jeudi 21 décembre 2017

Pas à pas, l'ultradroite américaine fait avancer son projet

Pas à pas, l'ultradroite américaine fait avancer son projet

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Donald Trump n’est pas le clown hystérique que beaucoup ont voulu voir lors de son élection. En douze mois de pouvoir, il a dans le bruit et la fureur, déroulé le programme de l’ultradroite américaine, sur les fronts intérieurs et extérieurs. 

Certains avaient aussitôt voulu le résumer à sa coiffure en soucoupe volante orange, à ses gesticulations, ses grossièretés, ses tweets, ses palaces, ses milliards de dollars et ses obscénités diverses. C’était une manière de se rassurer après le choc que constitua, en novembre 2016, l’élection de Donald Trump au poste de 45e président des États-Unis. Un clown à la tête de la première puissance mondiale, certes, mais un clown.

« Clownman », nous assuraient les mêmes, aurait vite fait de rentrer dans le rang : la machinerie du Congrès, son gouvernement et les agences de sécurité américaines allaient méthodiquement raboter l’histrion. Après le show de téléréalité, qui avait permis à la droite la plus réactionnaire de prendre toutes les rênes du pouvoir fédéral, la saine gestion conservatrice allait reprendre ses droits. Donald Trump ne serait qu’exhibé de temps à autre dans la vitrine. Il serait le président-chrysanthème chargé d’exciter les spectateurs de Fox News et les foules de culs-terreux revanchards.
Au terme de cette première année de pouvoir Trump, il est temps de constater que les tenants de la « thèse Clownman » se sont lourdement trompés. 
La réforme fiscale que le président vient de faire adopter au Congrès – et pas une voix des républicains n’a manqué au Sénat –, n'est pas seulement la première vraie et grande victoire de politique intérieure de Donald Trump. C’est par son ampleur (1 500 milliards de dollars) un choc fiscal sans précédent depuis plus de trente ans et les mesures alors prises par l’administration Reagan. C'est par ses principes – tout pour les entreprises et les riches – une victoire idéologique de cette ultra-droite américaine décomplexée qui n’a que deux obsessions.

Le première est de démanteler l’État et les politiques publiques. Dans une tribune au New York Times, Will Wilkinson, un des responsables du Niskanen Center, un centre d’études proche des libertariens, mais critique de cette ultradroite républicaine, rappelle que le sénateur républicain (tendance libertarien et Tea Party) Rand Paul expliquait en 2015 que le gouvernement était « un diable nécessaire ». « Si vous êtes taxés à 100 %, alors vous avez 0 % de liberté… Si vous êtes taxés à 50 %, alors vous êtes moitié libre-moitié esclave. »

L’incessante dénonciation des recettes fiscales de l’État, au nom de la liberté, s’articule à cette deuxième obsession : réduire ou éliminer tous les mécanismes de redistribution, protéger les « makers » – ceux qui font et créent – des takers – ceux qui profitent, les « assistés », dirait Laurent Wauquiez. La liberté pour masquer l'individualisme féroce, l'action pour cacher l'inégalité organisée : à ces deux piliers s’en ajoute un troisième. C’est la protection des intérêts de cette oligarchie américaine dont Donald Trump est à sa façon un archétype : il sera lui aussi l'un des grands bénéficiaires de cette réforme fiscale.
Donald Trump l’a donc emporté et il l’a fait en appliquant un pan important de son programme. Dans bien d'autres secteurs, il en est de même. Dans le tumulte permanent, les écrans de fumée Twitter, les opérations diversion, les cris et la fureur, le 45e président fait de la politique et déroule les principaux volets de son programme. La réforme fiscale est aussi un nouveau clou planté dans le cercueil de l'Obamacare, cette réforme incomplète mais qui a permis à vingt millions d'Américains d'accéder à un système de soins.
Au début du mois, la Cour suprême a également validé une nouvelle version de son décret anti-immigration, qui interdit automatiquement de visa et d'entrée aux USA les ressortissants de sept pays jugés hostiles aux États-Unis. Il y a une semaine, il volait au secours des puissants intérêts des grands acteurs du Web en soutenant l'abrogation des dispositions organisant la neutralité du Net. C'est une rupture historique, la philosophie même d’Internet – l’égalité de traitement et d’accès pour tous – qui est ainsi balayée, ouvrant la voie à un Internet des puissants et à un Internet des pauvres.
Une multitude d’autres mesures et décisions ont été prises ces douze derniers mois. Purge au département d’État et dans la diplomatie américaine ; rappels à l’ordre réguliers des ministres ; abrogation de mesures environnementales ; suppression de dispositifs portant sur le travail, l’éducation, la santé ; bras de fer revendiqué avec les agences et services de sécurité. Et dans le même temps, soutien actif aux géants du complexe militaro-industriel : la crise organisée avec la Corée du Nord offre ainsi l’opportunité de vendre au Japon et à la Corée du Sud des milliards de dollars de nouveaux armements...
«Donald Trump préside l’attaque la plus dévastatrice contre l’État administratif américain que cette nation n’ait jamais connue », écrit Jon Michaels, professeur de droit à la faculté de l’UCLA. « Derrière Trump s’activent les déconstructeurs, animés d’une passion de la déréglementation. Déréglementation politique et administrative. C’est toute la trame institutionnelle de l’État fédéral qui est détricotée, une combinaison que l’ancien stratège de la Maison Blanche, Steve Bannon, appelle avec gourmandise la “déconstruction de l'État administratif ”»
La réforme fiscale de Trump va permettre à cette machine idéologique d’accélérer encore. Comme le note Greg Kaufmann, chercheur au Center for American Progress, elle est comme un fusil à deux coups. Il est d’abord probable, estime-t-il, que les États et les villes tailleront à leur tour dans leurs recettes fiscales. Il est ensuite certain que l’explosion des déficits publics provoquée par de telles baisses d’impôt provoqueront un choc en retour. Lequel ? Bien sûr, la suppression de programmes d’aide et de redistribution et un affaissement de toutes les politiques publiques de solidarité.
Il y a deux mois, le sénateur républicain de l’Arizona Jeff Flake renonçait à se représenter et l’expliquait en ces termes: « Je ne peux cautionner le travail de sape ordinaire de nos idéaux démocratiques, les attaques personnelles, les menaces contre nos principes, nos libertés, nos institutions, le mépris flagrant de la vérité et de la décence. » Car le Make America Great Again, slogan de campagne de Donald Trump, n’est qu'un rideau qui cache mal le grand banquet auquel sont invités les plus puissants intérêts privés.


