« Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire,
c’est d’obliger à dire. »
Roland Barthes
L'islam n'interdit pas la
représentation de Mahomet
Cet assassinat de l’ambassadeur des
États-Unis en Libye, et ces attaques contre
toutes les ambassades américaines, et parfois tout simplement occidentales, à
travers le monde, marquent une escalade dans
le processus qui avait déjà vu la fatwah contre Salman Rushdie, l’assassinat de
Théo Van Gogh ou les menaces contre les caricaturistes danois de Mahomet,
mettre le feu aux poudres.
Une
étape supplémentaire est franchie : on est face à des intégristes qui œuvrent
pour des sociétés dans lesquelles l’État dicterait à chacun ce qu’il peut faire
et ne pas faire – et alors, tout représentant de l’Etat serait effectivement
co-responsable de tout acte commis par n’importe lequel de ses ressortissants,
qu’il ne pourrait qu’avoir préalablement autorisé : des sociétés dans
lesquelles toute responsabilité devient alors collective, et non individuelle,
puisque le libre-arbitre a disparu.
L’idée
d’une société dans laquelle un citoyen pourrait réaliser un film sans en
demander l’autorisation à qui que ce soit, et en particulier à l’Etat, leur est
insupportable, voire inconcevable.
Ironie
de l’Histoire : cet assassinat de quelqu’un qui n’était pour rien dans ce film,
qui peut-être en ignorait l’existence ou bien le désapprouvait vivement, a
aussi eu lieu un 11 septembre, date d’une autre manifestation, encore plus
spectaculaire, de l’idée de culpabilité et de punition collectives et aveugles.
Derrière
cet assassinat, il y a bien deux conceptions des sociétés humaines qui
s’affrontent : celle de la responsabilité individuelle, et celle de la
culpabilité et du châtiment collectifs et indifférenciés.
On
remarquera d’ailleurs :
·
Que l’immense majorité
des manifestants contre ce film, à travers le monde, ne l’ont sans doute pas
vu, ignorent s'il existe vraiment ou pas
(seule existerait sa bande-annonce) et qu’il a été réalisé par un Egyptien.
On est face à une religion qui connaît
une poussée d’intégrisme (comme l’hindouisme, d’ailleurs, et comme toutes
les autres en ont connu à d’autres époques. Toute religion est potentiellement
intégriste, et l’intégrisme ne connaît que les limites qu’on lui impose) et qui
cherche à repousser chaque jour davantage les limites; à travers ce film (qui
est sans doute complètement nul, qui n’existe d’ailleurs peut-être pas et qui
joue de la recette facile de la provocation pour attirer l’attention sur lui,
tout comme l’ «apologie littéraire» de Breivik par Millet), c’est la liberté
d’expression qui est en cause : car toute critique peut être vécue comme une
provocation inacceptable par ceux qu’elle vise.
Mais qui fixe la limite de l’acceptable ? C’est pourquoi le droit au blasphème contre toute religion – qui n’est pas le droit d’attaquer ses croyants et leur foi – doit être sauvegardé, au même titre que celui du blasphème contre toute idéologie politique.
Mais qui fixe la limite de l’acceptable ? C’est pourquoi le droit au blasphème contre toute religion – qui n’est pas le droit d’attaquer ses croyants et leur foi – doit être sauvegardé, au même titre que celui du blasphème contre toute idéologie politique.
Les textes condamnent l'idolâtrie, mais la
figuration n'est jamais expressément condamnée.
L'islam autorise-t-il la représentation du prophète Mahomet ? Contrairement
aux idées reçues, représenter Mahomet n'est pas interdit. Interrogé lors de
l'incendie criminel des locaux de Charlie Hebdo en novembre 2011 après la
publication d'un numéro spécial rebaptisé "Charia hebdo" avec en Une
la caricature d'un prophète Mahomet hilare, le spécialiste de l'islam, Malek
Chebel, (auteur d'une nouvelle traduction du Coran et d'un "Dictionnaire
encyclopédique du Coran") expliquait qu'"aucun texte fondateur de
l'islam ne formule comme telle une interdiction de la représentation de
Mahomet" avant d'ajouter : "le prophète en son temps n'a pas laissé
de disciples. L'ensemble des califes ont alors décidé dans un objectif d'unité
de sanctifier l'image de ce messager de Dieu et sa personne a ainsi été
sacralisée. Certaines hadiths (recueil des paroles de Mahomet, ndlr) ont en
revanche donné une appréciation négative de la représentation".
