vendredi 17 mars 2017

«L’esprit de la corruption »

Eva Joly et Éric de Montgolfier livrent un réquisitoire contre « l’esprit de la corruption » qui gangrène la France.
Comment qualifieriez-vous la situation qui est la nôtre, avec un ancien président de la République (Jacques Chirac) condamné, son successeur (Nicolas Sarkozy) deux fois mis en examen, une trentaine de ses proches mis en examen et deux de ses anciens ministres (Claude Guéant et Christine Lagarde) condamnés, le leader du parti majoritaire (Jean-Christophe Cambadélis) condamné, l’ex-ministre du budget condamné pour fraude fiscale (Jérôme Cahuzac), le candidat de droite à la présidentielle (François Fillon) dans les filets de la justice, cinq enquêtes pénales contre le Front national… ?

"Le fait d'employer son mari, sa femme ou ses enfants comme assistant parlementaire constitue le délit de prise illégale d'intérêt. Cela aurait dû être proscrit depuis longtemps sur le plan moral.     On élit un parlementaire et non sa famille.                               Nous ne sommes plus au temps des rois et de leurs dauphins."

Eric de Montgolfier


Pendant des décennies, il y a eu des classements sans suite opportuns, des nominations de procureurs et de juges très proches des politiques…
Eva Joly et Éric de Montgolfier mettent notamment en cause un déficit de tradition démocratique de la classe politique et des institutions face à la délinquance en col blanc. C’est le jeu qu’on connaît tous : je te tiens, tu me tiens par la barbichette. On est dans une situation où, quand un candidat a des problèmes de probité, des problèmes avec l’argent, on n’y touche pas. C’est encore plus sacré que le sexe dans notre pays !
Les autres candidats sont gênés. Cela ne veut pas dire qu’ils sont malhonnêtes, cela veut dire que parler d’un problème qui touche une très large partie de la classe politique reviendrait à briser un pacte, j’allais dire un pacte qui est presque mafieux. On est au sein de la complaisance dans la classe politique : on ne parle pas de cela, parce qu’on ne sait jamais ce qui pourrait nous arriver. Et c’est dommage, parce que la justice n’est pas au cœur du débat.
Ils ne sont pas tendres non plus contre certains aspects de leur corps d’origine : la magistrature. 
Fin du « verrou de Bercy » dans la lutte contre la fraude fiscale, renforcement des moyens pour la justice et la police anticorruption, sévérité accrue dans les peines contre les fraudeurs… Il faut revenir à la séparation des pouvoirs de Montesquieu. Ou alors, on laisse aux magistrats de ce pays le soin de fixer eux-mêmes leur budget et de dépenser comme ils le veulent l’argent public. Or, nul n’y songera jamais. Alors pourquoi l’accepter des députés ?
Pourquoi supporter un discours qui est manifestement hostile à la démocratie ? Nul ne peut être son propre juge.
Il faut retirer l’immunité du chef de l’État. Je rappelle qu’elle n’a été créée que pour protéger Jacques Chirac. Le statut pénal du chef de l’État se voulait protecteur de la fonction et il n’a en fait servi qu’à protéger la fraude. Il a été protecteur de la corruption. 
Pour les politiques, cela permet tout simplement de se garantir contre d’éventuels retours de bâton. Ils n’ont pas très envie de contre-pouvoirs qui puissent les déshabiller sur la place publique et montrer ce qu’ils font.
Il y a beaucoup de choses à changer dans ce pays : les électeurs, les élus et un certain nombre de vos confrères et de mes collègues. Il faut trouver des mesures symboliques.        Le ministre de la justice souligne ainsi que M. Fillon « a voté systématiquement contre tous les textes renforçant l’indépendance de la justice et favorisant la transparence ».   
-la loi du 25 juillet 2013 interdisant au garde des Sceaux de donner des instructions individuelles aux magistrats du ministère public,
-la loi organique du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique,
-la loi organique du 6 décembre 2013 créant le procureur de la République financier,
-le projet de loi constitutionnelle réformant le Conseil supérieur de la magistrature,
-la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats,
-et enfin la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.    
Dans la version initiale de son programme,  François Fillon prenait déjà quelques précautions quant à l’indépendance du parquet : « S’il faut aller vers une plus grande autonomie du parquet, il faut répondre en même temps à l’exigence de maintien d’un lien organique avec le pouvoir exécutif issu du jeu démocratique », soulignait-il à l’époque. Aujourd’hui, il n’est même plus question de cela.
Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice.
Montesquieu
L’arrogance des corrompus n’est que le résultat de longues années d’impunité.


Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
L'état s'est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !

Victor Hugo "Ruy Blass"

dimanche 12 mars 2017

New deal or not new deal ? That is the question.

