Jamais sous la Ve République
un système présidentiel n'aura été cerné
de si près par
des juges anticorruption.
Conseillers, collaborateurs, ministres, amis,
magistrats, grands flics, hommes d’affaires… et désormais avocat. Toute la
garde rapprochée de Nicolas
Sarkozy a eu affaire à la justice
et à la police ces deux dernières années. Inventaire.
Tout
est toujours dans les livres : « Pour
la première fois depuis très longtemps dans l’histoire politique française, les
affaires sortent (…). Nous sommes en train de purger le système. Il devrait en
résulter une plus grande confiance dans nos institutions. Y a-t-il une autre
solution ? Non, il n’y en a pas. Il fallait que la démocratie affronte
cette réalité. » Ces paroles de fer sont de… Nicolas Sarkozy.
L’extrait, tiré d’un ouvrage oublié, Au bout
de la passion, l’équilibre (Albin Michel), date de 1995. À
l’époque, Nicolas Sarkozy est ministre du budget et porte-parole du premier
ministre Édouard Balladur. Déjà, la chronique française était rythmée par le fracas
des affaires qui frappaient de plein fouet aussi
bien la droite (Carignon, Noir, Longuet, HLM de Paris…) que la gauche (Urba,
Pechiney…). Aucune ne touchait directement Sarkozy.
Près de vingt ans plus tard, les choses ont
changé, offrant une nouvelle réalité que la démocratie doit « affronter » :
jamais sous la Ve République, ni par l’ampleur et la diversité
des faits mis au jour, ni par le nombre des personnes inquiétées, un système
présidentiel n'aura été cerné de si près par des juges indépendants. La liste des affaires du sarkozysme
s'étalant sur deux décennies (1993-2013) paraît aujourd'hui interminable :
Karachi, Bettencourt, Tapie, Takieddine, Kadhafi, affaires des sondages, de la
BPCE, espionnage des journalistes…
Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme, c’est
aussi celle d’une petite
bande soudée par amitié, intérêts ou
idéologie, parfois les trois, autour de lui. La « purge du
système » aurait-elle donc commencé ? Car il faut bien
prendre la mesure de ce qui se joue. Conseillers, collaborateurs, ministres,
amis, magistrats, grands flics, hommes d’affaires… : toute la garde
rapprochée de Nicolas Sarkozy, quand ce n’est pas l’ancien président lui-même
– voir par exemple sa mise en examen, suivie d'un non-lieu, dans le
dossier Bettencourt –, a eu affaire au cours des deux années écoulées à la
police (pour des gardes à vue ou des perquisitions) et à des juges (pour des
auditions ou, pire, des mises en examen).
Si ce n’est pas une opération mains propres à la
française qui se joue actuellement sans le dire à l’ombre de quelques cabinets
d’instruction de juges anticorruption, cela y ressemble drôlement. Et le
portrait de groupe que donne aujourd’hui à voir la photographie judiciaire du sarkozysme, au-delà des responsabilités pénales
éventuelles des uns et des autres, pourrait tout entier se résumer à la formule
de Jean Gabin, soufflée par Audiard, dans Le Président (1961) : « Ce n’est pas un parti, c’est un
syndicat d’intérêts. »
« La scène politique attirera toujours des aventuriers irresponsables,
des ambitieux et des escrocs,
on ne cessera pas si facilement que cela de détruire notre planète. »
Vaclav Havel
CLAUDE GUÉANT [Lien avec Sarkozy : directeur de cabinet au
ministère de l'intérieur(2002-2004/2005-2007) et au ministère de l'économie
(2004-2005), directeur de la campagne présidentielle de 2007, secrétaire
général de la présidence de la République (2007-2011), ministre de l'intérieur
(2011-2012)]
Il
est celui que la presse surnommait « le Cardinal » ou
« le Vice-président » du temps des splendeurs élyséennes. Son nom
traverse aujourd’hui de nombreuses affaires. Dans toutes, il apparaît comme la
doublure du président. Claude Guéant a longtemps traîné la réputation du grand
commis de l’État, droit et rigoureux. Un peu gris comme la couleur de ses
costumes. C’est le portrait d’un homme beaucoup moins convenable que brossent
aujourd’hui diverses instructions en cours à Paris.
