mardi 5 janvier 2016

La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité

La tension monte entre l'Arabie saoudite sunnite et l'Iran chiite. Qu'est-ce qui oppose ces deux branches de l'islamqui se déchirent ? Quel rôle jouent dans ce conflit les deux Etats théocratiques du Moyen-Orient? Et comment cette lutte fratricide a-t-elle engendré ce monstre appelé "Etat islamique"?

L'Arabie saoudite a décidé dimanche de rompre ses relations diplomatiques avec l'Iran après l'attaque de son ambassade à Téhéran par des manifestants protestant contre l'exécution la veille d'un dignitaire chiite très critique à l'égard du régime saoudien. Dans une conférence de presse, le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al Djoubeir a précisé que son pays avait demandé au personnel de la mission diplomatique iranienne et aux administrations qui lui sont rattachées en Arabie saoudite de quitter le territoire dans un délai de 48 heures. L'Arabie saoudite est déterminée à ne pas laisser l'Iran affaiblir sa sécurité nationale, a affirmé le ministre saoudien.
L'exécution de 47 personnes par l'Arabie saoudite, samedi 2 janvier, a mis le feu aux poudres dans tout le Moyen-Orient. Même au-delà, les condamnations pleuvent sur le régime, accusé d'« exacerber les tensions interreligieuses », au moment « où le besoin urgent est de les réduire », a ainsi commenté le département d'État américain. Car si les 47 hommes exécutés samedi étaient presque tous des sunnites condamnés pour des attentats commis par Al-Qaïda il y a une dizaine d'années, c'est bien le sort du cheikh Al-Nimr, virulent critique du régime saoudien, et de trois autres chiites accusés d'avoir participé à l'agression de policiers en 2011-2013, qui a retenu l'attention. Le cheikh Al-Nimr, grand prédicateur, s’était notamment réjoui, selon Le Monde, de la mort du prince héritier Nayef, en 2012, et appelé, un an plus tard, l'est du pays à fusionner avec le royaume voisin de Bahreïn, alors en pleine révolution. Dans le viseur des autorités saoudiennes depuis longtemps, Al-Nimr a été condamné à mort en octobre 2014 pour sédition, désobéissance au souverain et port d’armes. Son neveu, Ali Al-Nimr, est actuellement emprisonné et pourrait être décapité et crucifié. Prononcée alors qu'il était mineur, la sentence a indigné le monde entier. 


