samedi 24 novembre 2018

Les «gilets jaunes» à la lumière du mouvement poujadiste

Pierre Poujade, sous le gouvernement Mendès France (juin 1954-février 1955), s’en prend au ministre Henri Ulver, « dont on ne sait pas d’où il vient », tout en ciblant de façon récurrente le président du conseil lui-même : « Nous aimerions bien avoir à notre tête des bons Dupont ou des bons Durand qui sentent comme nous. » La haine des juifs s’exprime dans la foule des rassemblements poujadistes, qui se tiennent dans un lieu de sinistre mémoire : le Vel’ d’Hiv… Ajoutons, à ce tropisme judéophobe, une vision corporatiste du pays héritée de l’Action française, ainsi que l’exaltation d’une jeunesse sportive et saine se doublant d’un anti-intellectualisme éruptif associé à une exécration de l’homosexualité (Camus et Sartre étaient traités de « pédérastes » à tout bout de champ) : le dossier s’alourdit. D’autant qu’à l’antifiscalisme initial devait se superposer un antiparlementarisme doublé d’un nationalisme xénophobe fustigeant « l’armée de métèques parasites qui campent sur notre sol ».
Poujade semblait atteint du syndrome de La Tourette, injuriant les ministres, traités de « charognards » ou de « salopards ». Et même d’« eunuques » élaborant leurs lois « au cours d’abjectes partouzes » : c’est biologiquement impossible mais fort imagé. Cette violence verbale, héritée de Charles Maurras, de Léon Daudet, ou de Jacques Doriot – sans oublier le rexiste belge Léon Degrelle –, poussait Poujade à qualifier de « députés syphilo » ses collègues de la SFIO. Il affublait également les parlementaires communistes du sobriquet de « cosaques ».
François Mauriac pouvait donc écrire, dans Le Figaro du 26 mars 1955 :                                                « Ce Poujade, l’insulte à la bouche, “tombant la veste” et bravant l’Assemblée nationale […] annonce la dictature que ce pays finira par mériter : celle des Tartarin, celle de Marius, celle d’Olive. Mais Tartarin, mais Marius, mais Olive devenus féroces et maîtres du pouvoir, nous connaissons leur nom : c’est Abus roi. »
La menace était identifiable au premier chef. Et tous les signaux invitaient donc à classer le mouvement poujadiste dans le sillage de la droite révolutionnaire française : du bonapartisme populaire à l’esprit « ancien combattant », capitalisé dans les années 1930 par le PSF (Parti social français). Dès mars 1956, on pouvait lire dans la revue Esprit : « Le poujadisme est une formule autoritaire pour classes moyennes – ces classes moyennes dont Auguste Comte écrivait, il y a plus d’un siècle, qu’elles faisaient le malheur de la France, et qui n’ont cessé de le faire, par leur malthusianisme, leur chauvinisme, leur fermeture à tous les courants de la vie moderne. Petit fascisme pour petits Français. » Avec le temps, n’est resté que le tressaillement piteux d’un corps social négligeable, comme en témoigne l’entrée « poujadisme » du Petit Robert (1971) : « Attitude petite-bourgeoise de refus contre l’évolution économique. » Le jugement péjoratif du Petit Larousse complète cette vision devenue sens commun : « Attitude revendicatrice à courte vue. »
Une telle déconsidération, fondée sur un mépris de classe culturel et social, se lit, à chaud, dans Mythologies de Roland Barthes (1957) : « M. Poujade verse au néant toutes les techniques de l'intelligence, il oppose à la “raison” petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. (“La France est atteinte d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel”). »