Les choix de politique étrangère de Donald Trump ont aussi largement favorisé ces mêmes intérêts. L’Amérique isolationniste et vindicative revendiquée par le 45eprésident recoupe également les objectifs des pétroliers, des marchands d'armes, de certains milieux financiers et industriels.
Or, en ce domaine également, Trump a déroulé son programme jusqu’à la provocation. La dernière est évidemment la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël. Tournant le dos à soixante-dix ans de politique américaine, faisant mine de toujours prôner une « solution à deux États » dans le conflit israélo-palestinien alors que tout dit le contraire, le Trump Power se moque des Palestiniens et du monde. Il prend surtout le risque de plonger la région dans un nouveau conflit généralisé.
Retrait voulu de l’accord sur le climat ; retrait de l’accord intervenu après quinze ans de négociations sur le nucléaire iranien ; retrait de l’Unesco ; menace de désengagement de l’Otan ; éloignement de l’Europe, à travers la mise en scène de relations exécrables avec Angela Merkel ; mise à mort du traité de libre-échange transatlantique ; liens renoués avec les pires dictatures du monde arabe ; refus de toute gestion mutualisée avec les autres puissances des crises syrienne ou irakienne ; volonté réaffirmée de construire un mur à la frontière mexicaine ; montée aux extrêmes avec la crise nucléaire nord-coréenne…
Ce bilan est effrayant, tant il montre la mise en place d’un vrai plan politique visant à faire des États-Unis non plus une hyper-puissance se mêlant de la marche du monde dans un cadre multilatéral (l’Amérique de Barack Obama), mais une super-puissance sur-militarisée et agressive, menaçant de réduire à néant ses ennemis.
Les Européens se sont un temps discrètement félicités de ce retrait américain, de cette perte d’influence et de crédibilité. Ils commencent aujourd'hui à s’en inquiéter et à juste titre. Non pas à cause d’un Donald Trump trop souvent décrit comme «imprévisible». Mais à cause d'un Trump qui devient un obstacle majeur dans la préservation des équilibres mondiaux et qui n’hésite pas à créer de nouvelles fractures, au Moyen Orient ou en Amérique latine.
La société américaine pourra-t-elle enrayer, par ses multiples mobilisations, cette marche vers le pire et ces bruits de guerre ? Les démocrates, forts de leurs dernières victoires, sauront-ils retrouver l’électorat américain lors des élections de mi-mandat, en novembre 2018, et conquérir le Congrès?  Rien n’est moins sûr. À ce jour, seul un dossier menace véritablement Donald Trump : le « Russiagate » et les soupçons de collusion, sur fond d’affairisme et de corruption, avec le régime de Vladimir Poutine. Le procureur Mueller, la justice, les agences américaines, bref, cette part de l’État américain vilipendé par Trump peut trouver là sa revanche. Réponse dans les prochains mois.

dimanche 17 décembre 2017

Naissance de la guerre "sainte" , les racines chrétiennes du bellicisme occidental

À l'heure où l'on débat volontiers de l'Islam, les racines chrétiennes du bellicisme occidental, des premiers siècles jusqu'à nos jours.