Autre épisode de cette fureur qui s'est emparée du Moyen-Orient: le 4 mai, au siège d'Al-Jazeera, la chaîne satellitaire qatarie, c'est l'heure d'"A contresens", le très regardé talk-show de Fayçal al-Qassem. Thème de la soirée: faut-il exterminer tous les alaouites de Syrie, "femmes et enfants compris"Les alaouites? Une secte musulmane chiite hétérodoxe que le présentateur vedette, célèbre pour ses diatribes, tient pour responsable de la guerre qui ravage le pays du Levant depuis quatre ans. Les Assad, le clan au pouvoir, n'en sont-ils pas issus? Un régime soutenu à bout de bras par la République islamique d'Iran, face à des rebelles principalement sunnites.
Le pouvoir multiplie donc les démonstrations de force, d'autant que, dans le même temps, le pays est confronté à une grave crise économique, en raison de la chute des cours du pétrole. En outre, l'accord sur le programme nucléaire iranien, soutenu par les États-Unis, principal allié de l'Arabie saoudite, n'a rien fait pour apaiser les inquiétudes de Riyad.
Mais cette fois-ci, la réponse n'a pas tardé : à Bahreïn d'abord, où des dizaines de personnes ont manifesté samedi dans le village d'Abou Saïba, à l'ouest de la capitale Manama, avant d'être dispersées par la police locale au moyen de tirs de gaz lacrymogène. Des appels ont été lancés en faveur d'autres manifestations dans cet émirat à majorité chiite, mais dirigé par les sunnites. On pourrait citer également les deux récents attentats qui ont frappé des mosquées chiites dans le nord-est de l'Arabie saoudite, la guérilla houthiste au Yémen, financée et armée par Téhéran, en lutte contre une coalition dirigée par Riyad, ou encore l'écrasement par le souverain Hamed Ben Issa al-Khalifa de toutes les velléités de réformes démocratiques dans l'île de Bahreïn, avec l'appui des tanks saoudiens. Le pouvoir multiplie donc les démonstrations de force, d'autant que, dans le même temps, le pays est confronté à une grave crise économique, en raison de la chute des cours du pétrole. En outre, l'accord sur le programme nucléaire iranien, soutenu par les États-Unis, principal allié de l'Arabie saoudite, n'a rien fait pour apaiser les inquiétudes de Riyad.
Mais cette fois-ci, la réponse n'a pas tardé : à Bahreïn d'abord, où des dizaines de personnes ont manifesté samedi dans le village d'Abou Saïba, à l'ouest de la capitale Manama, avant d'être dispersées par la police locale au moyen de tirs de gaz lacrymogène. Des appels ont été lancés en faveur d'autres manifestations dans cet émirat à majorité chiite, mais dirigé par les sunnites.
La France, au diapason des puissances européennes, dans un communiqué diffusé dimanche, a déploré ces exécutions, citant explicitement « un haut dignitaire de la minorité chiite », et rappelant son « opposition constante à la peine de mort, en tous lieux et en toutes circonstances ». Le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon s'est dit consterné par la tournure prise par les événements. « Le cheikh Al-Nimr et un certain nombre des autres prisonniers exécutés ont été condamnés à l'issue de procès qui suscitent de graves inquiétudes sur la nature des accusations et sur l'équité du processus »
Mais la France marche sur des œufs, Paris ayant fait de Riyad un partenaire incontournable de sa politique étrangère et économique. Elle parie notamment sur la nouvelle grande coalition contre le terrorisme emmenée par l'Arabie saoudite, annoncée le 15 décembre dernier, qui regroupe l'Égypte, la Turquie, les Émirats arabes unis, mais aussi des pays d'Afrique et d'Asie, à l'exception toutefois de l'Iran. Manuel Valls a rapporté cet automne de son voyage dans le pays 10 milliards de dollars de contrats, pour la livraison de 30 patrouilleurs rapides (construit sur le Bassin) et 23 hélicoptères – sans compter 50 Airbus civils et divers projets d’infrastructures. L’Arabie saoudite a en outre financé en 2015 l’achat par l’Égypte des 24 avions Rafale et des deux navires que Paris n’avait pas pu vendre à Moscou en raison de la guerre en Ukraine.

 Selon The Guardian, le guide suprême de la Révolution iranienne a ainsi directement pointé du doigt le double standard des puissances occidentales. « Où sont ceux qui défendent les droits de l'homme ? Pourquoi ceux qui clament soutenir la liberté et la démocratie supportent encore le gouvernement saoudien ? »



Deux courants antagonistes

Tous ces foyers ont en commun d'opposer des chiites à des sunnites, les deux courants de l'islam. Alors que la région connaît bien d'autres lignes de clivage – idéologiques, sociales, ethniques, politiques, géostratégiques –, chaque convulsion qui la secoue est désormais vue à travers ce prisme unique. Quelle est l'origine de cet antagonisme prétendument irréductible? A entendre les prêcheurs de haine, de part et d'autre, il en a toujours été ainsi. Faux: cette guerre de religion, qui, par sa violence, son étendue, son incidence sur les populations, n'est pas sans rappeler celles qui dévastèrent l'Europe au XVIe siècle, n'a pas de précédent dans cette partie du monde. Selon Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l'Islam contemporain :

« Cette lutte que l'on nous présente comme éternelle est en fait très récente. »
Dieu est un, mais l'islam est pluriel. L'umma, la communauté forte de 1,5 milliard de croyants, se répartit en trois grands ensembles: les sunnites, majoritaires à au moins 85%, les chiites (10 à 15%) et les kharijites, quasi disparus, hormis dans le Sud algérien (mozabites) et à Oman (ibadites). Trois familles qui se subdivisent elles-mêmes en une multitude d'écoles juridiques, branches ou confréries. Chacune se réclamant de la "vraie" foi.

