et avec l’Etat profond
Victor Hugo
Une réforme d'envergure de la justice
n'y suffira pas. Ce que révèle le nouveau scandale Sarkozy est la construction
d’un État profond où l’ex-chef de l’État dispose de relais dans tous les
secteurs de la haute fonction publique. Reconstruire un État
impartial : c’est une révolution institutionnelle que le pouvoir doit
engager.
Il y a tout juste un an, le 19 mars
2013, François Hollande était contraint
de se débarrasser de
Jérôme Cahuzac, après quatre mois de mobilisation du gouvernement et de
l’appareil d’État pour tenter de sauver le ministre de la fraude comme du
mensonge fait à la République et aux Français. On sait la suite : une loi
dite de moralisation de la vie politique, adoptée à l’hiver 2013 et dont nous
avons à de multiples reprises souligné les insuffisances.
Des déclarations de patrimoine des élus qui ne pourront
pas être publiées ; des situations de conflits d’intérêts toujours
tolérées ; des instances de contrôles insuffisamment renforcées ; un
procureur financier sans grands moyens et déjà sous le feu de la droite...
Voilà donc l’état des lieux de
cette « moralisation ».
Un an plus tard, les affaires ne viennent pas cette fois
de la gauche mais remettent au centre d’une République abîmée par la corruption
et les manœuvres de tout ordre, Nicolas
Sarkozy. Sarkozy, mais pas seulement lui : ses avocats, ses conseillers, ses proches, ses frères d’armes en
politique et ses relais, anciens ou actuels, à tous les niveaux de l’appareil
d’État.
Ces
deux événements, parce que le premier concerne le pouvoir actuel et le second
l’ancien pouvoir, devraient convaincre qu’il est grand temps d’engager en
France une réforme d’envergure des principaux étages de nos institutions sauf à
voir notre pays sombrer dans une sorte de berlusconisme à la française ou s’en
remettre au pire, c’est-à-dire à l’extrême droite. Le contrat citoyen passé
avec la République n'a jamais été ainsi piétiné. Que les responsables
politiques se saisissent de cette crise le temps de quelques réformettes ou
opportunités – électorales si possible –, puis détournent très vite le
regard ne peut plus être une réponse.
C’est
une « Opération mains propres »
à la française qu'il est urgent d’engager.
Il est inutile de mettre pour cela droite et gauche sur le même
podium de l’indignité nationale.
Les affaires multiples
d’un Sarkozy en bande organisée sont d’une tout autre ampleur que les fraudes fiscales cachées d’un
ministre socialiste. Mais la présidence de la République n’est pas seule
touchée. Les partis le sont tout autant, puisque nous avons découvert ces
dernières années, au fil des affaires et informations judiciaires, que le financement public de la vie politique n’offre plus aucune garantie de
transparence et de légalité.
Le rejet des comptes de campagne du candidat Sarkozy 2012, les
bagarres à droite sur les trous noirs de la comptabilité de l'UMP, l’enquête
préliminaire ouverte sur les finances de ce parti via les contrats passés avec
Bygmalion, avec soupçons de fausses factures et d’enrichissement, les mystères
inexplorés du « Sarkoton », tout cela constitue une bombe à
fragmentation.
Il en est de même au Front
national où les partis de poche, les labyrinthes financiers, les prestataires
amis bénéficiaires de juteux contrats ont prospéré jusqu’à ce que la commission
de contrôle du financement de la vie politique et la justice commence à s'en
mêler. Les socialistes ne sont pour leur part aucunement quittes avec le
désormais fantôme Cahuzac. Les multiples
affaires locales, d’Hénin-Beaumont à Marseille – où le présumé malfrat
Jean-Noël Guérini opère toujours à la tête du conseil général –, montrent
combien le mal a diffusé et est profond.
Avec les multiples affaires
judiciaires qui le cernent désormais, Nicolas Sarkozy est sur le point de
devenir le meilleur pédagogue des dangers et folies de nos institutions comme
de l’absence de réels contrepouvoirs aux dérives qui engloutissent la politique
et dépossèdent les citoyens. La révélation par Mediapart du contenu des écoutes
judiciaires opérées sur le téléphone de « Paul Bismuth » ,
fausse identité de Nicolas Sarkozy, vient mettre un coup d’arrêt aux nombreuses
manœuvres de diversion tentées depuis deux semaines par les amis de l’ex-chef
de l’État. Passons sur la vulgarité d'un Jean-François Copé dénonçant « une entreprise d'espionnage
politique » quand ces
écoutes furent ordonnées par des juges d’instruction indépendants en charge
depuis un an de l’enquête sur les financements libyens de la campagne de
Nicolas Sarkozy en 2007.
