La tension monte entre l'Arabie saoudite sunnite et
l'Iran chiite. Qu'est-ce qui oppose ces deux branches de l'islam qui se déchirent ? Quel rôle jouent dans ce conflit les deux Etats
théocratiques du Moyen-Orient ? Et comment cette lutte
fratricide a-t-elle engendré ce monstre appelé "Etat
islamique" ?
L'Arabie
saoudite a décidé dimanche de rompre ses relations diplomatiques avec l'Iran
après l'attaque de son ambassade à Téhéran par des manifestants protestant
contre l'exécution la veille d'un dignitaire chiite très critique à l'égard du
régime saoudien. Dans une conférence de presse, le ministre saoudien des
Affaires étrangères Adel al Djoubeir a précisé que son pays avait demandé au
personnel de la mission diplomatique iranienne et aux administrations qui lui
sont rattachées en Arabie saoudite de quitter le territoire dans un délai de 48
heures. L'Arabie saoudite est déterminée à ne pas laisser l'Iran affaiblir
sa sécurité nationale, a affirmé le ministre saoudien.
L'exécution de 47 personnes par
l'Arabie saoudite, samedi 2 janvier, a mis le feu aux
poudres dans tout le Moyen-Orient. Même au-delà, les condamnations pleuvent sur
le régime, accusé d'« exacerber les tensions interreligieuses »,
au moment « où le
besoin urgent est de les réduire », a ainsi commenté le département
d'État américain. Car si les 47 hommes exécutés samedi étaient presque tous des
sunnites condamnés pour des attentats commis par Al-Qaïda il y a une dizaine
d'années, c'est bien le sort du cheikh Al-Nimr, virulent critique du
régime saoudien, et de trois autres chiites accusés d'avoir participé à
l'agression de policiers en 2011-2013, qui a retenu l'attention. Le cheikh
Al-Nimr, grand prédicateur, s’était notamment réjoui, selon Le Monde, de la mort du
prince héritier Nayef, en 2012, et appelé, un an plus tard, l'est du pays
à fusionner avec le royaume voisin de Bahreïn, alors en pleine
révolution. Dans le viseur des autorités saoudiennes depuis
longtemps, Al-Nimr a été condamné à mort en octobre 2014 pour sédition,
désobéissance au souverain et port d’armes. Son neveu, Ali
Al-Nimr, est actuellement emprisonné et pourrait être décapité
et crucifié. Prononcée alors qu'il était mineur, la sentence a indigné le monde entier.
Autre
épisode de cette fureur qui s'est emparée du Moyen-Orient :
le 4 mai, au siège d'Al-Jazeera, la
chaîne satellitaire qatarie, c'est l'heure d'"A contresens", le très regardé talk-show de Fayçal
al-Qassem. Thème de la soirée : faut-il
exterminer tous les alaouites de Syrie,
"femmes et enfants compris" ? Les alaouites ? Une secte musulmane chiite hétérodoxe que le présentateur
vedette, célèbre pour ses diatribes, tient pour responsable de la guerre qui
ravage le pays du Levant depuis quatre ans. Les Assad, le clan au pouvoir, n'en
sont-ils pas issus ? Un régime soutenu à bout de bras par
la République islamique d'Iran, face à des rebelles principalement sunnites.
Le pouvoir multiplie donc les
démonstrations de force, d'autant que, dans le même temps, le pays est
confronté à une grave crise économique, en raison de la chute des cours du
pétrole. En outre, l'accord sur le programme nucléaire iranien, soutenu par les
États-Unis, principal allié de l'Arabie saoudite, n'a rien fait pour apaiser
les inquiétudes de Riyad.