Durant les deux premières années de l’UDCA, de 1953 à 1955, il n’est pas rare de trouver, rappelle Romain Souillac dans son étude historique passionnante, des allusions aux jacqueries de l’Ancien Régime (le mouvement poujadiste se compare alors volontiers aux « croquants »), ainsi qu’à 1789 : « Nous allons déclencher une action qui dépassera toutes celles qui ont été organisées depuis la Révolution ; les gouvernants auront donc le choix, mais s’ils ne nous donnent pas satisfaction, il est possible que nous les pendions », déclare à Saintes, en juin 1955, Martial David, président de la Chambre des métiers de Rodez et poujadiste de premier plan. Notons l’obsession pour la pendaison (les aristocrates à la lanterne ?), qui émaille les diatribes des orateurs  « En ce moment ce n’est pas la République du peuple, mais la république des petits copains. » Et ce à partir d’une agrégation refondatrice : « Nous sommes l’épine dorsale de la Nation, nous sommes le pivot de toutes les couches sociales. Nous devons prendre conscience de nos libertés, de la mission que nous avons à remplir. » Si bien qu’au début de ce mouvement populaire – et non poujadiste –, le PCF s’en rapprocha. Les communistes entendaient ainsi élargir leur influence vers le monde des échoppes et des boutique. Cette forêt bigarrée cachée par l’arbre Poujade : « Mouvement éminemment complexe, mêlant sans cesse le politique et le social, il se présente comme l’une des premières contestations de la société technicienne et normative. »
La révolte, à ses débuts et même ensuite, prétendait rendre leur « dignité » aux petits commerçants et à tous les parias, oubliés, déclassés, sacrifiés, qui se sentaient laissés sur le rivage d’un capitalisme ne profitant qu’à des privilégiés en broyant les autres : « Chaque fois qu’une boutique disparaît, qu’un patrimoine familial se disperse, c’est une victoire du capitalisme collectiviste et le monde du travail s’achemine vers une société de robots. Le collectivisme, c’est une civilisation de robots. » (Fraternité française,janvier 1958).
Le mouvement poujadiste s’avère passionnant parce que contradictoire, hétérogène, polyphonique et discordant. Il fut à la fois fascisant et objecteur de croissance – c’est-à-dire apôtre d’un développement durablement humain. Il insista – sans le dire ainsi… – sur la contradiction entre forces productives et conditions de production ; préfigurant quasiment une forme d’écologie politique !
Si le poujadisme est mort de Poujade, les gilets jaunes seront peut-être renvoyés à un sort de feu de paille, trop inorganisé pour être efficace. Des indices inquiétants rappellent les mauvais souvenirs de la droite révolutionnaire : antisémitisme, aversion des migrants, homophobie... Certes, le bal des récupérateurs de tout poil a commencé. Assurément, la rage fantasmagorique contre les élites ne fait pas très « salut et fraternité ». Mais à ce compte, ceux qui prirent la Bastille le 14 juillet 1789 n'auraient été que des populistes – et la fête nationale française relèverait de la démagogie !
Maints commentateurs délégitiment la révolte populaire en train d’éclore, avec la morgue qui sied depuis François Furet : chaque révolution casse des œufs pour finir en eau de boudin, alors arrêtons les frais avant même que cela ne commence ; tout mouvement social d’envergure doit être disqualifié. La grande peur des possédants devient l’immense sagesse divinatrice des raisonnables.