Dans
l’affaire Kadhafi, les soupçons sont lourds. Après plusieurs mois d’enquête
préliminaire, le parquet de Paris a décidé d’ouvrir en avril dernier une
information judiciaire, confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman, pour
« corruption active et passive », « trafic d'influence, faux et
usage de faux », « abus de biens sociaux », « blanchiment,
complicité et recel ». Cette longue litanie de délits potentiels
vise directement les incestueuses
relations franco-libyennes tissées dès 2005 par le ministre de l’intérieur
Sarkozy avec le régime Kadhafi, et poursuivies à partir de 2007 par le même
devenu président. Deux hommes, inséparables à cette époque, ont été les artisans actifs de
ce rapprochement sur fond de diplomatie parallèle et de contrats
lucratifs : le marchand d’armes Ziad Takieddine, vieille connaissance de
la Sarkozie, et Claude Guéant. Le même
couple improbable sera à l’œuvre en 2008 lors de l’idylle franco-syrienne entre
Nicolas Sarkozy et Bachar al-Assad
Dans
le dossier libyen, aucune des initiatives de Takieddine n’a été engagée sans
l’aval de Guéant. Aucune des décisions du second n’a été prise sans les
conseils du premier. Mais selon plusieurs témoignages et documents aujourd’hui
entre les mains des juges, la lune de miel Sarkozy/Kadhafi est allée beaucoup
plus loin. La justice enquête ouvertement désormais sur des soupçons de
financement par la dictature libyenne au moment de l’élection présidentielle de
2007. Un
ancien dignitaire du régime, Mohamed Ismail, chef de cabinet de Saïf al-Islam
Kadhafi, a même décrit le circuit de l’argent noir dans un document qui citait Claude Guéant et Ziad
Takieddine. C’est
dans le cadre de ce dossier que Guéant a d’ailleurs été perquisitionné, le 26
février, par les policiers de la Division nationale des investigations
financières et fiscales (Dniff). Outre des échanges réguliers avec Takieddine
au sujet de la Libye, les enquêteurs ont fait ce jour-là d’étonnantes
découvertes bancaires : ici, la réception en 2008 de 500 000 euros
cash (correspondant à la vente de tableaux, d’après Guéant, mais ils sont
introuvables) ; là, un versement inexpliqué de 25 000 euros en
provenance de la Jordanie. Sans compter de très nombreuses dépenses en espèces
et un train de vie inadapté aux émoluments officiels du personnage. Rien
n’indique que ces éléments aient un lien avec le dossier libyen, mais ils sont
venus jeter une lumière crue sur les pratiques personnelles du
« Cardinal » quand il était en fonctions.
Parallèlement, dans l’affaire Tapie, Claude Guéant
apparaît de plus en plus au fil des investigations des juges Guillaume
Daïeff, Serge Tournaire et Claire Thépaut comme
celui qui a piloté depuis le Château le dossier qui a abouti, en juillet 2008,
au dédommagement à hauteur de 405 millions d’euros (sur deniers publics) du
célèbre homme d’affaires dans le cadre de son litige avec le Crédit
lyonnais. Cette décision, qui a été rendue en faveur de Bernard Tapie par un tribunal arbitral (c’est-à-dire privé),
est aujourd’hui qualifiée d’« escroquerie en bande organisée »
par la justice, tant le jugement semble correspondre davantage à un arrangement
inavouable qu’à une décision impartiale. Et pour l’ami du président, aucune faveur ne semblait pouvoir être
refusée. Ainsi que l’a révélé Mediapart, un enregistrement audio, versé au
dossier judiciaire, montre que Bernard
Tapie négociait à cette époque en direct avec le secrétaire général de l’Élysée des
privilèges fiscaux en marge de son affaire. C’est pour toutes
ces raisons que Claude Guéant a également été perquisitionné par la police dans
le cadre de cette affaire, le 26 février dernier. Soit le même jour que sa
perquisition dans le dossier libyen…
·
BORIS BOILLON [Lien avec Sarkozy : conseiller
diplomatique au cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'intérieur en
2006, conseiller technique à la présidence de la République chargé du Proche et
Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, entre 2007
et 2009, ambassadeur en Irak (2009-11) et en Tunisie (2011-12)]
Il
est 16 h 30, ce 31 juillet 2013. Les douaniers de la gare du Nord contrôlent
des passagers prêts à monter dans le train Thalys, direction Bruxelles. Parmi
eux, un homme athlétique, vêtu d’un jean et d’un polo. Les agents ne le
reconnaissent pas, mais il s’agit de Boris
Boillon, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée et ex-ambassadeur de
France en Irak et en Tunisie. Ils lui demandent s’il transporte des
devises. Boillon nie, mais la fouille est concluante. Dans son sac, les
douaniers découvrent des « enveloppes contenant des
billets de banque de 500 euros ».