Les racines de la discorde

La première fracture remonte à la mort du Prophète, en 632. Fondateur du dernier monothéisme, Mahomet a laissé un message, mais pas de testament ni d'enfant mâle. Qui doit lui succéder à la tête de l'umma? L'un de ses compagnons, choisi par le conseil des anciens, ou quelqu'un de son sang, une figure consensuelle, ou Ali, son gendre et cousin, le premier converti à l'islam? Le choix se porte sur Abou Bakr, ami intime et beau-père du Prophète, membre des Quraysh, un grand clan mecquois. Ali s'incline.
Il finit par être élu à la tête des croyants en 656, à la suite d'Othman, le troisième calife, assassiné par des musulmans après un règne entaché de népotisme. A peine désigné, Ali se retrouve confronté à une révolte conduite par d'autres compagnons et, surtout, par Aïcha, son ennemie jurée, la troisième épouse du Prophète. Une rébellion écrasée lors de la bataille du Chameau, nommée ainsi car c'est sur cet animal que la veuve assiste à l'empoignade.
Nouvel affrontement en 657, cette fois à Siffin, contre l'armée de Mu'awiya, le puissant gouverneur de Damas. Après des mois de combats, Ali accepte de négocier. Un compromis rejeté par une partie de ses troupes. Les mutins seront appelés plus tard les kharijites, "ceux qui sortent". Ali est tué par l'un d'eux en 661 et enterré à Nadjaf, en Irak. Mu'awiya en profite pour prendre le pouvoir. Il donne naissance à la première dynastie de l'islam: les Omeyyades.

Le martyr de Hussein

Comme héritier, Mu'awiya impose son fils, Yazid Ier. Voilà le jeune homme calife au décès de son père, en 680, sans avoir sollicité un quelconque suffrage. Circonstance aggravante: de l'avis de tous, c'est un débauché. Hussein, le deuxième fils d'Ali, refuse de lui prêter allégeance. Il quitte La Mecque pour l'Irak, avec quelques dizaines de parents et de partisans. L'armée de Yazid l'assiège à Karbala et donne l'assaut à soixante contre un. Un massacre. Hussein est décapité ; son corps, abandonné, sans sépulture. Sa sœur, Zaynab, accompagne sa tête, emportée comme trophée à Damas. Hussein devient un symbole de résistance, un modèle pour tous ceux qui, au cours des siècles, se soulèveront contre un pouvoir oppresseur.
Pour les chiites, cette mort tragique est comparable à la crucifixion du Christ. Chaque année, lors de l'Achoura, le dixième jour du mois de Mouharram, ils répètent sa geste rédemptrice, en se flagellant au son des tambours. Le sacrifice de Hussein incitera ses successeurs – ou du moins une partie d'entre eux – à adopter une attitude quiétiste, de non-engagement en politique, l'avènement d'une cité idéale étant renvoyé à la fin des temps.
Le divorce avec l'autorité califale est consommé. Désormais, les chiites ne reconnaissent la légitimité que de l'imam qui descend du Prophète et dont Ali est le premier à porter le titre sacré. Le summum de la sainteté. Un intermédiaire entre Allah et les hommes, doué de capacités surnaturelles, le seul capable de saisir et d'interpréter la révélation. Sans lui, le Coran reste muet. Car le monde comprend deux niveaux, le manifeste et le caché, l'exotérique et l'ésotérique. Donc deux sortes de croyants: les initiés et les autres.