Et
venons-en à l’opération que l’UMP a failli réussir, non sans la complicité ou
le conformisme suiviste de bon nombre de médias ,( il suffit pour sans rendre compte de regarder le grand journal sur
Canal +, qui reçoit Guénot pratiquement toutes les semaines) : créer une affaire dans l’affaire sur le
thème du « qui savait quoi ? », de la chancellerie à l’Élysée en
passant par l’Intérieur. Les réponses désordonnées de Christiane Taubira, tout
comme les relations compliquées qu’elle entretient avec une partie de son
cabinet, n’ont certes pas aidé à comprendre ou à convaincre que nous serions
enfin entrés dans une nouvelle ère : celle où policiers et juges peuvent
travailler sans entrave et sans avoir à rendre compte de manière détaillée à
leur hiérarchie.
Claude Guéant, secrétaire
général de l’Élysée sous Sarkozy, était lui informé en direct des
procès-verbaux d’interrogatoire
de l’ex-comptable des Bettencourt, Claire Thibout, ce qui l’autorisait à
déclencher pressions et manœuvres. On peut sans doute mettre au crédit de ce
pouvoir d’avoir rompu avec de telles scandaleuses pratiques qui bafouent ce
principe de base de la République, la séparation des pouvoirs. Et il faut à
tout coup s’indigner de ce penchant d’une partie de nos médias à être toujours
plus va-t-en-guerre que les plus guerriers (l’unanimité de caserne qui salua le
déclenchement de la guerre en Libye) et plus présidentialistes que les
présidents eux-mêmes. Bon baromètre de ce conformisme obtus de nos
autoproclamés « journalistes-polémistes », ignorant du détail des
affaires comme des procédures judiciaires, Éric Brunet a une fois de plus
franchi le mur du çon en un seul tweet :
A son
image, nos éditorialistes s’indignent désormais que le sommet du pouvoir puisse ou, pis encore à
leurs yeux, souhaite être tenu dans
l’ignorance du développement de telle ou telle procédure. Que le
gouvernement et l’Élysée soient informés de l’ouverture d’une information
judiciaire, le 26 février, qui vise l’ancien président de la République pour
des faits graves – trafic d'influence,
violation du secret de l'instruction –, sans pour autant connaître le
contenu et l’avancement de l’enquête, est même considéré comme un simple « amateurisme » comme s’en indigne le quotidien Le Monde qui, dans son éditorial du 13 mars,
conclut ainsi : « La ministre de la justice est disqualifiée (...) Le premier
ministre est entraîné dans cette chute (...) le chef de l'État lui-même est
interpellé. »
Celui qui
fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être exécutée
& interprétée.
Il
semble donc qu’on ne saurait
avoir une meilleure constitution
que celle où le pouvoir exécutif …/…
Rien n’est plus dangereux que l’influence
des intérêts privés
dans les affaires publiques, & l’abus des lois
par
le Gouvernement est un mal moindre
Que la corruption du
Législateur,
Alors l’Etat étant altéré dans sa
substance,
Toute
réforme devient impossible.
J. J.
Rousseau
Les
écrans de fumée enfin déchirés et l’affaire apparaissant désormais pour ce
qu’elle est – un immense scandale d'État
dont l’acteur principal est Nicolas Sarkozy –, nos éditorialistes feraient mieux de
se mobiliser pour l’essentiel : l’urgence
d'un grand chambardement institutionnel.
Depuis sa
création, Mediapart, à travers ses révélations mais aussi par ses positions
éditoriales, a documenté combien Nicolas
Sarkozy a poussé jusqu’à l’incandescence la triple crise de notre République.
Une crise des institutions
de la Ve République d’abord : crise renforcée encore
par l’« inversion du calendrier
électoral » (les élections législatives derrière l’élection présidentielle)
qui renforce encore sa dimension monarchique.
Une fusion de la politique
et des affaires,
ensuite : c'est depuis une quinzaine d’années la prise de pouvoir d’une oligarchie politico-financière où les Bolloré,
Bouygues, Arnault, Dassault, Lagardère, Pinault, Niel et quelques autres
sont de fait devenus des acteurs politiques, d’autant plus puissants qu’ils tiennent les principaux médias de ce pays.
Une crise de la
décentralisation, enfin, devenue fabrique à corruption et à conflits d'intérêts tant sont
faibles les limites posées aux pouvoirs locaux (en termes de limitation des
mandats, de contrôles préfectoraux, de pouvoirs des chambres régionales des
comptes, de droit des oppositions...).