Selon
le procès-verbal établi par les douaniers, Boris
Boillon transporte ce jour-là 350 000 euros et 40 000
dollars en liquide. Ces sommes correspondent à 3 190 billets de
100 euros, 32 billets de 500 euros, 100 billets de 50 euros et 50 billets de
200 euros, ainsi qu'à 400 billets de 100 dollars. Il n’a sur lui ni pièce d’identité ni téléphone portable, mais trois
cartes bleues à son nom. L'homme jure que l'argent transporté –
illégalement – provient de ses activités de conseil avec l'Irak, sans
apporter toutefois d'éléments probants.
Dans le premier cercle
diplomatique de Nicolas Sarkozy depuis 2006,
Boris Boillon a été l'un des principaux protagonistes de la lune de miel entre
l'ancien président français et le dictateur Mouammar Kadhafi, qui
l'appelait, de son propre aveu, « mon
fils ».
BRICE HORTEFEUX [Lien avec
Sarkozy : collaborateur à la mairie de Neuilly (1986-1994), chef de
cabinet au ministère du budget (1993-1995), conseiller au ministère de
l'intérieur et de l'économie (2002-2005), ministre aux collectivités
territoriales (2005-2007), ministre de l'immigration (2007-2009), ministre du
travail (2009), ministre de l'intérieur (2009-2011), conseiller politique pour
la campagne présidentielle de 2012. Parrain de son fils Jean]
Il est « l’ami de toujours »,
selon l’expression de Nicolas Sarkozy. Brice Hortefeux n’a rien raté de
l’irrésistible ascension – et de la chute – de son mentor, de la
mairie de Neuilly à l’Élysée, en passant par tous les ministères (budget,
économie, intérieur…). Dans l’affaire
Karachi, la plus ancienne de toutes, les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le
Loire enquêtent depuis bientôt trois ans sur le financement illicite de la campagne
présidentielle d’Édouard Balladur de 1995 grâce à l’argent détourné des ventes
d’armes de son gouvernement avec le Pakistan et l’Arabie saoudite. Le principal
intermédiaire mis en cause, Ziad Takieddine (déjà lui), a reconnu les faits
récemment sur procès-verbal, alors que les preuves s’accumulent sur les bureaux
des magistrats.
Or, selon le trésorier
de la campagne, René Galy-Dejean, une partie des fonds occultes qui ont
alimenté les équipes de Balladur provenait de la « cellule
meetings ». « C'est
M. Hortefeux qui dirigeait la cellule meetings », a soufflé aux
juges René Galy-Dejean, le 10 mai 2011, après avoir précisé qu’il avait reçu
les fonds en liquide de cette même cellule, fonds qui lui étaient livrés dans
de « petits cartons ». À l’époque, Brice Hortefeux
occupait également le poste de chef de cabinet du ministre du budget Nicolas
Sarkozy, lui-même impliqué à divers titres dans le dossier. Comme en témoignent
plusieurs photos publiées par Mediapart, Brice Hortefeux a également entretenu
à partir du début des années 2000 une relation continue et personnelle avec
Ziad Takieddine, tandis que ce dernier devenait incontournable pour le cabinet
du ministre Sarkozy. Selon l’ex-femme du marchand d’armes, Nicola Johnson,
cette relation n’était pas désintéressée. Le 9 décembre 2011, elle a témoigné
devant les juges d’au moins une remise d’espèces en 2005 en faveur de Brice
Hortefeux lors d’une visite au domicile de Takieddine, avenue Georges-Mandel, à
Paris. Ce que l’intéressé dément.