Les premiers califes

Une hérésie aux yeux des sunnites, les ahl al-sunna wal jama'a, littéralement les "gens de la tradition et du consensus", pour qui tous les croyants sont à même d'accéder au message divin. Il leur suffit de se référer au Livre saint, le Coran, et aux hadiths, paroles, actes, sentences, généralement attribués au Prophète, qui déterminent la sunna, la "règle de conduite". Ils louent les quatre premiers califes, surnommés les "Bien Dirigés", mais refusent de les considérer comme infaillibles et ne reconnaissent pas davantage de qualité particulière à Ali, ni, encore moins, à sa descendance.
Sunnisme contre chiisme? Ces deux catégories sont trompeuses. Elles vont être construites très progressivement. Elles font surtout fi de l'extrême hétérogénéité de l'islam. Elles recouvrent chacune d'innombrables fractions et dissidences. Nabil Mouline, chercheur au CNRS, souligne :

Elles mettront trois cents ans à émerger. Au début, elles s'entremêlent. Il y a beaucoup de porosité entre elles. Les chiites signifient les 'chi'at Ali', les 'partisans d'Ali'. Mais on parle aussi à l'époque des “chi'at Othman”, les 'partisans d'Othman', ou de ceux de Mu'awiya. C'est alors plus une question de personne que de doctrine."

Les premiers souverains, qu'ils soient omeyyades ou abbassides, se rapprochent davantage des imams chiites que du modèle califal sunnite. Ils exercent un pouvoir absolu, revendiquent un lien direct avec Dieu et, au gré des circonstances, n'hésitent pas à forger des hadiths afin de justifier leur politique ou réduire au silence leurs détracteurs. Mais, une fois à la tête d'un empire qui s'étend des confins de l'Inde et de la Chine à l'océan Atlantique, ils doivent déléguer une part de leur autorité religieuse. Peu à peu se constitue un corps de lettrés musulmans, les futurs ulémas, qui contestent aux monarques le droit de modifier la sunna.

La nature du Coran

Pour pouvoir légiférer comme bon lui semble, le calife Al-Ma'mun, fils de Haroun ar-Rachid, adopte en 827 la doctrine rationaliste des mu'tazilites, qui nie à Allah tout attribut humain. Conclusion: le Coran ne peut pas avoir été prononcé par lui et a donc été créé. Argument combattu avec force par Ahmad Ibn Hanbal, pour qui le Livre saint est éternel. L'homme, dit-il, doit se soumettre à la parole de Dieu et à celle de son prophète, authentifiée par les ulémas. Emprisonné, fouetté, le théologien continue de défendre sa lecture littérale des textes. Fondateur d'une école juridique connue sous le nom de "hanbalisme", il est l'un des pères du sunnisme, qui triomphe après sa mort. "Le terme lui-même ne désigne un groupe déterminé, une croyance, une pratique qu'à partir du milieu du IXe siècle", souligne Nabil Mouline.
Ceux qui obéissent à Ali et à ses descendants ne sont pas non plus des chiites. Du moins, pas encore. Les historiens préfèrent les appeler des "alides". Leur problème? Ils se déchirent à chaque succession. Premier schisme: les zaydites qui, après le décès du quatrième imam, en 711, décident de suivre Zayd ibn Ali et non pas son frère et successeur désigné, Mohamed al-Bakir. Proches, sur le plan du droit, des écoles juridiques sunnites et, en théologie, des mu'tazilites, ils se manifestent par leur activisme violent. Zayd lui-même est tué lors d'une rébellion contre les derniers Omeyyades. Ses héritiers se réfugient dans des zones reculées: au Yémen, où ils régneront jusqu'au putsch de 1962, dans le Khorasan, dans le nord-est de l'Iran, ou au Maroc avec les Idrissides.
En 765, rebelote. Comme tous les imams, Jaafar al-Sadiq, sixième en titre et auteur d'une importante jurisprudence, le Code jaafarite, connaît une fin violente – il aurait été empoisonné par le calife Al-Mansur. L'imamat aurait dû revenir à son fils aîné Ismaïl, mais celui-ci est mort avant son père. Pas du tout, assurent certains qui le déclarent "occulté". Il devient le Sauveur attendu à la fin des temps. Les ismaéliens, appelés aussi "septimains" ou "chiites aux sept imams", se distinguent par leur ésotérisme et leurs différents emprunts à la gnose, au néoplatonisme, à la philosophie perse… Ils essaiment jusqu'en Inde, établissent des royaumes puissants: Qarmates à Bahreïn (903-1077), Fatimides surtout en Tunisie, puis Egypte (910-1171). Leurs califes sont les bâtisseurs du Caire et de sa célèbre université religieuse Al-Azhar, qui, paradoxe, deviendra le symbole de l'islam sunnite. Ils vont eux aussi faire scission et donner des sectes souvent qualifiées deghulat, d'"outrancières", car elles exagèrent la sacralité d'Ali, comme les druzes.