Mais cette
fois-ci, la réponse n'a pas tardé : à Bahreïn d'abord, où des dizaines de
personnes ont manifesté samedi dans le village d'Abou Saïba, à l'ouest de la
capitale Manama, avant d'être dispersées par la police locale au moyen de tirs
de gaz lacrymogène. Des appels ont été lancés en faveur d'autres manifestations
dans cet émirat à majorité chiite, mais dirigé par les sunnites. On pourrait citer également les deux récents attentats qui
ont frappé des mosquées chiites dans le nord-est de l'Arabie saoudite, la
guérilla houthiste au Yémen, financée et armée par Téhéran, en lutte contre une
coalition dirigée par Riyad, ou encore l'écrasement par le souverain Hamed Ben
Issa al-Khalifa de toutes les velléités de réformes démocratiques dans l'île de
Bahreïn, avec l'appui des tanks saoudiens. Le pouvoir multiplie donc les
démonstrations de force, d'autant que, dans le même temps, le pays est
confronté à une grave crise économique, en raison de la chute des cours du
pétrole. En outre, l'accord sur le programme nucléaire iranien, soutenu par les
États-Unis, principal allié de l'Arabie saoudite, n'a rien fait pour apaiser
les inquiétudes de Riyad.
Mais cette fois-ci, la réponse n'a
pas tardé : à Bahreïn d'abord, où des dizaines de personnes ont manifesté
samedi dans le village d'Abou Saïba, à l'ouest de la capitale Manama, avant
d'être dispersées par la police locale au moyen de tirs de gaz lacrymogène. Des
appels ont été lancés en faveur d'autres manifestations dans cet émirat à
majorité chiite, mais dirigé par les sunnites.
La France, au diapason des
puissances européennes, dans un communiqué diffusé dimanche, a déploré ces
exécutions, citant explicitement « un haut
dignitaire de la minorité chiite », et
rappelant son « opposition constante à la peine de mort, en tous lieux et en toutes
circonstances ». Le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon s'est dit consterné par la
tournure prise par les événements. « Le cheikh
Al-Nimr et un certain nombre des autres prisonniers exécutés ont été condamnés
à l'issue de procès qui suscitent de graves inquiétudes sur la nature des
accusations et sur l'équité du processus »
Mais la France marche sur des
œufs, Paris ayant fait de Riyad un partenaire incontournable de sa politique
étrangère et économique. Elle parie notamment sur la nouvelle grande coalition
contre le terrorisme emmenée par l'Arabie saoudite, annoncée le 15 décembre
dernier, qui regroupe l'Égypte, la Turquie, les Émirats arabes unis, mais aussi
des pays d'Afrique et d'Asie, à l'exception toutefois de l'Iran. Manuel Valls a
rapporté cet automne de son voyage dans le pays 10 milliards de dollars de
contrats, pour la livraison de 30 patrouilleurs rapides (construit sur le Bassin)
et 23 hélicoptères – sans compter 50 Airbus civils et divers projets
d’infrastructures. L’Arabie saoudite a en outre financé en 2015 l’achat par
l’Égypte des 24 avions Rafale et des deux navires
que Paris n’avait pas pu vendre à Moscou en raison de la
guerre en Ukraine.
Selon The Guardian, le guide suprême
de la Révolution iranienne a ainsi directement pointé du doigt le double
standard des puissances occidentales. « Où
sont ceux qui défendent les droits de l'homme ? Pourquoi ceux qui clament
soutenir la liberté et la démocratie supportent encore le gouvernement
saoudien ? »
Deux
courants antagonistes
Tous ces foyers ont en commun d'opposer
des chiites à des sunnites, les deux courants de l'islam. Alors que la région
connaît bien d'autres lignes de clivage – idéologiques, sociales, ethniques,
politiques, géostratégiques –, chaque convulsion qui la secoue est désormais
vue à travers ce prisme unique. Quelle est l'origine de cet antagonisme
prétendument irréductible ? A entendre les prêcheurs de haine, de
part et d'autre, il en a toujours été ainsi. Faux : cette guerre de religion, qui, par sa violence, son
étendue, son incidence sur les populations, n'est pas sans rappeler celles qui
dévastèrent l'Europe au XVIe siècle, n'a pas de précédent dans cette partie du
monde. Selon Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l'Islam contemporain :
« Cette
lutte que l'on nous présente comme éternelle est en fait très récente. »
Dieu
est un, mais l'islam est pluriel. L'umma, la communauté forte de 1,5 milliard
de croyants, se répartit en trois grands ensembles : les sunnites, majoritaires à au moins 85%, les chiites (10
à 15%) et les kharijites, quasi disparus, hormis dans le Sud algérien
(mozabites) et à Oman (ibadites). Trois familles qui se subdivisent elles-mêmes
en une multitude d'écoles juridiques, branches ou confréries. Chacune se
réclamant de la "vraie" foi.