mercredi 21 novembre 2018

BHL - Qui sont, vraiment, les Gilets jaunes


Non, les Gilets jaunes ne sont pas l'émanation du pays réel 
qui s'opposerait aux élites parisiennes déconnectées.

Il faudrait faire une phénoménologie du Gilet jaune comme Sartre faisait une phénoménologie des pantalons à rayures des sans-culottes ou comme Roland Barthes aurait peut-être pu le faire dans une de ses Mythologies.
Et, avant de s'intéresser au fait que les Le Pen et Mélenchon y voient une divine surprise, avant de se demander quelle est la proportion de ces protestataires et laissés-pour-compte qui ont voté, ou qui voteront, pour les deux partis de la France populiste, il faut dire ceci.
Les Gilets jaunes sont des accidentés de la mondialisation.
Ce sont des femmes et des hommes en panne de travail, de reconnaissance, de respect.
Et ce choix du Gilet jaune est une façon de lancer, depuis la nuit des déclassés, un signal de détresse, un appel au secours, un SOS. cet appel au secours, ce SOS, il faut impérativement, je dis bien impérativement, et, quelles que soient, encore une fois, les récupérations dont il sera ou est déjà l'objet, l'entendre et le recevoir.
C'est le devoir du pouvoir politique et, d'une manière générale, de ceux que l'on appelle les élites, ou les nantis – en gros, les bobos qui n'ont pas trop à s'en faire pour le prix du diesel puisqu'ils roulent en trottinette dans un Paris qui se convertit, peu à peu, à l'écologie et qui a été, par ailleurs, depuis longtemps vidé de ses pauvres. Car, pour changer de registre et passer de la sécurité à la météo, l'alerte jaune n'est qu'une alerte de premier degré. Après quoi, vient l'alerte orange. Puis, l'alerte rouge. Et, alors, quand vient l'alerte rouge, il est trop tard, le tissu social s'est défait et les plus démunis n'en peuvent réellement plus. 
Car, s'il y a bien une chose que nous a enseignée notre histoire millénaire, c'est la nécessité de se montrer fidèle à cette âpre, difficile, mais essentielle leçon exprimée, comme vous savez, par le verset : « Vous connaissez l'âme de l'étranger. » Or l'« étranger », ça veut dire le migrant. Mais ça veut dire aussi l'exclu. Et ça veut dire encore celui qui n'en peut tellement plus, qui est tellement à bout de forces, qu'il est devenu comme étranger à lui-même et dans sa propre maison.
Il faut donc entendre ce sentiment, fondé ou non, d'abandon et de délaissement.
Il ne faut surtout pas dire : « cachez ce peuple que je ne saurais voir ».
Ou : « virez-moi ces Gilets jaunes qui ne sentent pas bon le diesel ».
Le pire, le plus grave et, pour la société tout entière, le plus suicidaire, serait de faire comme si l'on n'avait pas entendu.

« Quand j'entends la tonalité nihiliste de certaines de leurs revendications, j'ai les doutes les plus sérieux »