Le fils caché

A force de se segmenter à l'infini, les chiites risquent de disparaître. En 874, à la mort du onzième imam, Hassan al-Askari, ceux que l'on va appeler les duodécimains ou encore les imamites décrètent qu'il a eu un fils nommé Mohamed, mais qu'il a été caché. Il est baptisé le Mahdi, le "Bien Guidé". Lui aussi ne réapparaîtra qu'aux temps messianiques pour vaincre les puissances du mal. Pendant près de soixante-dix ans, il communique avec ses fidèles par l'intermédiaire de quatre représentants successifs, puis, après le décès du dernier d'entre eux, cesse de se manifester. C'est la grande occultation. L'historien Pierre-Jean Luizard souligne :

« C'est un tour de passe-passe, une construction politique destinée à sauver la communauté. Le coup de génie fut de mettre un terme aux successions sans pour autant laisser le trône vacant »

Les juristes sunnites accusent les chiites de tous les maux: de provoquer lafitna, la "discorde", d'introduire une bid'a, une "innovation blâmable". Certains leur jettent l'anathème (takfir), appellent à les passer au fil de l'épée, à s'emparer de leurs biens et de leurs épouses, comme Ibn Taymiyya – un auteur du XIIIe siècle devenu l'un des principaux inspirateurs des djihadistes de Daech pour justifier leurs tueries – à propos de la seule minorité alaouite. En pratique, et contrairement à la période actuelle, les deux grandes branches de l'islam ne passent pas leur temps à s'affronter. Le plus souvent, elles s'ignorent.

Les deux empires

Les chiites pratiquent la taqiya, l'"art de la dissimulation". Ils se développent de façon clandestine ou s'isolent dans les marches de l'empire. Les califes les tolèrent tant qu'ils ne se révoltent pas. Ils peuvent même être hauts fonctionnaires, parfois ministres. C'est entre eux qu'ils se déchirent le plus.
Pareil, dans le camp d'en face. "Les persécutions s'exercent d'abord à l'intérieur du sunnisme", souligne Sabrina Mervin, chercheuse au CNRS, auteur d'une "Histoire de l'islam" (Flammarion). Contre les soufis, surtout, tel le mystique Al-Hallaj, crucifié à Bagdad en 922, pour avoir déclaré en pleine communion divine: "Je suis la Vérité", c'est-à-dire "Dieu".
Le tournant intervient au début du XVIe siècle, en 1502, précisément, quand Ismaïl prend le pouvoir en Perse, fonde la dynastie des Safavides et proclame le chiisme religion d'Etat. Un choix très politique. Un empire se crée, face à un autre, celui des Ottomans. Le premier est duodécimain, le second sunnite. Selon Sabrina Mervin :
Les Safavides ont adopté le chiisme certainement pour se démarquer des Ottomans."
Très vite, leurs armées se combattent. Mais ces guerres opposent davantage des souverains que des peuples ou des croyances. Et, durant les siècles suivants, la frontière entre les deux empires "est l'une des plus stables du monde musulman", rappelle l'historien Jean-Pierre Filiu. Elle correspond à peu près à celle qui sépare actuellement l'Iran de l'Irak.
Chacun admet d'importantes minorités qui se revendiquent de la religion de l'autre. Des Arabes sunnites vivent dans la province du Khouzestan, dans le sud de l'Iran. Le chiisme domine autour des lieux saints de Nadjaf et Karbala, ainsi que dans le djebel Amil, au Liban. Une de ses branches éloignées, appelée "alévie", subsiste dans ce qui forme aujourd'hui la partie méridionale de la Turquie. Une tolérance qui n'exclut pas des pogroms de temps à autre.