Les racines
de la discorde
La
première fracture remonte à la mort du Prophète, en 632. Fondateur du
dernier monothéisme, Mahomet a laissé un message, mais pas de testament ni
d'enfant mâle. Qui doit lui succéder à la tête de l'umma ? L'un de ses compagnons, choisi par le conseil des anciens,
ou quelqu'un de son sang, une figure consensuelle, ou Ali, son gendre et
cousin, le premier converti à l'islam ?
Le choix se porte sur Abou Bakr, ami intime et beau-père du Prophète, membre
des Quraysh, un grand clan mecquois. Ali s'incline.
Il finit par être élu à la tête des
croyants en 656, à la suite d'Othman, le troisième calife, assassiné par des
musulmans après un règne entaché de népotisme. A peine désigné, Ali se
retrouve confronté à une révolte conduite par d'autres compagnons et, surtout,
par Aïcha, son ennemie jurée, la troisième épouse du Prophète. Une rébellion
écrasée lors de la bataille du Chameau, nommée ainsi car c'est sur cet animal
que la veuve assiste à l'empoignade.
Nouvel affrontement en 657, cette fois
à Siffin, contre l'armée de Mu'awiya, le puissant gouverneur de Damas. Après
des mois de combats, Ali accepte de négocier. Un compromis rejeté par une
partie de ses troupes. Les mutins seront appelés plus tard les kharijites,
"ceux qui sortent". Ali est tué par l'un d'eux en 661 et enterré à
Nadjaf, en Irak. Mu'awiya en profite pour prendre le pouvoir. Il donne
naissance à la première dynastie de l'islam :
les Omeyyades.
Le
martyr de Hussein
Comme héritier, Mu'awiya impose son fils, Yazid Ier. Voilà le jeune
homme calife au décès de son père, en 680, sans avoir sollicité un quelconque
suffrage. Circonstance aggravante :
de l'avis de tous, c'est un débauché. Hussein, le deuxième fils d'Ali, refuse
de lui prêter allégeance. Il quitte La Mecque pour l'Irak, avec quelques
dizaines de parents et de partisans. L'armée de Yazid l'assiège à Karbala et
donne l'assaut à soixante contre un. Un massacre. Hussein est décapité ; son
corps, abandonné, sans sépulture. Sa sœur, Zaynab, accompagne sa tête, emportée
comme trophée à Damas. Hussein devient un symbole de résistance, un modèle pour
tous ceux qui, au cours des siècles, se soulèveront contre un pouvoir
oppresseur.
Pour les chiites, cette mort tragique
est comparable à la crucifixion du Christ. Chaque année, lors de l'Achoura, le
dixième jour du mois de Mouharram, ils répètent sa geste rédemptrice, en se
flagellant au son des tambours. Le sacrifice de Hussein incitera ses
successeurs – ou du moins une partie d'entre eux – à adopter une attitude quiétiste,
de non-engagement en politique, l'avènement d'une cité idéale étant renvoyé à
la fin des temps.
Le divorce avec l'autorité califale est
consommé. Désormais, les chiites ne reconnaissent la légitimité que de l'imam qui descend du
Prophète et dont Ali est le premier à porter le titre sacré. Le summum de la
sainteté. Un intermédiaire entre Allah et les hommes, doué de capacités
surnaturelles, le seul capable de saisir et d'interpréter la révélation. Sans
lui, le Coran reste muet. Car le monde comprend deux niveaux, le manifeste et
le caché, l'exotérique et l'ésotérique. Donc deux sortes de croyants : les initiés et les autres.
Les
premiers califes
Une hérésie aux yeux des sunnites, les ahl al-sunna wal jama'a,
littéralement les "gens de la tradition et du consensus", pour qui
tous les croyants sont à même d'accéder au message divin. Il leur suffit de se
référer au Livre saint, le Coran, et aux hadiths, paroles, actes, sentences,
généralement attribués au Prophète, qui déterminent la sunna, la "règle de
conduite". Ils louent les quatre premiers califes, surnommés les
"Bien Dirigés", mais refusent de les considérer comme infaillibles et
ne reconnaissent pas davantage de qualité particulière à Ali, ni, encore moins,
à sa descendance.
