La porosité des discours entre l'extrême droite, la droite, et
maintenant le centre, a fait baisser la garde sur tout le Vieux Continent.
Ça
se passe en Europe, à 1.235 kilomètres de Paris, mais personne ou presque ne
dit rien. Au terme de deux mois de tractations avec le jeune chancelier
conservateur, Sebastian
Kurz, six ministres d’extrême droite viennent de faire leur entrée au
gouvernement autrichien. Pas pour s’occuper de broutilles, non, mais
pour prendre en main des portefeuilles stratégiques comme l’Intérieur,
la Défense, les Affaires étrangères ou encore la Fonction
publique. En clair, les ultranationalistes du FPÖ, le sinistre Parti de la
Liberté d’Autriche, contrôlent désormais la police, les services secrets,
l’armée, les fonctionnaires… Rien que ça.
Pour Raphaël Glucksmann : "le
tsunami national-populiste qui balaie l’Europe et l’Amérique échappe aux
grilles de lecture habituelles".
L’explication socio-économique fondée sur
la paupérisation des classes moyennes n’est pas suffisante. L’Autriche et la
République tchèque ne connaissent ni chômage de masse ni augmentation frappante
du taux de pauvreté. Ce qui est partiellement vrai au nord et à l’est de la
France ne l’est plus dans le Tyrol et en Moravie. N’oublions pas non plus
qu’Obama a laissé l’économie américaine dans une bien meilleure forme qu’il ne
l’a trouvée. Et pourtant Strache. Et pourtant Babis. Et pourtant Trump. Les images
des colonnes de migrants conjuguées à l’effroi légitime suscité par les
attentats islamistes font du "musulman" un agent électoral parfait.
Un ennemi mobilisateur. La figure de l’autre menaçant qui permet en réaction de
définir un "nous". Et nous touchons là à l’essentiel. Non pas
"la crise migratoire", non pas "le musulman", non pas,
donc, cet "autre" qui n’est en l’occurrence qu’un facteur secondaire,
mais ce "nous" ou plutôt son absence, son manque, l’incapacité de nos
démocraties à produire un "nous" et à lui donner sens. Le défi de notre génération est immense.
Trente ou quarante ans de mutations socio-économiques, d’apesanteur
postpolitique et de vie intellectuelle bercée au mythe de la fin de
l’Histoire ne s’effacent pas en un débat télévisé réussi ou deux discours
inspirés. Le compte à rebours est enclenché.
A
ceux qui ne verraient pas bien où est le problème, on rappellera que leur
leader, Heinz-Christian
Strache, défila jadis avec la Wiking-Jugend, une organisation de
jeunesse néonazie. "J’étais stupide, jeune et naïf", plaide-t-il
aujourd’hui. Voire. Fondé par d’anciens Waffen-SS dans les années 1950, le FPÖ
s’est longtemps défini comme un parti "patriote et social", histoire
d’éviter de dire "national et socialiste". Il accueille depuis
toujours un nombre incalculable de nostalgiques du régime hitlérien. C’est dans
ses rangs que de nombreux responsables considèrent la loi de dénazification de
1947 comme une atteinte à la liberté d’expression.
Dans ses rangs encore que Jörg
Haider compara les camps de concentration à de simples "camps
disciplinaires", jugeait "exemplaire" de serrer la main à
d’anciens criminels de guerre à leur sortie de prison, ou trouvait bien des
mérites à la politique de l’emploi du IIIe Reich.
Dans ses rangs toujours qu’un ancien
chef de file pour les élections européennes qualifia l’Union de
"conglomérat de nègres". N’en jetons plus… Tout le monde aura compris
d’où viennent ces gens, dans quelle histoire ils s’inscrivent et de quelle idéologie
ils se réclament. Pas besoin de faire un dessin.
Montée
du populisme
Ce n’est pas la première fois que
l’Autriche souffle ainsi sur des braises aussi anciennes qu’extrêmes. Après les
législatives de 1999, déjà, une première alliance entre la droite conservatrice
et le parti de Jörg Haider déclencha un tollé en Europe et à Vienne.
Manifestations, pétitions, condamnations diplomatiques, sanctions européennes…
"Le parti de M. Haider est inspiré par une idéologie qui est à l’opposé
des valeurs d’humanisme et de respect de la dignité de l’homme qui fondent
l’Union européenne", tonnait alors l’Elysée.
Oui mais voilà, la montée du
populisme est passée par là. Le repli identitaire et le rejet de l’autre aussi.
La porosité des discours entre l’extrême droite, la droite, et maintenant le
centre, a fait baisser la garde sur tout le Vieux Continent.
"On jugera sur
les actes", s’est contentée de répondre, ce mardi, notre ministre des Affaires européennes, ajoutant
dans un bel optimisme que le FPÖ avait changé. Vraiment ? Et si nous cessions,
à notre tour, d’être stupides, jeunes ou naïfs, comme dirait l’autre…