Une image sacrée mais pas interdite
En réalité, les textes condamnent l'idolâtrie, le fait d'ériger des statues
de divinités à adorer qui rivaliseraient avec Dieu, comme dans les religions
polythéïstes. A la naissance de la religion musulmane, la destruction des
idoles est même instituée. Au gré des évolutions des différentes écoles
théologiques, cette loi s’est parfois durcie, parfois assouplie. Pour éviter un
retour à l’idolâtrie, on est allé jusqu'à interdire n’importe quelle image
représentant un objet, un animal ou un humain, au motif que seul Dieu peut
créer. Au contraire, on retrouve des représentations figurées de Mahomet et de
sa famille notamment dans les mondes iranien, turc et indien.
Mais la figuration n’est jamais expressément condamnée. "L'islam étant
une religion abstraite, il a fallu cependant trouver un système pour
représenter le prophète", explique Malek Chebel. "On a alors inventé
la calligraphie qui est née dans les mosquées. Allah (Dieu d'Abraham) et le
prophète Mahomet ont trouvé leurs représentations dans un graphème. En fait,
l'équivalent des icônes représentant Jésus dans les églises",
continue-t-il.
Des représentants musulmans prudents
Au moment de la publication du numéro spécial "Charia hebdo", de
nombreux musulmans se sont sentis heurtés par la représentation de Mahomet,
poussant certains, soupçonnés d'être des intégristes religieux, à incendier les locaux du journal.
Les représentants de la communauté musulmane avaient alors jugé le dessin
moins violent que les caricatures publiées par l'hebdomadaire en 2006.
Interrogé par "le Nouvel Observateur", le recteur de la mosquée de
Paris, Dalil Boubakeur, allait
jusqu'à laisser le bénéfice du doute au journal quant à la ressemblance entre
la caricature et la représentation qu'on peut se faire de Mahomet parlant de la
"tête supposée de Mahomet". "Personnellement j'y vois plus un
homme au nez crochu qui ressemble plus à Ben Laden. Ce dessin évoque moins
directement le prophète". Grand seigneur, le recteur de la mosquée ? En
page 3, c'était bien le même dessin qui y figurait sous le titre "L'édito
de Mahomet".
Tout en condamnant l'incendie, Mohammed
Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM) avait
lui rappelé pour sa part que "caricaturer le prophète" est
"considéré comme une offense pour les musulmans".
"Profanation politique"
En France, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 adopte par la suite ce droit fondamental, qui relève de valeurs aussi bien laïque que démocratiques.
L’article 10 de cette déclaration dispose que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». La DDHC étant insérée dans le préambule de la Constitution de 1958, elle dispose depuis une décision du Conseil Constitutionnel d’une valeur constitutionnelle. Ainsi, la liberté d’expression a une valeur importante et doit être garantie par les pouvoirs publics.
L’article 10 regroupe « la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière ».
"Il ne faut pas voir cette indignation d'un point de vue religieux",
estime Malek Chebel qui condamne lui aussi la violence exercée contre un
organe de presse. "Il s'agit là d'une réaction à ce que j'appellerais
une profanation politique. L'idée selon laquelle on peut s'autoriser tous les
dépassements parce que l'islam n'est pas puissant, n'a pas de clergé qui peut
se faire le porte-parole et le défenseur des musulmans".
Un avis que partage Dalil Boubakeur, qui insiste sur le fait que le journal
satirique s'est avec ce précédent attaqué à la communauté musulmane de France.
"La charia occupe aujourd'hui les Libyens, voire les Tunisiens, mais elle
ne concerne pas les musulmans de France", regrette Dalil Boubakeur.
"En impliquant ainsi la communauté musulmane de France, les journalistes
de 'Charlie Hebdo' attisent les haines et les tensions communautaires".