De l’affaire Kadhafi,
Brice Hortefeux n’est pas non plus absent. Non seulement l’homme a multiplié
les contacts discrets entre 2005 et 2007 avec Takieddine, quand celui-ci était chargé de la diplomatie
parallèle avec la Libye pour Sarkozy, mais son nom est également apparu
dans d’éventuels montages financiers suspects. D’après une note de la fin 2006
rédigée par un correspondant des services secrets français, Jean-Charles
Brisard, proche de la DCRI, les « modalités de financement de la
campagne » de Nicolas Sarkozy avaient été « réglées lors de la visite Libye
NS + BH » le 6 octobre 2005. « BH », pour Brice
Hortefeux. Cette visite officielle avait été activement préparée par Ziad
Takieddine, comme en attestent ses notes à Claude Guéant, qui figurent au
dossier d’instruction. Selon cette même note, le financement libyen prévu s’élevait au total à 50 millions
d’euros – promesse confirmée par un document officiel de l’ancien
régime Kadhafi, qui cite également Brice Hortefeux. Ce dernier, récemment
entendu par des juges dans le cadre d'une plainte déposée contre Mediapart
pour « faux et usage de faux », a réfuté avoir rencontré
des officiels libyens à la date indiquée dans le document libyen en question.
Mais il a reconnu avoir participé à une réunion, en décembre 2005, à Tripoli,
avec l'ancien chef des services secrets intérieurs libyen, Abdallah Senoussi,
en présence de... Ziad Takieddine. Selon lui, il a surtout été question de flux
migratoires durant cet échange resté secret jusqu'ici. Devant les juges,
Hortefeux a également juré n'être allé qu'une seule fois en Libye. Seulement
voilà : selon Charlie Hebdo, Philippe Vannier, le P-DG d'une
société de surveillance électronique, Amesys, qui a vendu du matériel
d'espionnage à Kadhafi avec l'aval des autorités françaises en 2006 et 2007, a
affirmé devant des policiers, en juillet 2013, avoir organisé « deux fois » la
visite à Tripoli « de Guéant, Hortefeux et Sarkozy ».
·
CHRISTIAN FLAESCH [Lien avec Sarkozy : a été nommé, le
12 juillet 2007, au début du quinquennat Sarkozy, patron de la police
judiciaire parisienne ]
Il fut l'un des
"grands flics" de l'ère Sarkozy. Patron opérationnel de la police
judiciaire parisienne, l'un des postes plus sensibles au ministère de
l'intérieur, Christian Flaesch a été débarqué en décembre 2013. Des écoutes
téléphoniques ont montré qu'il avait préparé Brice Hortefeux à une audition à
venir par les juges dans l'affaire de la plainte de Sarkozy contre Mediapart.
Le policier indiquait à son ancien
ministre de tutelle quel type de questions allait lui être posé et quels
documents il devait apporter pour bien répondre au juge. Le policier demandait
aussi à Brice Hortefeux, qui avait été placé sur écoute par les juges de
l'affaire du financement libyen, de ne rien dire aux magistrats de ces
appels... Il n'en a pas eu besoin.
THIERRY
GAUBERT [Lien avec Sarkozy : chargé du journal
municipal de Neuilly-sur-Seine lors de l'élection de 1983, secrétaire général de la mairie (1984), responsable de la communication du maire
(1983-1993),chef de cabinet adjoint au
ministère du budget (1993-1995)]
Avec
Hortefeux, il est l’autre pilier de la bande des jeunes années Sarkozy. L’autre
dépositaire
de ses premiers secrets. Responsable de sa communication à la mairie de
Neuilly-sur-Seine, il devient un proche conseiller au ministère du budget entre
1993 et 1995, période durant laquelle Nicolas Sarkozy autorisera,
contre l’avis de son administration, le versement anticipé de commissions
occultes au réseau de Takieddine dans plusieurs marchés d’armement suspects.
L’argent sera retiré immédiatement en espèces par l’intermédiaire à Genève,
ville qu’il fréquentait alors avec Thierry Gaubert.
