mercredi 4 juillet 2018

"La dette, la dette, la dette!", cet argument antisocial que l'on vous rabâche est bidon

Voici pourquoi les partisans du remboursement de la dette par l'austérité budgétaire sont des charlatans.

"Parce que la dette". Tel est l'argument absolu des partisans des politiques anti-services publics et anti-protection sociale.
Première lame des ciseaux: ils s'en servent pour refuser toute mesure de justice sociale. Par exemple, si vous expliquez qu'un tiers du personnel hospitalier est en risque de burn-out (source: ANFH) et qu'il est donc urgent de recruter davantage, ils vous répondront que c'est impossible "parce que la dette".
Seconde lame: ils s'en servent pour présenter leurs réformes antisociales comme des mesures inévitables de saine gestion. Par exemple, si vous rappelez que les aides sociales sont indispensables pour limiter la pauvreté, puisque sans elles la pauvreté toucherait 24% des Français au lieu de 14% (Eurostat), ils vous répondront qu'il faut quand même les baisser "parce que la dette". Ainsi essaient-ils d'enfermer le débat politique dans une camisole de fer: si vous êtes d'accord avec eux vous êtes un gestionnaire vertueux; si vous n'êtes pas d'accord vous êtes un panier percé irresponsable.
Cette argumentation est pourtant fallacieuse, pour plusieurs raisons.
D'abord, leur façon de compter la dette des Etats est absurde. "Dette de la France à 98% du PIB"! "Bientôt 100%"! De bonne foi, le public non-spécialiste va s'imaginer que si l'on dépasse 100% c'est forcément une catastrophe. Il va donc se résigner d'autant plus facilement à des saignées dans nos dépenses sociales. Or, le PIB est la richesse totale produite par le pays sur 1 an; et l'Etat français, actuellement, rembourse ses prêteurs au bout d'un peu plus de 7 ans. En toute rigueur, si l'on compare notre dette publique au PIB du pays sur 7 ans, cela donne alors 14%, et non pas 98%. La baudruche de "l'apocalypse de la dette" se dégonfle immédiatement.
Ensuite, il faut rappeler que la garantie ultime de la dette d'un Etat, ce n'est pas la richesse produite par le pays tout entier sur 1 an. La garantie ultime, c'est l'existence ou pas d'un patrimoine public total supérieur à la dette, car cela signifie que l'Etat détient davantage qu'il ne doit. C'est d'ailleurs la raison fondamentale pour laquelle la France, pays doté d'un très vaste patrimoine public (infrastructures, immobilier, entreprises publiques...), est considérée par les prêteurs comme un emprunteur sûr, alors que des Etats pauvres qui n'ont quasiment pas de patrimoine public sont considérés comme des emprunteurs risqués. L'incurie des partisans des politiques antisociales "parce que la dette" éclate alors au grand jour: alors que c'est notamment l'existence d'un puissant patrimoine public qui fait de la France un emprunteur solide, les mêmes ne cessent d'affaiblir cette garantie en multipliant les privatisations! C'est la vieille histoire du pompier pyromane.
Enfin et surtout, l'idée qu'on puisse rembourser la dette publique grâce à d'énormes saignées dans nos dépenses publiques est en soi une idiotie. A titre d'exemple, si la France arrivait, au prix d'une austérité sans précédent, à dégager un excédent budgétaire d'environ 1% du PIB et le consacrait à rembourser sa dette publique, cela prendrait environ...100 ans! Qui peut croire sérieusement à pareil scénario? Cela suffit à prouver que les partisans du remboursement par l'austérité budgétaire sont des charlatans.
Il y a une alternative. La dette publique de la France, et plus largement celle des pays de la zone euro, peuvent parfaitement être résorbées sans politiques antisociales d'austérité. Il suffit pour cela que la Banque centrale européenne (BCE) rachète les dettes aux prêteurs grâce à la création monétaire (la "planche à billets"); et qu'une fois rachetées, elle les efface. C'est légal, car la BCE a déjà le droit de racheter des dettes publiques à des créanciers: elle l'a d'ailleurs déjà fait ces dernières années. Dans un scénario maximaliste, à raison d'une création monétaire de 960 milliards d'euros par an, l'intégralité de la dette publique de la zone euro pourrait ainsi disparaître en une dizaine d'années, sans subir ni la vente à la découpe du patrimoine public, ni des saignées dans nos dépenses sociales. Pour mémoire, la BCE a déjà créé rien qu'en 2017 720 milliards d'euros pour soutenir les banques privées: cet ordre de grandeur n'est donc pas choquant. Et de toute façon, l'on peut aussi imaginer un scénario intermédiaire, qui résorberait une grande partie de la dette publique de la zone euro mais pas sa totalité.
Le grand argument habituel contre cette alternative est bien connu: "la planche à billets provoquera de l'hyperinflation!". En réalité, c'est faux. Tant qu'elle garde des proportions maîtrisées, la création monétaire ne provoque pas d'hyperinflation: en l'occurrence, même le scénario maximaliste que j'évoque accroîtrait la masse monétaire de seulement 4%, et à un rythme assez lent. De surcroît, dans l'économie telle qu'elle est et pas telle qu'on la fantasme, ce qui provoque l'hyperinflation, c'est l'écroulement de la confiance des ménages et des investisseurs dans l'économie du pays, qui se traduit par la fin de la confiance dans la valeur de la monnaie elle-même. Par exemple, dans le cas sans cesse invoqué des brouettes de billets de banque de l'Allemagne de Weimar pour aller acheter du pain, c'est l'écroulement de la confiance collective dans l'économie allemande qui a provoqué l'hyperinflation; et non pas une politique préexistante de création monétaire.
Jadis Molière décrivait les médecins de son époque comme des charlatans cachant leur ignorance derrière des formules obscures en latin, et qui n'étaient bons qu'à multiplier les saignées sur les malades au risque de les tuer. Mutatis mutandis, les partisans des privatisations, des politiques anti-services publics et des politiques anti-protection sociale sont les médecins de Molière d'aujourd'hui: eux aussi justifient des mesures mortifères avec du charabia pseudo-expert; et eux aussi sont de dangereux charlatans.