Sunnisme contre chiisme ? Ces deux catégories sont trompeuses. Elles vont être
construites très progressivement. Elles font surtout fi de l'extrême
hétérogénéité de l'islam. Elles recouvrent chacune d'innombrables fractions et
dissidences. Nabil Mouline, chercheur au CNRS, souligne :
Elles mettront
trois cents ans à émerger. Au début, elles s'entremêlent. Il y a beaucoup de
porosité entre elles. Les chiites signifient les 'chi'at Ali', les 'partisans
d'Ali'. Mais on parle aussi à l'époque des “chi'at Othman”, les 'partisans
d'Othman', ou de ceux de Mu'awiya. C'est alors plus une question de personne
que de doctrine."
Les premiers souverains, qu'ils soient
omeyyades ou abbassides, se rapprochent davantage des imams chiites que du
modèle califal sunnite. Ils exercent un pouvoir absolu, revendiquent un lien
direct avec Dieu et, au gré des circonstances, n'hésitent pas à forger des
hadiths afin de justifier leur politique ou réduire au silence leurs
détracteurs. Mais, une fois à la tête d'un empire qui s'étend des confins de
l'Inde et de la Chine à l'océan Atlantique, ils doivent déléguer une part de
leur autorité religieuse. Peu à peu se constitue un corps de lettrés musulmans,
les futurs ulémas, qui contestent aux monarques le droit de modifier la sunna.
La
nature du Coran
Pour pouvoir légiférer comme bon lui
semble, le calife Al-Ma'mun, fils de Haroun ar-Rachid, adopte en 827 la
doctrine rationaliste des mu'tazilites, qui nie à Allah tout attribut humain.
Conclusion : le Coran ne peut pas avoir été
prononcé par lui et a donc été créé. Argument combattu avec force par Ahmad Ibn
Hanbal, pour qui le Livre saint est éternel. L'homme, dit-il, doit se soumettre
à la parole de Dieu et à celle de son prophète, authentifiée par les ulémas.
Emprisonné, fouetté, le théologien continue de défendre sa lecture littérale
des textes. Fondateur d'une école juridique connue sous le nom de
"hanbalisme", il est l'un des pères du sunnisme, qui
triomphe après sa mort. "Le terme lui-même ne désigne un groupe déterminé,
une croyance, une pratique qu'à partir du milieu du IXe siècle", souligne
Nabil Mouline.
Ceux qui obéissent à Ali et à ses
descendants ne sont pas non plus des chiites. Du moins, pas encore. Les
historiens préfèrent les appeler des "alides". Leur problème ? Ils se déchirent à chaque succession. Premier schisme : les zaydites qui, après le décès du quatrième imam, en 711, décident de
suivre Zayd ibn Ali et non pas son frère et successeur désigné, Mohamed
al-Bakir. Proches, sur le plan du droit, des écoles juridiques sunnites et, en
théologie, des mu'tazilites, ils se manifestent par leur activisme violent.
Zayd lui-même est tué lors d'une rébellion contre les derniers Omeyyades. Ses
héritiers se réfugient dans des zones reculées : au Yémen, où ils régneront jusqu'au putsch de 1962, dans
le Khorasan, dans le nord-est de l'Iran, ou au Maroc avec les Idrissides.
En 765, rebelote. Comme tous les imams,
Jaafar al-Sadiq, sixième en titre et auteur d'une importante jurisprudence, le
Code jaafarite, connaît une fin violente – il aurait été empoisonné par le calife
Al-Mansur. L'imamat aurait dû revenir à son fils aîné Ismaïl, mais celui-ci est
mort avant son père. Pas du tout, assurent certains qui le déclarent
"occulté". Il devient le Sauveur attendu à la fin des temps. Les ismaéliens, appelés
aussi "septimains" ou "chiites aux sept imams", se
distinguent par leur ésotérisme et leurs différents emprunts à la gnose, au
néoplatonisme, à la philosophie perse… Ils essaiment jusqu'en Inde, établissent
des royaumes puissants : Qarmates à Bahreïn (903-1077),
Fatimides surtout en Tunisie, puis Egypte (910-1171). Leurs califes sont les
bâtisseurs du Caire et de sa célèbre université religieuse Al-Azhar, qui,
paradoxe, deviendra le symbole de l'islam sunnite. Ils vont eux aussi faire
scission et donner des sectes souvent qualifiées deghulat,
d'"outrancières", car elles exagèrent la sacralité d'Ali, comme les druzes.
