<< Soutenons la liberté de la presse, c’est la base de toutes les
autres libertés,
c’est par là qu’on s’éclaire mutuellement.
Chaque citoyen peut parler par écrit à la nation, et chaque lecteur examine
à
loisir, et sans passion, ce que ce compatriote lui dit par la voie de la
presse.
Nos cercles peuvent quelquefois être tumultueux :
ce n’est que dans le recueillement du cabinet qu’on peut bien juger.
C’est par là que la nation anglaise est devenue une nation véritablement
libre.
Elle ne le serait pas si elle n’était pas éclairée ; et elle ne serait
point éclairée,
si chaque citoyen n’avait pas chez elle le droit d’imprimer ce qu’il veut.
>>
Voltaire
La haute administration du ministère des
finances a décidé d’appliquer à la presse en ligne un taux de TVA de 19,6 %, alors que la presse imprimée
bénéficie d’un taux de 2,1 %. Cette mesure viole le principe d’égalité et de
neutralité des supports affirmé par les pouvoirs publics depuis 2009. Visant
des journaux numériques, notamment Mediapart, qui refusent toute dépendance de
la publicité, des subventions publiques et des industriels privés, elle met en
péril l’indépendance de la seule presse qui ne vit que du soutien de ses
lecteurs.
Un an après le déclenchement de l’affaire
Cahuzac, qui a conduit à la démission d’un ministre du budget fraudeur que soutenait sa haute administration, Bercy voudrait-il se
venger à froid d’une presse trop indépendante ? Mediapart a reçu, ce mardi 17 décembre, par huissier un avis de contrôle fiscal
portant explicitement sur la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) appliquée à notre recette unique, les abonnements de nos
lecteurs. Avalisé, selon nos informations, au plus haut sommet de
l’administration du ministère des finances, ce
contrôle est déclenché en urgence sur ordre de la hiérarchie des inspecteurs
concernés, avec un premier rendez-vous fixé vendredi 20 décembre, au plus près
des fêtes de fin d’année.
La veille,
lundi 16 décembre, nos confrères d’Indigo Publications avaient reçu le même « avis de vérification
de comptabilité », selon la même procédure exceptionnelle d’une
signification par huissier – d’ordinaire, une simple lettre recommandée suffit.
Au-delà des deux entreprises concernées, c’est la nouvelle
presse
indépendante en
ligne qui est visée, Indigo et
Mediapart ayant été à l’initiative de la création, il y a cinq ans, du Syndicat de la presse
indépendante d’information en ligne (SPIIL), interlocuteur reconnu des pouvoirs
publics dont le président est le PDG d’Indigo, Maurice Botbol, et dont je suis
le secrétaire général au titre de Mediapart. Deux autres membres fondateurs du
SPIIL, Terra Eco, dirigé
par Walter Bouvais, et Arrêt
sur images, créé part Daniel Schneidermann, font l’objet de contrôles fiscaux, signifié tout récemment pour le premier et persistant
depuis trois ans pour le second qui est toujours en contentieux avec
l’administration.
Le SPIIL est issu de la première bataille, novatrice et
victorieuse, menée en 2008 par la nouvelle presse en ligne, celle des « pure players » : la reconnaissance
en droit, à la fois juridique et administrative, que la presse n’était pas
réductible à un support unique, le papier, mais lié à un contenu éditorial,
dont le numérique était un support légitime. Ce statut de la presse en ligne,
entré en vigueur en 2009 et traduit par un siège dédié au sein de la Commission
paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), signifiait que,
désormais, l’État reconnaissait une égalité de droit entre presse imprimée et
presse numérique, égalité qu’il s’engageait à défendre et à promouvoir. C'est
ce qui fut affirmé au nom de la République par son président d’alors, en
clôture des États généraux de la presse écrite, le 23 janvier 2009. « Le statut d’éditeur de presse en ligne
ouvrira droit au régime fiscal des entreprises de presse », déclarait alors
Nicolas Sarkozy.