dimanche 1 juillet 2018

Cataclysme italien ? Mais qui s'en étonnerait ?


Alors que la Hongrie (regard vers l'Amiral Horthy et son régime pro-fasciste), la Pologne (regard vers les gouvernements ultra-droitiers des années 20-30), l'Autriche (regard vers ces mêmes années trente)... connaissent aussi un glissement vers cet extrême mortifère, c’est bien le temps de nous souvenir que l'Italie fut le berceau du fascisme en Europe. Berceau et atelier expérimental où la droite se mit facilement à la remorque de l’extrême. Comme on le voit de nos jours. Au lendemain de la victoire en Italie des deux mouvements populistes La Ligue et le Mouvement5Etoiles, le sociologue Domenico De Masi s'était fait remarquer en tenant des propos choc sur la coalition "jaune/verte", déclarant :
"Salvini [La Ligue] est de droite et mangera les 5Etoiles, qui ne sont pas de gauche. La situation est alarmante et rappelle l’époque de la Marche sur Rome. Aucun des deux leaders n’a une culture politique sérieuse, mais le patron de la Ligue est plus sournois et disinhibé."
Le professeur enseigne à l'université La Sapienza à Rome. Observateur bien informé de la société et de la politique italiennes, il est très consulté, même par le Mouvement5Etoiles (M5S). 
La coalition Ligue/Mouvement5Etoiles penche décidément du côté de Matteo Salvini, qui s’affirme comme dominant et dominateur…
C’était prévisible. Les 5Etoiles sont comme un tas de sable, friable, composé essentiellement d’ignorants ou d’incompétents. La Ligue au contraire, est une brique dure, solide, résistante, qui agglomère de véritables savoirs. La démolition du tas de sable était inévitable, quel qu’ait été le partenaire. Si le parti de Matteo Renzi, le Parti démocrate, avait accepté de passer un accord de gouvernement avec le M5S, comme le proposait le président italien et le voulaient les leaders 5Etoiles, c’est lui aujourd'hui, l’"autre Matteo", qui aurait absorbé les adeptes de Beppe Grillo. Il était en position de force, il n’aurait fait qu’une bouchée de ses alliés provisoires.
Pourquoi Renzi a-t-il saboté cette perspective ?
Il était convaincu qu'il fallait les laisser "faire leurs preuves", avec la quasi-certitude qu’ils allaient échouer misérablement et rouler dans le ravin. Or ils ne rouleront pas dans le ravin. Pas si vite en tout cas. La légende veut qu’il y existe neuf types d’intelligence : la mathématique, la scientifique, la musicale... et l’intelligence politique. Matteo Renzi a sans doute certains types d’intelligence, mais pas la politique. C’est un joueur de poker qui, lorsqu’il perd, pense seulement à prendre sa revanche, pas à changer de tactique. Après une série de défaites électorales cuisantes, il se convainc que sa bonne étoile le remettra automatiquement en selle, un jour ou l’autre. Que "les autres" échoueront et que lui sera là au bon moment, n'ayant qu'à s'incliner pour ramasser les morceaux.
En quoi la situation actuelle rappelle-t-elle l’époque de la Marche sur Rome, en 1922, juste avant que Mussolini s’empare du pouvoir ?
La situation aujourd’hui est pire encore qu’en 1922 ! A l’époque, des pays comme les Etats-Unis représentaient pour l’Europe un pays libérateur, qui venait de sortir vainqueur de la Première Guerre mondiale. Or c'est désormais le contraire : ils sont un mauvais exemple à suivre.