Le
fils caché
A force de se segmenter à l'infini, les
chiites risquent de disparaître. En 874, à la mort du onzième imam, Hassan
al-Askari, ceux que l'on va appeler les duodécimains ou encore les imamites
décrètent qu'il a eu un fils nommé Mohamed, mais qu'il a été caché. Il est
baptisé le Mahdi, le "Bien
Guidé". Lui aussi ne réapparaîtra qu'aux temps messianiques pour vaincre
les puissances du mal. Pendant près de soixante-dix ans, il communique avec ses
fidèles par l'intermédiaire de quatre représentants successifs, puis, après le
décès du dernier d'entre eux, cesse de se manifester. C'est la grande
occultation. L'historien Pierre-Jean Luizard souligne :
« C'est un
tour de passe-passe, une construction politique destinée à sauver la
communauté. Le coup de génie fut de mettre un terme aux successions sans pour
autant laisser le trône vacant »
Les juristes sunnites accusent les
chiites de tous les maux : de provoquer lafitna,
la "discorde", d'introduire une bid'a, une
"innovation blâmable". Certains leur jettent l'anathème (takfir),
appellent à les passer au fil de l'épée, à s'emparer de leurs biens et de leurs
épouses, comme Ibn Taymiyya – un auteur du XIIIe siècle devenu l'un des
principaux inspirateurs des djihadistes de Daech pour justifier leurs tueries –
à propos de la seule minorité alaouite. En pratique, et contrairement à la
période actuelle, les deux grandes branches de l'islam ne passent pas leur
temps à s'affronter. Le plus souvent, elles s'ignorent.
Les
deux empires
Les chiites pratiquent la taqiya, l'"art de la
dissimulation". Ils se développent de façon clandestine ou s'isolent dans
les marches de l'empire. Les califes les tolèrent tant qu'ils ne se révoltent
pas. Ils peuvent même être hauts fonctionnaires, parfois ministres. C'est entre
eux qu'ils se déchirent le plus.
Pareil, dans le camp d'en face.
"Les persécutions s'exercent d'abord à l'intérieur du sunnisme",
souligne Sabrina Mervin, chercheuse au CNRS, auteur d'une "Histoire de
l'islam" (Flammarion). Contre les soufis, surtout, tel le mystique
Al-Hallaj, crucifié à Bagdad en 922, pour avoir déclaré en pleine communion
divine : "Je suis la Vérité",
c'est-à-dire "Dieu".
Le tournant intervient au début du XVIe
siècle, en 1502, précisément, quand Ismaïl prend le pouvoir en Perse, fonde la
dynastie des Safavides et proclame le chiisme religion d'Etat. Un choix très
politique. Un empire se crée, face à un autre, celui des Ottomans. Le premier
est duodécimain, le second sunnite. Selon Sabrina Mervin :
Les Safavides ont adopté le chiisme
certainement pour se démarquer des Ottomans."
Très vite, leurs armées se combattent.
Mais ces guerres opposent davantage des souverains que des peuples ou des
croyances. Et, durant les siècles suivants, la frontière entre les deux empires
"est l'une des plus stables du monde musulman", rappelle l'historien
Jean-Pierre Filiu. Elle correspond à peu près à celle qui sépare actuellement
l'Iran de l'Irak.
Chacun admet d'importantes minorités
qui se revendiquent de la religion de l'autre. Des Arabes sunnites vivent dans
la province du Khouzestan, dans le sud de l'Iran. Le chiisme domine autour des
lieux saints de Nadjaf et Karbala, ainsi que dans le djebel Amil, au Liban. Une
de ses branches éloignées, appelée "alévie", subsiste dans ce qui
forme aujourd'hui la partie méridionale de la Turquie. Une tolérance qui
n'exclut pas des pogroms de temps à autre.