Pour
réduire les fractures ouvertes par ces crises, ouvertures dans lesquelles
s'engouffre le FN, la réforme de la justice est un préalable, même si elle ne
peut suffire. Il y a bientôt quatre ans, le 14 juillet 2010, Mediapart lançait
un «Appel pour une justice
indépendante et impartiale» . Il s'agissait alors de dénoncer le
verrouillage par le pouvoir, via le parquet de Nanterre et un procureur aux
ordres, de tout développement judiciaire du scandale Bettencourt. « Le
discrédit jeté sur notre justice ne doit plus durer », disait cet
appel signé alors par plus de 40 000 personnes.
Le discrédit demeure et
vient aujourd'hui frapper directement la Cour de cassation, l’une des plus
hautes institutions judiciaires de ce pays.
Patrick Ouart, conseiller justice à l’Élysée de Nicolas Sarkozy
(il pantoufle aujourd'hui au groupe LVMH de Bernard Arnault), avait sous contrôle Philippe Courroye,
procureur de Nanterre. Thierry Herzog, avocat du même Sarkozy, est lui
l’officier traitant du premier avocat général à la Cour de cassation, Gilbert Azibert, qui lui-même
entretient contacts et pressions auprès de trois autres conseillers. Azibert qui fut nommé ministre-bis de la
justice, sous Rachida Dati, sur l’amicale recommandation de Patrick Ouart,
entre autres, et qui vise une aimable reconversion dorée à Monaco grâce au
soutien de l'ex-chef de l'État...
L'indépendance du parquet, la limitation
de ses prérogatives au bénéfice de juges d'instruction travaillant
collégialement, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et des
procédures de nomination sont désormais des impératifs.
Les affaires Sarkozy (une
demi-douzaine de procédures le visant lui ou ses proches) l’illustrent
quotidiennement.
Mais il est un autre chantier à
mettre en œuvre qui est de renverser cet « État profond »
méticuleusement construit par la droite de 1995 à 2012. Car là encore, outre
ses relais au sein de la justice – comme il a construit de puissants leviers
chez les avocats et dans le monde des affaires –, Nicolas Sarkozy nous dévoile
bien involontairement qu'il contrôle encore une partie de l’appareil policier. Pendant près de vingt ans, son fidèle
Claude Guéant a, depuis le ministère de l'intérieur ou le secrétariat général
de l'Élysée, soigneusement modelé l’appareil policier et de renseignement.
Démonstration vient d’en être faite
avec la publication par Mediapart des écoutes judiciaires de
Brice Hortefeux : on y découvre le patron de la police judiciaire parisienne, Christian Flaesch,
préparer en toute illégalité l’ancien ministre de l'intérieur à sa future
audition par les juges dans l’affaire des financements libyens. C'est
également une « taupe » que revendiquent avoir Thierry Herzog et
Nicolas Sarkozy, en mesure de les prévenir d'une possible perquisition dans les
locaux de l'ancien chef de l'État.
Justice,
police mais également haute administration des finances : La
Sarkozie a investi ces lieux de pouvoir stratégiques, désormais
instrumentalisés ou privatisés pour la sauver des scandales et des poursuites.
La droite dénonçait « l’État PS » sous Mitterrand, la gauche s'en
prenait à « l’État RPR » sous Chirac. Il s’agissait alors de contester des nominations, non de souligner
l’installation de l’impunité et de la toute-puissance au cœur de l’État.
C’est cet élément nouveau dont
doivent désormais se saisir à bras-le-corps les responsables politiques. « Dépolitiser » la haute
fonction publique, donc la renvoyer à son seul devoir de servir la
République, ne signifie pas pour autant purges et limogeages en série. Revoir
les procédures de nominations, en en faisant la publicité et l’examen
contradictoire, interdire drastiquement le pantouflage dans le privé, libérer
ces hauts fonctionnaires d’un devoir de réserve qui est aujourd'hui une machine
à soumettre, changer le recrutement des cabinets ministériels : ces
simples mesures – et beaucoup d'autres ont été proposées – aideraient à rompre
le lien qui fait qu'une carrière de haut fonctionnaire peut difficilement se
faire sans appui politique privilégié.
Les
socialistes se trompent lourdement s'ils estiment que le naufrage judiciaire
désormais probable de Nicolas Sarkozy peut assurer leurs victoires électorales
de demain. Ils seront entraînés par le fond avec lui et avec une partie de la
droite s’ils n'engagent pas rapidement de spectaculaires et profondes réformes
pour assurer aux citoyens la première des garanties démocratiques. Un État de
droit, un État impartial.