme, Collectifdom, CM98, Ligue des Droits de l’Homme, MRAP, LICRA,
UEJF, FIDL, RESF, France Terre d'asile, CFDT, CGT, UNSA, FSU, CFTC, Ligue de
l'enseignement, Union syndicale Solidaires, SNES, FCPE, CIMADE, SNEP, SNUEP, Le
Syndicat des Avocats de France (SAF), Le Syndicat de la Magistrature,
Fédération des Mutuelles de France, UFAT, UNEF, UNL, R=(Respect), EGAM,
FNASAT....
Banlieues du Monde, Ni Pute Ni soumise, Collectif des écrivains nègres,
Association ultramarine de France, Les amis du PPM en France, Haut Conseil des
Maliens de France , Association pour la Promotion de la Langue et de la culture
Soninké (APS), Association culturelle de musulmans de Drancy, Conseil de
Coordination des organisations arméniennes, La Maison des potes, Mémorial 98,
Les Marianne de la diversité, C.F.F, MAC, le Barreau de Paris... d'autres
encore.
Une marche plurielle et fédératrice dont les responsables ont vite mêlé
leurs badges respectifs. Tous ensemble... (message exemplaire à ce sujet de la
responsable du MRAP).
Il n'en fallait pas plus pour de que vigoureux contempteurs des "violences policières" tentent
d'accaparer la prise de parole en fin de parcours. Hors sujet. Non sans éclats
de voix de la part de ces vieux briscards (les jeunes, eux, étaient dans la marche, on comprend
pourquoi) rompus à la dispersion des luttes et à l'atomisation des résistances.
On ne sait jamais : et si les choses allaient un jour mieux
aller... Le chômage idéologique. Tous ensemble, tous ensemble !
Presque ! Presque !
La tribune finale a permis a des organisations habituellement peu
consultées de montrer leur souci de faire de cette République un lieu de
partage.
En vous donnant
rendez-vous mardi 3 décembre à 18 h 30, à Paris devant la Gare Montparnasse,
pour le trentième anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le
racisme. Son actualité, son exigence.
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