Voilà.
Il en va de même en politique.
Il y a la colère qui élève et il y a la colère qui abaisse.
Il y a la colère qui fait que l'on se veut et se sent plus solidaire, plus fraternel, ouvert aux autres – et il y a celle qui vous enferme en vous-même.
Il y a la colère qui, hier contre les agioteurs spéculant sur le froment, aujourd'hui contre les spéculateurs qui manipulent les prix du pétrole, défendent le bien public et, non contente de défendre le droit, invente de nouveaux droits – et il y a la colère qui se moque du droit, qui se fiche du bien public et qui n'a que faire de la République.
Alors où va, de ce point de vue, la colère des Gilets jaunes ?
Je n'en sais rien. Mais quand je les vois casser, bloquer, s'introduire dans une préfecture et songer à la saccager, quand je vois certains d'entre eux insulter celles et ceux dont la tête ne leur revient pas et incendier des voitures comme on le faisait dans les émeutes de novembre 2005, quand je les entends enfin, quand je les entends vraiment, quand j'entends la tonalité nihiliste de certaines de leurs revendications, j'ai les doutes les plus sérieux.
Est-ce que ce n'est pas, dit-on, le peuple qui s'exprime là ?
Et n'avons-nous pas, en démocratie, le devoir sacré de nous ranger du côté du peuple ?
Eh bien, oui et non.
Et je crois qu'il faut avoir le courage, une bonne fois, de dire et marteler que la démocratie, c'est la souveraineté du peuple, le respect de ses volontés, etc. bien sûr – mais pas seulement.
D'abord, cela va de soi, parce qu'il arrive au peuple de s'égarer et qu'il convient, dans ce cas, de le sanctionner comme on le ferait pour n'importe quel autre souverain.
Mais aussi parce que la démocratie, c'est bien d'autres choses que le seul respect de la voix du peuple majoritairement exprimée. Et ces autres choses, ces autres commandements, ces autres grands principes qui font qu'on vit, non sous un despote, mais en démocratie, le peuple souverain se doit, là aussi et dans la mesure même où il est, je le répète, le Souverain, de les respecter avec scrupule. Par exemple ? Eh bien, par exemple, les droits du reste du peuple et, en particulier, des minorités à exister aussi. Ou l'assurance, donnée à chacun, de ne jamais être mis en position d'apparaître comme un « ennemi du peuple ». Ou encore des principes aussi élémentaires que la possibilité de circuler, de s'exprimer librement ou d'écouter des journalistes à qui il est permis de faire leur travail correctement…
Les Grecs avaient, de nouveau, deux mots différents pour dire « le » peuple. Ils avaient le « démos » qui était le peuple de la démocratie. Et ils avaient l'« ochlos » qui était ce peuple qu'ils disaient informe, animé par l'ubris et semblable à un mauvais souverain avec lequel il n'y avait aucune raison, je le redis, de ne pas être aussi sévère qu'avec les souverains habituels, c'est-à-dire les rois, les tyrans ou les profiteurs du peuple estampillés comme tels. 
Et, quant à la pensée moderne du politique, elle a toujours pris le plus grand soin, elle aussi, de distinguer entre les mouvements populaires qui contribuent au pacte social et ceux qui, comme dans l'Introduction au Léviathan de Hobbes, le brisent et le rendent, soit caduc, soit invivable. L'exemple le plus célèbre, ce sera, bien sûr, ces sans-culottes exaltés par Sartre quand il fait sa théorie du groupe en fusion. Mais il sait très bien, Sartre, que la bonne lave finit toujours par se figer et le bon groupe en fusion par dégénérer en ce qu'il appelle la « Fraternité Terreur ». C'est la princesse de Lamballe décapitée, dépecée, les lambeaux de son corps supplicié exposés à l'étal des bouchers. Ce sont les charrettes de prêtres réfractaires allant à l'échafaud et soumis aux derniers outrages. Et ce sont ces massacres de Septembre, dont mon ami Jean-Claude Milner a bien montré l'horreur, l'effroi et la hantise qu'ils inspirèrent à Robespierre…
Il n'est évidemment pas question de ça, aujourd'hui, en Europe, en ce début de XXIe siècle. Mais ou bien on réfléchit, ou bien on ne réfléchit pas. Ou bien on prend l'événement au sérieux, ou bien on le traite par le mépris en attendant juste qu'il se radicalise et qu'il pourrisse. le peuple n'a pas, et ne peut pas avoir, tous les prestiges et tous les pouvoirs ; et que les institutions sont faites, en République, en démocratie et, plus encore, dans les Républiques bien démocratisées, pour limiter les pouvoirs, tous les pouvoirs, de tous les souverains – y compris, donc, le peuple ou cette fraction du peuple qui prétend couvrir la voix des autres fractions, bloquer le pays et pousser le président à la démission. Ces slogans de « Macron démission » que l'on a entendus un peu partout.
Et ces quelques centaines de Gilets jaunes qui se sont regroupés place de la Concorde et ont tenté d'arriver jusqu'à l'Élysée.
J'ai entendu les commentateurs dire : « c'est incroyable… c'est sans précédent… on n'a jamais vu, de mémoire de Républicain, la foule arriver si près des grilles de l'Élysée… ».
Eh bien, c'est inexact.
Il y a un précédent au contraire.
Ce slogan « à l'Élysée ! » que nous avons entendu toute la fin de l'après-midi de samedi et qu'ont relayé en boucle les chaînes d'information, c'est, en 1879, celui des séditieux qui poussaient le général Boulanger à renverser la République.
C'est celui, dix ans plus tard, des « patriotes », ou des « insurgés », qui encourageaient Paul Déroulède, autre peu recommandable personnage, à franchir le Rubicon, à abroger, lui aussi, la République – et eux furent sur le point d'y parvenir.
Mais le vrai précédent, c'est le 6 février 1934 et ce cortège de Ligards, dont tout le monde sait qu'ils ont tenté d'investir l'Assemblée nationale, mais dont on a bizarrement oublié que, n'y parvenant pas, et rebroussant chemin, ils se sont dirigés vers l'Élysée et se sont proposés de l'investir avec des slogans qui n'étaient pas très différents de ceux des Gilets jaunes d'aujourd'hui.
Quand on crie « à l'Élysée ! » ou « Macron démission ! », quand (« bon enfant » ou pas…) on prétend forcer les grilles du « Palais » où est censé se situer le lieu de tous les pouvoirs, je crois qu'on joue avec le feu – celui de la mémoire et celui de la langue.
La France en est là.
Ce mouvement des Gilets jaunes peut, naturellement, bien tourner et contribuer à cette réinvention de la politique et de la citoyenneté dont nous avons si cruellement besoin.
Mais il pourrait aussi contribuer au repli de la France sur elle-même, au renoncement à sa propre grandeur et à un endormissement des intelligences qui, le plus souvent, enfante des monstres.
Bernard-Henri Lévy