Tentatives de rapprochement

Cette histoire mouvementée comprend aussi des tentatives de rapprochement. Surtout avec le déclin de l'Empire ottoman. Sabrina Mervin explique :

« Lorsqu'ils se sentent menacés par l'Occident, les musulmans s'unissent. Le discours est alors: 'Si nous sommes faibles, c'est parce que nous sommes divisés.' »

A la fin du XIXe siècle, le sultan Abdülhamid II exhorte l'ensemble des croyants à se rassembler autour de la "Sublime Porte". En signe d'ouverture, il autorise même la petite communauté iranienne d'Istanbul à célébrer l'Achoura. En 1914, son successeur et frère cadet, Mehmed V, s'allie à l'Allemagne et proclame le djihad, la guerre sainte, contre les puissances impies de l'Entente. Les premiers à répondre à son appel sont… les ayatollahs de Nadjaf.
En 1931, une conférence panislamique se déroule à Jérusalem. Les participants vont prier à la mosquée Al-Aqsa sous la conduite d'un religieux chiite. Un événement aujourd'hui impensable. Après les indépendances, la diplomatie s'en mêle. Le raïs égyptien Gamal Abdel Nasser veut plaire au chah d'Iran? En 1959, les très sunnites ulémas d'Al-Azhar reconnaissent le droit jaafarite, qui régit les chiites, comme la cinquième école juridique de l'islam. La querelle reprend vite, avec une violence décuplée.

La révolution d'Iran

Deux événements, presque concomitants, sont à l'origine de ce grand schisme d'Orient soi-disant millénaire. Le monde découvre l'existence des chiites à la faveur d'une révolution. Le 16 janvier 1979, en Iran, après des mois de chaos, le régime pro-américain du chah s'effondre. De retour d'exil, l'ayatollah Khomeyni instaure une république islamique fondée sur levelayat-e faqih, le "gouvernement des doctes". Un principe en complète rupture avec le quiétisme prôné depuis des siècles par les mujtahidoun, les plus hautes autorités religieuses chiites.
Bientôt élevé au rang d'imam, Khomeyni ne limite pas son message à ses ouailles et ambitionne de prendre la tête de l'ensemble de l'umma, la communauté des croyants. Vali Nasr, du Conseil des Affaires étrangères des Etats-Unis, écrit :

« Il considérait la République islamique d'Iran comme le socle d'un mouvement islamique mondial, à peu près comme Lénine et Trotski avaient vu dans la Russie le tremplin d'une révolution communiste mondiale. »

Sa ferveur révolutionnaire, ses imprécations contre l'Amérique qualifiée de "Grand Satan" et ses alliés dans la région, israéliens ou arabes, lui valent d'abord la sympathie de nombreux sunnites, islamistes en tête.
Un terrible défi pour l'Arabie saoudite, qui se veut la gardienne des lieux saints et de la pureté de l'islam. La même année, en novembre, elle vacille à son tour. Quelque deux cents fondamentalistes sunnites s'emparent de la Grande Mosquée de La Mecque et prennent en otage des milliers de pèlerins. Leur chef, Juhayman, un prêcheur bédouin, accuse les autorités de corruption et annonce la venue du Mahdi (en la personne de son beau-frère). Le siège se solde par des centaines de morts. Voilà la maison des Saoud qui tire sa légitimité du wahhabisme, une idéologie religieuse rigoriste, dans la lignée d'Ibn Hanbal, contestée sur son propre terrain. Face à cette double menace, intérieure et extérieure, le royaume se lance dans un prosélytisme tous azimuts afin d'imposer, à coups de pétrodollars, sa vision étroite de l'islam.