« La France, ajoutait-il, ne peut se résoudre à cette situation,
doublement stupide, où la presse numérique est défavorisée par rapport à la
presse papier, et la presse numérique payante défavorisée par rapport à la
presse numérique gratuite. Cela n’a pas de sens. »Depuis, cette position
est celle, constante, de tous les acteurs directement concernés par l’avenir de
la presse, de sa transition numérique et de son écosystème économique. Qu’il
s’agisse des pouvoirs publics – sous la gauche comme sous la droite –, des
parlementaires – à l’Assemblée nationale comme au Sénat –, de la
Cour des comptes, de tous les syndicats professionnels du secteur et de tous
les rapports rendus par des missions d’études sollicitées par le ministère de
la culture et de la communication, la neutralité des supports et, par conséquent,
l’égalité de droit entre presse imprimée et presse numérique font l’unanimité.
On en trouvera un rappel exhaustif sous l’onglet « Prolonger » de cet article.
C’est cette égalité que viole, de façon aussi
flagrante que choquante, l’attaque illégitime et discriminatoire de Bercy. La
haute administration du ministère des finances, qui a
avalisé cette démarche à notre encontre, entend nous reprocher d’appliquer
depuis 2011 le même taux de TVA (2,1 %) que la presse imprimée. Ce taux,
dit « super réduit », est une aide indirecte à la presse, autrement vertueuse
que les aides directes dont la gabegie et l’opacité sont désormais largement
documentées. C’est une aide aux lecteurs, et non pas aux entreprises : au nom
de l’enjeu démocratique de l’information et de son pluralisme, l’État signifie
ainsi qu’un journal n’est pas une marchandise comme les autres, qu’elle doit
être protégée de façon à ne pas être trop coûteuse et que son accessibilité au
public le plus large doit être défendue. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, pays
qui fut à l’avant-poste de l’invention de la presse d’information, la TVA sur
la presse est tout simplement à taux zéro, l’État se refusant à imposer
indirectement ses lecteurs.
En 2011, le SPIIL a décidé, en toute
transparence vis-à-vis des pouvoirs publics (lire
ici ses prises de position publiques), d’inviter la presse en
ligne indépendante, qui vit du seul soutien de ses lecteurs, à appliquer la
même TVA que la presse imprimée, refusant ainsi que des entreprises aussi
novatrices que fragiles continuent d’être entravées dans leur développement et
leur croissance par une TVA discriminatoire. Cette décision s’est accompagnée
d’une critique sans ambiguïté des aides publiques à la presse, accompagnée
d’une bataille sans relâche pour qu’on connaisse, en toute transparence, leurs
montants et leurs bénéficiaires. De fait, ni Indigo ni Mediapart n’ont recours
aux aides publiques, pas plus qu’à la
publicité ou au
mécénat. C’est donc cette nouvelle presse, plus vertueuse, refusant les
conflits d’intérêts et ne vivant que de ses lecteurs, seule garantie de son
indépendance, que l’attaque décidée par la haute administration des finances
met aujourd’hui en péril.
Notre décision d’appliquer la TVA à 2,1 %
s’appuyait sur un consensus général, tant professionnel que politique :
en 2011, le Sénat, à majorité de gauche, avait voté un amendement au projet de
loi de finances 2012 étendant le taux réduit de la presse papier à la presse en
ligne, tandis que les huit syndicats professionnels de la presse, sans aucune
exception, demandaient solennellement l’application de cette mesure (lireici leur texte
conjoint et là leur lettre ouverte). Cette
unanimité légitimait un moratoire de fait, du côté de l’administration fiscale,
protégeant le développement de la nouvelle presse numérique. Or, pour des
raisons aussi mystérieuses qu’incompréhensibles, où se mêlent irresponsabilité,
inconséquence et imprévoyance, l’État n’a cessé de tergiverser et de se
défausser, notamment sous l’actuelle majorité de gauche, qui s’était pourtant
engagée à faire rapidement respecter cette égalité entre toutes les presses,
numérique et imprimée.