Tentatives
de rapprochement
Cette histoire mouvementée comprend
aussi des tentatives de rapprochement. Surtout avec le déclin de l'Empire
ottoman. Sabrina Mervin explique :
« Lorsqu'ils
se sentent menacés par l'Occident, les musulmans s'unissent. Le discours est
alors : 'Si nous sommes
faibles, c'est parce que nous sommes divisés.' »
A la fin du XIXe siècle, le sultan
Abdülhamid II exhorte l'ensemble des croyants à se rassembler autour de la
"Sublime Porte". En signe d'ouverture, il autorise même la petite
communauté iranienne d'Istanbul à célébrer l'Achoura. En 1914, son successeur
et frère cadet, Mehmed V, s'allie à l'Allemagne et proclame le djihad, la
guerre sainte, contre les puissances impies de l'Entente. Les premiers à
répondre à son appel sont… les ayatollahs de Nadjaf.
En 1931, une conférence panislamique se
déroule à Jérusalem. Les participants vont prier à la mosquée Al-Aqsa sous la
conduite d'un religieux chiite. Un événement aujourd'hui impensable. Après les
indépendances, la diplomatie s'en mêle. Le raïs égyptien Gamal Abdel Nasser
veut plaire au chah d'Iran ? En
1959, les très sunnites ulémas d'Al-Azhar reconnaissent le droit jaafarite, qui
régit les chiites, comme la cinquième école juridique de l'islam. La querelle
reprend vite, avec une violence décuplée.
La
révolution d'Iran
Deux événements, presque concomitants,
sont à l'origine de ce grand schisme d'Orient soi-disant millénaire. Le monde
découvre l'existence des chiites à la faveur d'une révolution. Le 16 janvier
1979, en Iran, après des mois de chaos, le régime pro-américain du chah
s'effondre. De retour d'exil, l'ayatollah Khomeyni instaure une république
islamique fondée sur levelayat-e faqih, le "gouvernement
des doctes". Un principe en complète rupture avec le quiétisme prôné
depuis des siècles par les mujtahidoun, les plus hautes autorités religieuses
chiites.
Bientôt élevé au rang d'imam, Khomeyni
ne limite pas son message à ses ouailles et ambitionne de prendre la tête de l'ensemble
de l'umma, la communauté des croyants. Vali Nasr, du Conseil des Affaires
étrangères des Etats-Unis, écrit :
« Il
considérait la République islamique d'Iran comme le socle d'un mouvement
islamique mondial, à peu près comme Lénine et Trotski avaient vu dans la Russie
le tremplin d'une révolution communiste mondiale. »
Sa ferveur révolutionnaire, ses
imprécations contre l'Amérique qualifiée de "Grand Satan" et ses
alliés dans la région, israéliens ou arabes, lui valent d'abord la sympathie de
nombreux sunnites, islamistes en tête.
Un terrible défi pour l'Arabie
saoudite, qui se veut la gardienne des lieux saints et de la pureté de l'islam.
La même année, en novembre, elle vacille à son tour. Quelque deux cents
fondamentalistes sunnites s'emparent de la Grande Mosquée de La Mecque et
prennent en otage des milliers de pèlerins. Leur chef, Juhayman, un prêcheur
bédouin, accuse les autorités de corruption et annonce la venue du Mahdi (en la
personne de son beau-frère). Le siège se solde par des centaines de morts.
Voilà la maison des Saoud qui tire sa légitimité du wahhabisme, une
idéologie religieuse rigoriste, dans la lignée d'Ibn Hanbal, contestée sur son
propre terrain. Face à cette double menace, intérieure et extérieure, le
royaume se lance dans un prosélytisme tous azimuts afin d'imposer, à coups de
pétrodollars, sa vision étroite de l'islam.