L'offensive irakienne

Un peu partout dans le monde arabe, la population chiite se réveille. Elle secoue ses structures archaïques et réclame ses droits. Un processus initié dès 1974, au Liban, par Moussa Sadr et son "mouvement des déshérités". Sa milice, Amal, deviendra une des pièces maîtresses de l'échiquier libanais. Le dictateur irakien Saddam Hussein est le premier à prendre la mesure du danger. Il tient d'une main de fer un pays dirigé depuis sa création par une élite arabe et sunnite, alors que ses habitants sont en majorité chiites. En 1980, le leader baassiste fait exécuter le grand ayatollah Mohammed Bakr al-Sadr, ainsi que plusieurs membres de sa famille, et déporte des dizaines de milliers de ses concitoyens au prétexte qu'ils auraient des origines persanes. Enfin, espérant profiter de l'apparente faiblesse du régime des mollahs, il attaque l'Iran.
Dans cette guerre qui va durer huit ans et faire près d'un million de morts, il reçoit le soutien de la plupart des pays arabes, à commencer par les monarchies pétrolières, mais aussi de la France et des Etats-Unis. Seule exception: la Syrie. Par hostilité contre Saddam, son grand rival baassiste, et pour des raisons plus géopolitiques, son président, Hafez al-Assad, fait le choix de l'Iran. Une alliance jamais démentie, pas même lors de la terrible répression contre les Frères musulmans à Hama, en 1982. La révolution des mollahs cesse dès lors d'être un modèle pour les islamistes sunnites.
Pour les besoins de la propagande, Saddam Hussein ressuscite tous les préjugés anti-iraniens, ravive le souvenir de la bataille d'Al-Qadisiya remportée en 636 contre les Perses, qualifie l'ennemi de "safavide", "mage enturbanné", "barbare". Une terminologie reprise aujourd'hui sur la Toile par les extrémistes sunnites. La République islamique recourt, quant à elle, au surnaturel: elle envoie sur le front des acteurs drapés d'un linceul, sur des chevaux blanc, pour faire croire à ses troupes que le douzième imam vient les bénir. Pour autant, il ne s'agit pas encore d'un conflit confessionnel. Pour les chiites irakiens comme pour les sunnites iraniens, la patrie passe avant la foi. Chacun combat dans son armée respective.

Le "croissant chiite"

Ironie de l'Histoire, Téhéran va être débarrassé de son pire adversaire par le "Grand Satan". En mars 2003, les Etats-Unis envahissent l'Irak et mettent fin au régime de Saddam. En instaurant la démocratie, ils confient mécaniquement le pouvoir aux chiites, qui sont, comme on l'a vu, majoritaires dans le pays.
Chassés du pouvoir, de l'administration et de l'armée, les sunnites boycottent les premières élections, puis forment le gros de la guérilla anti-américaine. Ces insurgés, ex-baassistes et islamistes confondus, finissent par rejoindre des années plus tard Al-Qaida en Irak, l'ancêtre du groupe Etat islamique. Parmi eux, un certain Abou Moussab al-Zarkaoui, qui théorise un djihad anti-chiite et déclenche une véritable guerre de religion.
En février 2006, il revendique la destruction, à Samarra, au nord de Bagdad, de la mosquée d'or, le mausolée du dixième et du onzième imam. Cette atteinte à l'un des lieux les plus sacrés du chiisme sert de coup d'envoi à un terrible conflit confessionnel. Explosions, attentats, assassinats, de part et d'autre, malgré les appels au calme du grand ayatollah Ali al-Sistani. Pierre-Jean Luizard rappelle :

« Cette guerre, qui prend fin en 2009, a fait des centaines de milliers de morts. Elle va entraîner un vaste nettoyage ethnique. Notamment à Bagdad. Une ville qui, par le passé, était toujours restée mixte. »
Pendant que l'Iran accède au rang de grande puissance régionale, son allié, le Hezbollah, s'impose comme la principale force politique et militaire au Liban. Après avoir chassé l'armée israélienne du sud du pays en 2000, puis résisté à son assaut, six ans plus tard, la milice chiite est au sommet de sa popularité.
Les dirigeants arabes commencent à s'inquiéter. Le roi Abdallah de Jordanie, puis le raïs égyptien Hosni Moubarak dénoncent un "croissant chiite" qui s'étend de la Méditerranée au Golfe. Pourtant, cet axe qui court de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas, fait aussi un détour par Gaza, bastion du Hamas palestinien, un mouvement islamiste sunnite.

