vendredi 29 décembre 2017

Valse brune en Autriche : et si nous cessions d’être naïfs ?

La porosité des discours entre l'extrême droite, la droite, et maintenant le centre, a fait baisser la garde sur tout le Vieux Continent.



Ça se passe en Europe, à 1.235 kilomètres de Paris, mais personne ou presque ne dit rien. Au terme de deux mois de tractations avec le jeune chancelier conservateur, Sebastian Kurz, six ministres d’extrême droite viennent de faire leur entrée au gouvernement autrichien. Pas pour s’occuper de broutilles, non, mais pour prendre en main des portefeuilles stratégiques comme l’Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères ou encore la Fonction publique. En clair, les ultranationalistes du FPÖ, le sinistre Parti de la Liberté d’Autriche, contrôlent désormais la police, les services secrets, l’armée, les fonctionnaires… Rien que ça.

 Pour Raphaël Glucksmann : "le tsunami national-populiste qui balaie l’Europe et l’Amérique échappe aux grilles de lecture habituelles".

 L’explication socio-économique fondée sur la paupérisation des classes moyennes n’est pas suffisante. L’Autriche et la République tchèque ne connaissent ni chômage de masse ni augmentation frappante du taux de pauvreté. Ce qui est partiellement vrai au nord et à l’est de la France ne l’est plus dans le Tyrol et en Moravie. N’oublions pas non plus qu’Obama a laissé l’économie américaine dans une bien meilleure forme qu’il ne l’a trouvée. Et pourtant Strache. Et pourtant Babis. Et pourtant Trump. Les images des colonnes de migrants conjuguées à l’effroi légitime suscité par les attentats islamistes font du "musulman" un agent électoral parfait. Un ennemi mobilisateur. La figure de l’autre menaçant qui permet en réaction de définir un "nous". Et nous touchons là à l’essentiel. Non pas "la crise migratoire", non pas "le musulman", non pas, donc, cet "autre" qui n’est en l’occurrence qu’un facteur secondaire, mais ce "nous" ou plutôt son absence, son manque, l’incapacité de nos démocraties à produire un "nous" et à lui donner sens. Le défi de notre génération est immense. Trente ou quarante ans de mutations socio-économiques, d’apesanteur postpolitique et de vie intellectuelle bercée au mythe de la fin de l’Histoire ne s’effacent pas en un débat télévisé réussi ou deux discours inspirés. Le compte à rebours est enclenché.

A ceux qui ne verraient pas bien où est le problème, on rappellera que leur leader, Heinz-Christian Strache, défila jadis avec la Wiking-Jugend, une organisation de jeunesse néonazie. "J’étais stupide, jeune et naïf", plaide-t-il aujourd’hui. Voire. Fondé par d’anciens Waffen-SS dans les années 1950, le FPÖ s’est longtemps défini comme un parti "patriote et social", histoire d’éviter de dire "national et socialiste". Il accueille depuis toujours un nombre incalculable de nostalgiques du régime hitlérien. C’est dans ses rangs que de nombreux responsables considèrent la loi de dénazification de 1947 comme une atteinte à la liberté d’expression.
Dans ses rangs encore que Jörg Haider compara les camps de concentration à de simples "camps disciplinaires", jugeait "exemplaire" de serrer la main à d’anciens criminels de guerre à leur sortie de prison, ou trouvait bien des mérites à la politique de l’emploi du IIIe Reich.
Dans ses rangs toujours qu’un ancien chef de file pour les élections européennes qualifia l’Union de "conglomérat de nègres". N’en jetons plus… Tout le monde aura compris d’où viennent ces gens, dans quelle histoire ils s’inscrivent et de quelle idéologie ils se réclament. Pas besoin de faire un dessin.

Montée du populisme

Ce n’est pas la première fois que l’Autriche souffle ainsi sur des braises aussi anciennes qu’extrêmes. Après les législatives de 1999, déjà, une première alliance entre la droite conservatrice et le parti de Jörg Haider déclencha un tollé en Europe et à Vienne. Manifestations, pétitions, condamnations diplomatiques, sanctions européennes… "Le parti de M. Haider est inspiré par une idéologie qui est à l’opposé des valeurs d’humanisme et de respect de la dignité de l’homme qui fondent l’Union européenne", tonnait alors l’Elysée.
Oui mais voilà, la montée du populisme est passée par là. Le repli identitaire et le rejet de l’autre aussi. La porosité des discours entre l’extrême droite, la droite, et maintenant le centre, a fait baisser la garde sur tout le Vieux Continent.
"On jugera sur les actes"s’est contentée de répondre, ce mardi, notre ministre des Affaires européennes, ajoutant dans un bel optimisme que le FPÖ avait changé. Vraiment ? Et si nous cessions, à notre tour, d’être stupides, jeunes ou naïfs, comme dirait l’autre…




Trump : une décision de ce genre, et tout change

Trump : une décision de ce genre,
et tout change

On avait tout imaginé sauf qu'il viendrait à l'esprit d'un président aussi puissant qu'illuminé de jouer à mettre en deuil les populations et l'équilibre séculaire d'une société terriblement fragile.