L'offensive irakienne
Un peu partout dans le monde arabe, la
population chiite se réveille. Elle secoue ses structures archaïques et réclame
ses droits. Un processus initié dès 1974, au Liban, par Moussa Sadr et son
"mouvement des déshérités". Sa milice, Amal, deviendra une des pièces
maîtresses de l'échiquier libanais. Le dictateur irakien Saddam Hussein est le
premier à prendre la mesure du danger. Il tient d'une main de fer un pays
dirigé depuis sa création par une élite arabe et sunnite, alors que ses
habitants sont en majorité chiites. En 1980, le leader baassiste fait exécuter
le grand ayatollah Mohammed Bakr al-Sadr, ainsi que plusieurs membres de sa
famille, et déporte des dizaines de milliers de ses concitoyens au prétexte
qu'ils auraient des origines persanes. Enfin, espérant profiter de l'apparente
faiblesse du régime des mollahs, il attaque l'Iran.
Dans cette guerre qui va durer huit ans
et faire près d'un million de morts, il reçoit le soutien de la plupart des
pays arabes, à commencer par les monarchies pétrolières, mais aussi de la
France et des Etats-Unis. Seule exception :
la Syrie. Par hostilité contre Saddam, son grand rival baassiste, et pour des
raisons plus géopolitiques, son président, Hafez al-Assad, fait le choix de
l'Iran. Une alliance jamais démentie, pas même lors de la terrible répression
contre les Frères musulmans à Hama, en 1982. La révolution des mollahs cesse
dès lors d'être un modèle pour les islamistes sunnites.
Pour les besoins de la propagande,
Saddam Hussein ressuscite tous les préjugés anti-iraniens, ravive le souvenir
de la bataille d'Al-Qadisiya remportée en 636 contre les Perses, qualifie
l'ennemi de "safavide", "mage enturbanné",
"barbare". Une terminologie reprise aujourd'hui sur la Toile par les
extrémistes sunnites. La République islamique recourt, quant à elle, au
surnaturel : elle envoie sur le front des acteurs
drapés d'un linceul, sur des chevaux blanc, pour faire croire à ses troupes que
le douzième imam vient les bénir. Pour autant, il ne s'agit pas encore d'un
conflit confessionnel. Pour les chiites irakiens comme pour les sunnites
iraniens, la patrie passe avant la foi. Chacun combat dans son armée
respective.
Le "croissant
chiite"
Ironie de l'Histoire, Téhéran va être
débarrassé de son pire adversaire par le "Grand Satan". En mars 2003,
les Etats-Unis envahissent l'Irak et mettent fin au régime de Saddam. En
instaurant la démocratie, ils confient mécaniquement le pouvoir aux chiites,
qui sont, comme on l'a vu, majoritaires dans le pays.
Chassés du pouvoir, de l'administration
et de l'armée, les sunnites boycottent les premières élections, puis forment le
gros de la guérilla anti-américaine. Ces insurgés, ex-baassistes et islamistes
confondus, finissent par rejoindre des années plus tard Al-Qaida en Irak,
l'ancêtre du groupe Etat islamique. Parmi eux, un certain Abou Moussab al-Zarkaoui, qui théorise
un djihad anti-chiite et
déclenche une véritable guerre de religion.
En février 2006, il revendique la
destruction, à Samarra, au nord de Bagdad, de la mosquée d'or, le mausolée du
dixième et du onzième imam. Cette atteinte à l'un des lieux les plus sacrés du
chiisme sert de coup d'envoi à un terrible conflit confessionnel. Explosions,
attentats, assassinats, de part et d'autre, malgré les appels au calme du grand
ayatollah Ali al-Sistani. Pierre-Jean Luizard rappelle :
« Cette
guerre, qui prend fin en 2009, a fait des centaines de milliers de morts. Elle
va entraîner un vaste nettoyage ethnique. Notamment à Bagdad. Une ville qui,
par le passé, était toujours restée mixte. »
Pendant que l'Iran accède au rang de
grande puissance régionale, son allié, le Hezbollah, s'impose comme la
principale force politique et militaire au Liban. Après avoir chassé l'armée
israélienne du sud du pays en 2000, puis résisté à son assaut, six ans plus
tard, la milice chiite est au sommet de sa popularité.
Les dirigeants arabes commencent à
s'inquiéter. Le roi Abdallah de Jordanie, puis le raïs égyptien Hosni Moubarak
dénoncent un "croissant chiite" qui s'étend de la Méditerranée au
Golfe. Pourtant, cet axe qui court de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad
et Damas, fait aussi un détour par Gaza, bastion du Hamas palestinien, un
mouvement islamiste sunnite.