Il y a autre chose : en 1922, l’Italie était encore le pays qui avait inventé l’université, en l’an 1.300. Aujourd’hui c’est un pays qui est en train de la démanteler, qui nomme aux postes de ministres des personnes qui ont à peine le baccalauréat, et qui envoie comme représentants au Parlement un bon tiers d’élus dépourvus de tout diplôme.
En 1922 enfin, le pays n’avait pas encore connu l’expérience berlusconienne, laquelle, pendant près de 20 ans, s’est chargée de tirer les Italiens vers le bas. J'insiste : Silvio Berlusconi a entraîné une importante mutation anthropologique des Péninsulaires. Leur nivellement par le bas. Il ne s’intéressait qu'à l’économie, à la sauvegarde de ses entreprises... Matteo Salvini , qui prend sa succession, sera le père de la deuxième mutation anthropologique italienne : la mutation politique. Mais toujours vers le bas. Un livre qui vient de sortir signé du journaliste Antonello Caporale et intitulé "Matteo Salvini, le ministre de la peur" analyse avec acuité les mécanismes qui guident le Capitano. Un particulièrement : l’exploitation de la peur. Peur du lendemain, peur du chômage, peur de la crise, peur du "différent" (or le différent aujourd’hui c’est l’immigré), peur de perdre son identité. Puis Caporale fait la liste des concepts les plus utilisés par Salvini : "invasion" ; "dégoût" ; "propreté" ; "souveraineté"… 
Cette "mutation anthropologique" a-t-elle rendu les Italiens racistes ?
Non. Les Italiens ne sont pas racistes, ils ont simplement libéré le sentiment xénophobe primordial qui habite tous les êtres humains et qui consiste à considérer "l’autre" comme un danger. Surtout dans les moments de crise économique. Et c’est Matteo Salvini qui a suscité, encouragé et légitimé ce sentiment primaire de méfiance envers autrui. Résultat : personne n’a plus peur aujourd’hui de se dire anti-migrants, anti-noirs ou anti-musulmans. Toute pudeur s’est envolée. Tel est l’apport original de Matteo Salvini à la civilisation péninsulaire. 
On a l’impression qu’ils sont aussi devenus aussi anti-Français d'ailleurs…
Je le sens moi aussi ce sentiment "anti-France", mais je crois surtout qu’il s’agit d’un sentiment "anti"... "tout" ! La Ligue de Matteo Salvini a un besoin fondamental d’ennemi, quel qu’il soit. Les médias le lui ont fourni sur un plateau en passant et repassant pendant près de deux ans les images – scandaleuses il faut le reconnaître – des migrants repoussés par la police française à Vintimille ou Bardonecchia, et chassés de Calais. Un vrai bombardement.
Et vous, que pensez-vous de l'attitude de la France et d'Emmanuel Macron ? 
La politique française en matière de contrôle des frontières, vue du moins du coté italien, a péché par son extrême dureté. Et en ce qui concerne Macron, je me pose une question : pourquoi prend-il pour cible avec une telle constance la personne et la politique de Matteo Salvini ? Ne voit-il donc pas qu’il lui fait un cadeau en en faisant le symbole de la résistance italienne aux "exactions" françaises contre les migrants ? Conseillez-lui de laisser tomber Salvini. En une semaine, il lui a fait gagner au moins deux points dans les sondages !
Propos recueillis par Marcelle Padovani