Le piège syrien

Les dernières cartes se redistribuent lors des printemps arabes de 2011, ces mouvements de contestation démocratiques qui vont déboucher presque tous sur des hivers islamistes, puis militaires.
Lorsque la révolution éclate en Syrie, Bachar al-Assad réprime des manifestants pacifiques afin de les pousser à prendre les armes, il exploite les divisions confessionnelles et relâche des centaines de djihadistes détenus dans ses prisons, avec l'espoir de rallier à lui les différentes minorités. Il compte d'abord sur sa propre communauté alaouite, mais aussi sur les chrétiens, druzes, kurdes et tous ceux que la menace fondamentaliste sunnite effraie. L'historien Bruno Paoli souligne :
« C'était le régime d'un clan avec toute sa clientèle, qui ne comprenait pas seulement des alaouites, mais aussi des sunnites ou des chrétiens. Mais, là, les alaouites se sont retrouvés pris au piège. A tort ou à raison, ils considèrent le régime comme leur dernier rempart. »

Les puissances de la région s'en mêlent. Turquie, Qatar, Arabie saoudite aident les groupes armés islamistes, qui recrutent bientôt des dizaines de milliers de musulmans venus du monde entier.
En face, sans l'appui militaire et financier de Téhéran et les milliers de combattants du Hezbollah, le régime syrien se serait sans doute effondré depuis longtemps. Des parrains dont l'influence ne cesse de croître. "Bachar al-Assad fait la guerre en Syrie comme notre adjoint", a ainsi pu déclarer en mai 2014 le général Hossein Hamedani, l'un des chefs du corps expéditionnaire iranien.

Daech apparaît

A partir de 2013, un nouvel acteur fait son apparition dans le nord-est de la Syrie, autour de la ville de Raqqa. Son nom? L'Etat islamique en Irak et au Levant, plus connu sous l'acronyme de Daech. Ses principaux cadres viennent de l'Irak voisin, notamment son chef, originaire de Samarra, Abou Bakr al-Baghdadi. En juin 2014, ces djihadistes repassent la frontière et, à l'issue d'une offensive éclair, parviennent à conquérir Mossoul, la seconde ville irakienne, ainsi qu'un immense territoire. Des victoires acquises à force de massacres et aussi grâce à l'adhésion de nombreux sunnites révoltés par la politique sectaire du premier ministre chiite, Nouri al-Maliki. Retournement de l'Histoire: les Etats-Unis se retrouvent en guerre aux côtés de l'Iran contre un califat de la terreur qui bientôt s'étend des portes de Damas à celles de Bagdad.
Dernier acte de cet embrasement du monde musulman: au Yémen, une coalition de plusieurs pays arabes sunnites dirigée par l'Arabie saoudite lance des frappes aériennes contre les positions rebelles houthistes armées par l'Iran. La guerre larvée qui couvait entre les deux régimes théocratiques de la région, l'Arabie saoudite sunnite et l'Iran chiite, éclate au grand jour. Les houthistes appartiennent à une branche antérieure du chiisme, le zaydisme, dont le dernier imam a régné sur le Yémen du Nord jusqu'en 1962, avant d'être renversé par un coup d'Etat militaire. Il s'ensuivit une guerre civile opposant des nationalistes arabes, soutenus par l'Egypte de Nasser, et des monarchistes aidés… par le royaume saoudien. Comme l'explique Pierre-Jean Luizard :

« On voit que les enjeux politiques des années 1960 ont été remplacés par des luttes confessionnelles qui apparaissent comme de meilleurs vecteurs d'influence pour des Etats au bord de l'effondrement »

Sous l'effet de cette déflagration, les frontières dessinées par les puissances coloniales ont volé en éclats. Partout, les tueries provoquent des exodes massifs. Faut-il en prendre acte? Et remodeler la région selon ces nouvelles partitions confessionnelles? Une telle carte mettrait fin définitivement à la mosaïque moyen-orientale.

Christophe Boltanski et Sara Daniel