Le
piège syrien
Les dernières cartes se redistribuent
lors des printemps arabes de 2011, ces mouvements de contestation démocratiques
qui vont déboucher presque tous sur des hivers islamistes, puis militaires.
Lorsque la révolution éclate en Syrie,
Bachar al-Assad réprime des manifestants pacifiques afin de les pousser à
prendre les armes, il exploite les divisions confessionnelles et relâche des
centaines de djihadistes détenus dans ses prisons, avec l'espoir de rallier à
lui les différentes minorités. Il compte d'abord sur sa propre communauté
alaouite, mais aussi sur les chrétiens, druzes, kurdes et tous ceux que la
menace fondamentaliste sunnite effraie. L'historien Bruno Paoli souligne :
« C'était le régime d'un clan avec toute sa
clientèle, qui ne comprenait pas seulement des alaouites, mais aussi des
sunnites ou des chrétiens. Mais, là, les alaouites se sont retrouvés pris au
piège. A tort ou à raison, ils considèrent le régime comme leur dernier
rempart. »
Les puissances de la région s'en
mêlent. Turquie, Qatar, Arabie saoudite aident les groupes armés islamistes,
qui recrutent bientôt des dizaines de milliers de musulmans venus du monde
entier.
En face, sans l'appui militaire et
financier de Téhéran et les milliers de combattants du Hezbollah, le régime
syrien se serait sans doute effondré depuis longtemps. Des parrains dont
l'influence ne cesse de croître. "Bachar al-Assad fait la guerre en
Syrie comme notre adjoint", a ainsi pu déclarer en mai 2014 le général
Hossein Hamedani, l'un des chefs du corps expéditionnaire iranien.
Daech
apparaît
A partir de 2013, un nouvel acteur fait
son apparition dans le nord-est de la Syrie, autour de la ville de Raqqa. Son
nom ? L'Etat islamique en Irak et au
Levant, plus connu sous l'acronyme de Daech. Ses principaux cadres viennent de
l'Irak voisin, notamment son chef, originaire de Samarra, Abou Bakr
al-Baghdadi. En juin 2014, ces djihadistes repassent la frontière et, à l'issue
d'une offensive éclair, parviennent à conquérir Mossoul, la seconde ville
irakienne, ainsi qu'un immense territoire. Des victoires acquises à force de
massacres et aussi grâce à l'adhésion de nombreux sunnites révoltés par la
politique sectaire du premier ministre chiite, Nouri al-Maliki. Retournement de
l'Histoire : les Etats-Unis se retrouvent en
guerre aux côtés de l'Iran contre un califat de la terreur qui bientôt s'étend
des portes de Damas à celles de Bagdad.
Dernier acte de cet embrasement du
monde musulman : au Yémen, une coalition de plusieurs
pays arabes sunnites dirigée par l'Arabie saoudite lance des frappes aériennes
contre les positions rebelles houthistes armées par l'Iran. La guerre larvée
qui couvait entre les deux régimes théocratiques de la région, l'Arabie
saoudite sunnite et l'Iran chiite, éclate au grand jour. Les houthistes
appartiennent à une branche antérieure du chiisme, le zaydisme, dont le dernier
imam a régné sur le Yémen du Nord jusqu'en 1962, avant d'être renversé par un
coup d'Etat militaire. Il s'ensuivit une guerre civile opposant des
nationalistes arabes, soutenus par l'Egypte de Nasser, et des monarchistes
aidés… par le royaume saoudien. Comme l'explique Pierre-Jean Luizard :
« On voit
que les enjeux politiques des années 1960 ont été remplacés par des luttes
confessionnelles qui apparaissent comme de meilleurs vecteurs d'influence pour
des Etats au bord de l'effondrement »
Sous l'effet de cette
déflagration, les frontières dessinées par les puissances coloniales ont volé
en éclats. Partout, les tueries provoquent des exodes massifs. Faut-il en
prendre acte ? Et
remodeler la région selon ces nouvelles partitions confessionnelles ? Une telle carte mettrait fin définitivement à la mosaïque
moyen-orientale.
Christophe Boltanski et Sara
Daniel