Le prétexte fallacieux de l'Europe
Le prétexte invoqué est
l’Europe, et ce prétexte n’est qu’un faux fuyant. L’actuelle ministre de la
communication affirme ainsi, depuis qu’elle est en place, défendre auprès de l’Union
européenne la TVA à 2,1 % pour la presse numérique mais
attendre une harmonisation des TVA européennes pour l’officialiser. Elle l’a
encore répété, en défendant les mêmes principes que ceux appliqués par
Mediapart et Indigo, dans un entretien la semaine passée à France Inter (vidéo ci-dessous, à 5 mn 25 sec).
Au passage, elle rappelle que, pour le livre numérique, les autorités
françaises n’ont aucunement attendu un feu vert européen pour lui appliquer,
cette année, la même TVA (de 5,5 %) qu’au livre
imprimé. Ce qui rend d’autant
plus incohérente l’attaque fiscale dont nous sommes aujourd’hui victimes,
puisqu’on nous reproche ce que l’État français prétend lui-même défendre.
En vérité, c’est la France qui, aujourd’hui, est déjà en faute par rapport au
droit européen. La même année 2011 où nous décidions d’appliquer la TVA réduite,
un arrêt du 10 novembre de la Cour de justice de l’Union européenne, dit arrêt Rank (le lire ici), a en effet condamné le Royaume-Uni
pour avoir mis en œuvre des TVA différentes pour des produits semblables, quel
que soit leur support. « Selon
une jurisprudence bien établie, y
lit-on, le principe de
neutralité fiscale s’oppose en particulier à ce que des marchandises ou des
prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les
unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA. » Suivent les références, nombreuses, notamment des arrêts de la
Cour de justice européenne du 3 mai 2001, du 26 mai 2005, du 10 avril 2008 et
du 3 mars 2011.
De plus, en 2013, la Commission
européenne a publié
la synthèse de ses consultations sur le « réexamen
de la législation existante sur les taux réduits de TVA », menées en
2012. « Les
contributeurs, conclut-elle, sont unanimes à demander une TVA
identique pour le traitement des journaux et périodiques traditionnellement
imprimés, d’une part, et les versions on-line d’autre part. » Ces recommandations ont été reprises
et développées, avec insistance, voire impatience, courant 2013, dans plusieurs
rapports officiels : le
rapport Pierre Lescure sur
l’exception culturelle ; le
rapport Roch-Olivier Maistre sur
les aides à la presse ; l’avis sur la fiscalité du Conseil national du
numérique ; enfin, le
rapport de la Cour des comptes sur
les aides de l’État à la presse écrite. Sans compter le tout dernier rapport, celui du Sénat,
en date du 26 novembre, qui s’alarmait de l’immobilisme des pouvoirs publics
sur le sujet.
Pour
tous nos interlocuteurs officiels, administratifs, parlementaires ou
politiques, de ces dernières années, l’application de la même TVA pour toute la
presse était donc une évidence. Et Mediapart était donc d’autant plus légitime
à la mettre en œuvre qu’il continuait ainsi à se comporter en novateur, dans la
cohérence avec son modèle économique pionnier qui, aujourd’hui, fait école
parmi toute la presse. Car appliquer à Mediapart une TVA à 19,6 %
aujourd’hui, et à 20 % demain, c’est tout simplement ruiner son
développement où se construit son indépendance. L’application discriminatoire
du taux commun, le même que pour n’importe quel objet de consommation,
reviendrait à nous dépouiller de tous les résultats que nous avons réussi à
dégager et, par conséquent, à mettre en grave difficulté le seul exemple de
réussite économique, innovatrice et profitable, dans notre secteur. À l’inverse
des discours officiels sur la France qui innove, risque et gagne, ce serait
asséner une démonstration profondément démobilisatrice et conservatrice.
