dimanche 13 octobre 2019

Ubu à Washington


Alfred Jarry nous avait prévenus : quand on met un imbécile malfaisant au pouvoir, il ne faut pas s’étonner de le voir mener une politique imbécile et malfaisante.
L’imbécillité est signée quand Donald Trump, pour justifier l’abandon de ses alliés kurdes, a fait remarquer qu’ils n’étaient pas aux côtés des troupes américaines le 6 juin 1944 sur les plages de Normandie. Salauds de Kurdes… Il est vrai qu’il avait qualifié un peu plus tôt de «guerre tribale» le conflit qui les oppose à la Turquie. Que mérite cette «tribu» sinon un sarcasme macabre et méprisant, dont l’absurdité historique est patente ? Et l’histoire, quelle importance ? Un truc pour intellos de la côte Est.
La malfaisance a été dénoncée, entre autres, par Vladimir Poutine. L’offensive turque, a-t-il averti solennellement, mobilise les combattants kurdes décidés à se défendre et risque d’aboutir à l’évasion de milliers de jihadistes de Daech aujourd’hui gardés par les soldats kurdes. «Je ne suis pas sûr que l’armée turque puisse contrôler la situation ou le faire rapidement, a-t-il dit, les Kurdes abandonnent les camps où sont détenus les combattants de l’EI», et ces derniers «sont en mesure de s’enfuir». Ce que craignent tous ceux qui connaissent un tant soit peu la région.
Ainsi cinq années de combats acharnés contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak, dont les Kurdes ont été les troupes de première ligne, risquent d’être réduites à néant. Un exemple d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme, dont les Etats-Unis avaient fait leur priorité.
Le message envoyé par Trump à ses autres alliés est clair : tant que les Etats-Unis de Trump auront besoin d’eux, ils seront mis à contribution. Mais s’ils sont moins utiles, on les qualifiera de «tribu» et on les laissera choir sans cérémonie. Les Européens, dont la défense dépend en grande partie de l’alliance américaine, méditeront cette leçon.
Même scène à la Jarry en politique intérieure. Il apparaît de plus en plus nettement que Trump a cherché depuis plusieurs semaines à obliger les Ukrainiens à lui fournir des renseignements compromettants sur le fils de Joe Biden, un de ses rivaux politiques. La conversation téléphonique qui est à l’origine de la procédure d’impeachment lancée par les démocrates, n’est que la pointe de l’iceberg. Au sein de l’administration, comme le révèle le Washington Post, plusieurs responsables se sont inquiétés du chantage à l’aide militaire exercé par la Maison Blanche sur le nouveau gouvernement de Kiev. Pour toute réponse, Trump insulte la presse, les sondeurs coupables de détecter une baisse de popularité du président, Nancy Pelosi, speaker de la Chambre des représentants (soit elle est «stupide», soit elle a «perdu la tête», soit elle est «malhonnête»). L’opposante Ilhan Omar, élue du Minnesota, a, elle, été qualifiée de «socialiste» (une insulte selon Trump) et de «honte pour son pays» (elle a été élevée dans un camp de réfugiés au Kenya).
Ce déluge d’invectives, selon une tactique habituelle chez Trump et ses partisans, a pour but de déplacer le débat. Le problème, ce n’est pas le comportement anticonstitutionnel de Trump, c’est Hunter Biden, le fils de Joe Biden, candidat démocrate. «Coffrez-le !» a répondu la foule, comme elle l’avait fait envers Hillary Clinton.
En 2016, les électeurs américains n’ont pas élu un milliardaire républicain. Ils ont couronné Ubu roi.

LAURENT JOFFRIN