De la guerre des Juifs en 66 jusqu'à l'invasion de l'Irak en 2003, mais aussi la guerre de Sécession, la Première Guerre mondiale, les purges staliniennes ou les attentats de la Fraction Armée rouge, tous les déchaînements de violence sont, en Occident, imprégnés de dialectique chrétienne.
Si la thèse que développe le médiéviste Philippe Buc dans «Guerre sainte, martyre et terreur» peut surprendre, force est de constater que son patient travail d'érudition révèle une continuité entre les premiers âges de la chrétienté et la période contemporaine. Le triptyque du titre lui-même, plus souvent associé au terrorisme islamiste, constitue ainsi un retour aux sources: «L'ambition de cet essai est d'esquisser la manière dont un ensemble de croyances et d'idées faisant plus ou moins système, le christianisme, a laissé son empreinte sur la violence», introduit Buc, soucieux de rappeler que cette plongée dans la «face sombre» du christianisme n'évacue pas son rôle dans l'émergence de courants pacifistes.
Sans négliger la dimension stratégique des conflits ou les facteurs sociaux à l'œuvre dans les dynamiques guerrières, Buc use en effet d'une grille de lecture soulignant les spécificités de cette violence:
Admettre le rôle de la religion dans l'identification et la légitimation, tout en le refusant pour la motivation, c'est le réduire à un code et le nier comme force historique.Naissance de la guerre "sainte"
A ce titre, la révolte juive contre l'occupant romain entre 66 et 73 - autant une guerre civile, un conflit religieux qu'un mouvement d'émancipation - est une matrice idéologique: source première des interprétations chrétiennes de la destruction de Jérusalem en 70, cet épisode permit, dans les décennies et les siècles qui suivirent, de caractériser la figure du martyr déjà considéré comme «fou» ou «possédé», de définir le rôle de l'empereur chrétien (même si Vespasien ne l'était pas), d'illustrer la «vengeance du Seigneur» et la destinée de la «cité sainte» souillée avant sa rédemption.
Dans la foulée de la destruction du Temple, les évangélistes formalisèrent un discours et des actes légitimant une violence bien peu présente dans la geste de Jésus: «Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive», lui fait pourtant déclarer Matthieu. Trente ans plus tard, l'Apocalypse de Jean figeait la logique d'un ultime combat purificateur. Au IVe siècle, la conversion de l'empereur Constantin donnera une portée politique ainsi qu'un bras armé aux prétentions universalistes du nouveau monothéisme, qu'il s'agisse d'éradiquer l'hérésie consubstantielle à la chrétienté - chacune porteuse de martyrs belliqueux -, voire de réprimer ou d'imposer une réforme de l'Eglise, par exemple sous Grégoire VII, pendant les croisades ou face au protestantisme.
Le concept de guerres dites «justes», menées «pour la paix et l' ordre divin», voire «saintes» lorsqu'il s'agissait de reprendre Jérusalem ou d'éradiquer l'impie, était né. Il perdure, y compris dans sa dimension mystique, comme le prouvent les propos illuminés de George W. Bush ou de William Boykin, un général américain luttant contre «la puissance des ténèbres» lors de la guerre d'Irak. A la fin du XVIIIe siècle, le discours chrétien privé de surnaturel mute en idéologies fondant des courants politiques, des régimes et des nations, laïcisées ou non: 
L 'Etat peut bien être en apparence séparé de l'Eglise, mais il est en vérité son jumeau et son héritier»assure l'historien.
Quid de la Révolution française, de son utopie universelle qui justifia aussi la Terreur?
Malgré une idéologie d'innovation extrême et de défiance envers le catholicisme, les nouvelles idées s'imposaient et faisaient sens pour les contemporains parce qu'elles pouvaient se connecter à des conceptions et à un vocabulaire qui étaient présents dans l'héritage religieux de la France.»
Les textes de Robespierre et Saint-Just, et même les grandes purges soviétiques, riches en allégories purificatrices et régénératrices, en attestent. «Chaque groupe terroriste tend à considérer à la fois qu'il appartient à un petit groupe d'élus et qu'il constitue l'avant-garde d'un ensemble ou d'une cause plus vastes»observe encore Buc. L'archaïsme religieux serait-il éternel?
Maxime Laurent
Guerre sainte, martyre et terreur. 
Les formes chrétiennes de la violence en Occident
par Philippe Buc