On sait qu'il va falloir désormais s'habituer au choc d'un événement planétaire chaque jour, sinon chaque semaine ! De plus en plus, d'ailleurs, ce choc nous parvient du Proche-Orient. On avait tout imaginé sauf qu'il viendrait à l'esprit d'un président aussi puissant qu'illuminé de jouer à mettre en deuil les populations et l'équilibre séculaire d'une société terriblement fragile. "Choc", l'expression n'est pas trop forte, même s'il s'agit du fait que les puissances arabo-musulmanes se trouvent soudain privées de protection et de facteurs d'ordre de la part du plus puissant des Etats occidentaux, donc blanc et majoritairement chrétien. Qu'est-ce qui est arrivé ? Vous le savez déjà, c'est cette décision plutôt démente d'un président inédit qui décide depuis Washington de transférer son ambassade en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. Une décision de ce genre, et tout change.
Tout ? D'abord, le sentiment des populations arabo-musulmanes, qui y sont hostiles, et celui des populations judéo-israéliennes, qui y sont favorables. Jérusalem appartient à l'histoire hébraïque, sinon juive, confirme notre ami François Reynaert. D'accord, mais nous avons tous un passé auquel on peut se référer, non pour justifier la souveraineté sur un Etat ou une patrie, mais d'un point de vue civilisationnel, esthétique ou même archéologique. Alors, que faire de Jérusalem et de la Palestine, deux Etats ? C'est tout le problème ! Reste à le résoudre à la manière imprévisible et désastreuse de Donald Trump.
On nous a dit tous les jours, depuis un certain temps, que plus rien n'était possible entre Palestiniens et Israéliens. L'horizon est désormais encore bien loin de se dégager ! Avec Donald Trump, c'est bien sûr encore pire. Toutes les voies sont déjà bouchées. On a vu des réactions populaires hostiles et violentes dans tous les lieux où les peuples et les opinions publiques arabo-musulmans peuvent se manifester. On a pris peur et on s'est pris à imaginer n'importe quoi. Voyez plutôt.

Il faut être deux pour négocier

Etant donné la façon dont Donald Trump a été désapprouvé à peu près dans le monde entier, n'excluons pas, nous dit-on, des accommodements de rattrapage et de dernière heure. Et pourquoi donc, même l'ambassade américaine une fois installée à Jérusalem, les négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens ne reprendraient-elles pas, et même avec plus de chances qu'avant le choc ? Pourquoi les concessions réciproques ne reprendraient-elles pas là où elles ont été laissées aux précédentes rencontres, où elles étaient censées avoir avancé ?
Oui. D'accord. On peut envisager n'importe quoi. Mais hélas, la réponse est bien simple, en fait trop simple. Il faut être deux pour négocier, et quand les Etats-Unis sont là, cela ne fait pas seulement une différence arithmétique. Là, il faut s'arrêter un instant. Ils ne sont pas maîtres du jeu, mais ils ont des liens nouveaux et spectaculaires avec tous les représentants récemment nommés de l'Arabie saoudite. En tant que tels, ils sont évidemment un grand allié, surtout dans le monde sunnite. Mais précisément, surtout dans ce monde-là, alors que le problème, c'est l'autre. C'est l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le Yémen et le Qatar. Parmi tous ces noms flambants et conquérants, il y en a un qui suscite des sentiments explosifs et contradictoires, c'est évidemment l'Iran, puissance chiite entourée d'alliés actifs et minoritaires avec des groupes activistes. Notamment celui du Hezbollah mobilisé contre Israël et ne cédant rien à son ennemi potentiel.
Alors, dans ces conditions, qui pourrait bien prendre la responsabilité de nouvelles négociations avec les Israéliens, même adoubé par Washington ? Suspense : c'est le suspense autour de la volonté, du caprice et de l'expansionnisme iraniens. Jusqu'à maintenant, Donald Trump n'a pas trouvé de riposte possible à cette situation. On dit volontiers, depuis plus d'un an, que les gouvernements arabes ont délaissé la cause palestinienne. Ce n'est pas faux dans une certaine mesure, mais ce qui demeure vrai, c'est que les peuples arabes et musulmans, eux, n'ont rien abandonné de la dimension sentimentale et mobilisable de leur solidarité.

Souvenez-vous : Itzhak Rabin et Anouar el-Sadate

Il faut s'attendre à tout dans ce pays, cette région et cette histoire, où il ne s'est pas passé que des miracles. Jésus ne s'est pas rendu partout en même temps. Il y a une histoire à laquelle je me consacre dans une partie de ma vie : celle de la quasi-simultanéité de deux saints, de l'assassinat et du sacrifice de deux hommes qui auraient mérité la sainteté.
Itzhak Rabin et Anouar el-Sadate, un Israélien et un Egyptien, tous les deux héros de la guerre puis de la paix, enfin de l'amour, ont été assassinés pratiquement de la même manière par le terrorisme, par des terroristes, par des activistes de la barbarie et de la terreur, par l'extrémisme religieux et le patriotisme dément.
Souvenons-nous, pauvre Donald Trump, pauvres Etats-Unis, pauvre judéo-christianisme, de l'année 2017 qui, une semaine avant Noël, ne promet pas un avenir de paix aux hommes de bonne volonté.

Jean Daniel