Juppé, Hollande, Sarkozy... "Les discours les plus profonds, ceux qui feront date parce qu’ils disent quelque chose d’essentiel de l’époque, sont tous des discours de renoncement"
Raphaël Glucksmann

"Contre l'ennemi, nous habitions et nous défendions 
un édifice de concorde républicaine,
ébranlé trop tôt par des mains imprudentes, il va crouler. 
Par quelle porte en sortirons-nous ?
Par la porte du passé ou par la porte de l'avenir ?"
Jean Jaures

Ceci n’est pas une élection, c’est un long enterrement. La campagne actuelle semble frappée d’une étrange malédiction : les discours les plus profonds, ceux qui marquent et feront date parce qu’ils disent quelque chose d’essentiel de l’époque, sont tous des discours de renoncement. Des abdications. Des oraisons funèbres. Voilà le signe d’une crise politique majeure dont nous n’avons pas encore tous cerné l’ampleur.
En quelques minutes lundi dernier, Alain Juppé a trouvé les mots et le ton qu’aucun candidat déclaré n’a su trouver. A commencer par lui-même lorsqu’il était encore en lice et qu’il nous paraissait emprunté, fade et gestionnaire. Comme si nos dirigeants politiques, fondamentalement déphasés, ne pouvaient être à la hauteur des enjeux du temps qu’en quittant l’arène. Comme s’ils étaient condamnés à ne pouvoir être vraiment, pleinement, ce qu’ils sont censés être qu’en acceptant de disparaître. De ne plus être. Comme si la mort seule pouvait les rendre authentiques, sincères, désirables. Vivants.
Nous assistons bien à une forme d’apocalypse. Le monde qui nous a vus naître et dans lequel nous avons grandi s’efface sous nos yeux. Il peut le faire avec la dignité crépusculaire d’un Alain Juppé prononçant lui-même l’irrémédiable sentence – "Pour moi, il est trop tard" – ou avec l’entêtement pathétique d’un Fillon sacrifiant toute décence sur l’autel de son ambition – "Je ne me rendrai pas" – mais il ne peut échapper à son destin, celui précisément de ne plus en avoir.

"Le temps sort de ses gonds"

Notre classe politique, ses partis comme ses leaders, ses vieilles structures comme ses anciens clivages, et notre chère Ve République avec elle, sa verticalité surannée comme ses modes de scrutin peu représentatifs sont en réalité déjà morts. Nos institutions ne parlent plus la langue de l’époque depuis longtemps et les locataires successifs de l’Elysée en sont réduits à présider au délitement du lien civique. Qu’ils s’agitent comme des poulets sans tête (2007- 2012) ou restent prostrés (2012-2017), nos présidents manifestent une impuissance similaire. Structurelle.
A peine élus, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, puis François Hollande ont été honnis, haïs, bannis. Leur échec fut acté dans l’année même de leur triomphe. "Au nom du ciel, asseyons-nous à terre et disons la triste histoire de la mort des rois" ("Richard II") : notre vie politique ressemble de plus en plus au cycle des tragédies royales de Shakespeare. Chaque épilogue y voit l’arrivée d’un nouveau souverain unanimement célébré qui devient automatiquement, dès le prologue de la pièce suivante, le tyran à abattre. A peine sacré, le roi doit être déchu.
Depuis 1995, le retournement de l’opinion a été à chaque fois plus rapide, plus violent. Jusqu’à devenir proactif en 2017, année folle qui marque le passage à la désillusion par anticipation. Aujourd’hui, chaque favori "déçoit" avant même le vote et se voit "dégagé" a priori. La guillotine précède désormais le couronnement. Et nous entrons dans la phase hamlétienne de la démocratie française, lorsque la structure narrative (le cycle électoral) explose, lorsque "le temps sort de ses gonds" "Time is out of joint" et le monde devient fou. Lorsque le sacre semble impossible tant "il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark" ("Hamlet").

Une nouvelle République

Alors oui, les candidats de cette année peuvent paraître médiocres, mais il ne s’agit pas d’une simple question de personnes. Ni même d’un problème de structures politiques. L’époque des petits pas est révolue. Les primaires n’ont pas réussi à sauver les vieux partis de gouvernement. Au contraire, en éliminant Juppé au profit de Fillon, elles semblent même avoir accéléré leur chute programmée. Et l’émergence d’Emmanuel Macron et d’En Marche ! Ou les succès de la France insoumise n’ont pas chassé l’impression généralisée de déliquescence.

Car la crise que nous traversons est structurelle. Et deux voies seulement s’ouvrent à nous, deux voies qui sont l’une comme l’autre des changements de paradigme, des révolutions : le triomphe de l’autoritarisme ou un nouveau contrat social et civique qui implique le changement non seulement des leaders et des partis, mais du cadre lui-même dans lequel ces leaders et ces partis s’affrontent et se succèdent aux responsabilités. La version française du trumpisme et du poutinisme ou le renouvellement en profondeur de notre démocratie.
Oui, on se réveillera !

Oui, on sortira de cette torpeur qui, pour un tel peuple,

est la honte; et quand la France sera réveillée,

quand elle ouvrira les yeux, quand elle distinguera,

quand elle verra ce qu'elle a devant elle et à côté d'elle, 

elle reculera, cette France, avec un frémissement terrible,

devant ce monstrueux forfait qui a osé l'épouser 

dans les ténèbres et dont elle a partagé le lit.

Alors l'heure suprême sonnera.

Victor Hugo
En bref : La débâcle de l’idée républicaine ou une nouvelle République. New deal or not new deal ? That is the question.