Avec cette lettre de cachet
fiscale, aussi injuste qu’arbitraire, l’État se révèle incompétent, aveugle et
partisan. Incompétent, car il ne tient compte d’aucune des nombreuses
recommandations qui l’ont invité à innover dans notre secteur en donnant à la
presse en ligne tous les moyens pour se développer. Aveugle, car il sanctionne
ceux qui, dans une crise historique de nos industries et métiers, ont réussi à
créer de la valeur par la seule vertu de leur travail, de leur inventivité et
de leur liberté. Partisan, car, dans le même temps, il persiste à recourir aux
vieilles méthodes qui ne font qu’aggraver la dépendance de la presse vis-à-vis
du pouvoir politique, à fragiliser son indépendance et à ruiner son dynamisme
(télécharger ici en fichier PDF le
détail des aides publiques en 2012 et lire là leur
décryptage en graphiques).
Comment
expliquer cette attaque discriminatoire contre la presse en ligne quand, il y a
seulement deux semaines au Parlement, un simple amendement du gouvernement a
effacé quatre millions de dettes d’un quotidien, L’Humanité, envers les caisses
de l’État (toutes
les précisions ici) ? Comment justifier qu’on nous
applique un taux de 19,6 % à Mediapart, journal de qualité et de
référence, alors que sa concurrence, dont les recettes sont essentiellement
imprimées (Le Monde, Le
Figaro, Libération, Le Nouvel Observateur, L’Express, Le Point, Le Canard enchaîné, etc.),
bénéficie, non seulement d’une TVA à 2,1 % mais de plus d’aides
publiques massives, alors que nous les refusons par principe ? En
2012, ces aides ont atteint des montants de plus de 18 millions pour Le Monde (pour le seul
quotidien, mais 32,2 millions pour tout le Groupe Le Monde) comme pour Le
Figaro, de plus de 10 millions pour Libération,
sans compter près de 7 millions pour… Télé
7 Jours, près de 5 millions pour… Télé
Star, près de 4 millions pour… Télé
Z, trois journaux de programmes télévisés qui, eux aussi, bénéficient de la
TVA super réduite à 2,1 % !
Depuis
le premier jour, Mediapart entend tracer une route d’indépendance et
d’innovation qui prouve que le journalisme peut de nouveau rencontrer la confiance
des lecteurs et, ainsi, créer de la valeur – celle d’une
entreprise, de ses informations et du travail de son équipe. Notre bataille
pour l’égalité de toutes les presses, quel que soit leur support, est celle du
droit et de la justice, contre l’injustice et la discrimination. Elle est aussi
celle de la liberté, c’est-à-dire d’un journal qui n’a de comptes à rendre qu’à
ses lecteurs. Or ce sont bien nos lecteurs que cette attaque vise en premier,
puisque la TVA est une taxe sur leur acte d’achat. À tel point que, selon nos
informations, la haute administration fiscale nous invite à augmenter notre
abonnement pour faire face à l’injustice qu’elle nous impose, ayant même
calculé qu’il devrait dès lors passer à 10,57 euros contre 9 euros actuellement.
Au moment où nous pensions
avoir gagné notre bataille, nous préparant à construire en 2014 le cadre
juridique et actionnarial d’un Mediapart pérenne, contrôlé par ceux qui le font
et vivant de ceux qui le lisent, nous découvrons qu’il nous faut encore la
mener, encore et toujours. Nous avons besoin de vous, plus que jamais. Pour
qu’un moratoire fiscal leur impose de faire demi-tour. Pour que notre
indépendance, dont vous êtes les seuls garants par vos abonnements qui nous
font vivre, soit plus que jamais défendue.
<< Le droit de dire et d’imprimer ce que nous pensons
est
le droit de tout homme libre,
dont on ne saurait le priver sans exercer la tyrannie la plus
odieuse".
Voltaire