D’après les aveux récents de Ziad Takieddine devant la
justice, laquelle détient déjà de nombreuses preuves du système de détournement
d’argent sur les ventes d’armes mis en place par les balladuriens, plusieurs valises d’espèces ont été
remises à Thierry Gaubert, quand il travaillait sous l’autorité directe de
Nicolas Sarkozy, pour le financement de la campagne d’Édouard Balladur. Thierry Gaubert est aujourd’hui mis en
examen pour « recel d’abus de biens sociaux » et « blanchiment
aggravé »
Au fil de leurs investigations, les policiers et les
juges ont aussi découvert l’ampleur des avoirs occultes de Thierry Gaubert au
travers de sociétés offshore et de comptes bancaires non déclarés – il en détient
plusieurs en Suisse. Parmi ses biens cachés figure notamment un petit palais
perdu dans la forêt colombienne, que Mediapart avait retrouvé en novembre 2011.
Le financement de cette propriété luxueuse, où l’on compte notamment un lac
artificiel construit ex nihilo, a
été assuré pour partie par Ziad Takieddine.
Sur place, dans le petit
village de Nilo, situé à 150 kilomètres de Bogota, Thierry Gaubert menait la
vie grand train et a développé, par le truchement de sociétés offshore, une
activité pour le moins étrange : l’ouverture de deux bars aux noms
fleuris, le
Nichon et le Nibar. Des photos obtenues par Mediapart ont par ailleurs
montré que le député UMP Olivier
Dassault ou le chef d’entreprise Alexandre Juniac, tous deux proches de
Sarkozy, s'étaient rendus en Colombie à l’invitation de Gaubert. Tout comme
Ziad Takieddine et sa famille…
Alors que Nicolas Sarkozy
affirme avoir cessé de fréquenter Thierry Gaubert à la fin des années 1990 à
cause de ses premiers démêlés judiciaires dans une affaire immobilière, des mails saisis par les policiers montrent qu’il n’en est rien, en
réalité. Il est apparu en effet que Nicolas Sarkozy a continué pendant de
longues années à gérer depuis le ministère de l’intérieur les affaires de son
cabinet d’avocats, via Thierry Gaubert, qu’il continuait de
voir. À cette époque, Gaubert occupait le poste de directeur de
cabinet du président des Caisses d’épargne, Charles Milhaud.
Le 8 juillet 2011, trois
jours après une perquisition chez Gaubert, Hortefeux avait appelé son vieil ami
pour s’inquiéter des enquêtes de Mediapart en cours. « Alors je te signale qu'il y a
Mediapart qui cherche beaucoup sur Ziad (Takieddine) », lui
dit-il dans une conversation enregistrée par la police. « C’est très étonnant ce qu’ils
ont comme éléments d’information (…). Je ne sais pas comment ils font les mecs,
hein. Je ne sais pas comment ils font », s'étonnera l’ancien
ministre de Sarkozy.
Quelques semaines plus tard, juste avant sa mise en
examen le 21 septembre 2011, Thierry Gaubert recevra un autre coup de
téléphone de Brice Hortefeux pour le prévenir que la justice accumulait, elle
aussi, des informations compromettantes à son encontre.
NICOLAS
BAZIRE [Lien avec
Sarkozy : directeur de cabinet du Premier ministre Édouard Balladur quand
Sarkozy était ministre du budget (1993-1995), directeur de la campagne
présidentielle de 1995 quand Sarkozy en était le porte-parole (1995). Témoin de
son mariage en 2008]
En 1994, la
journaliste Ghislaine Ottenheimer publiait un livre très informé sur la « machine Balladur ».
Il avait pour titre Les Deux
Nicolas (Plon). Le premier était Nicolas Sarkozy. Le
second, Nicolas Bazire. Directeur de cabinet de l’ancien premier ministre,
avant de devenir celui de sa campagne présidentielle, Nicolas Bazire est
un intime de Sarkozy. Au point d’avoir été en 2008 son témoin de mariage avec
Carla Bruni.
Comme Thierry Gaubert, Nicolas
Bazire est mis en examen dans le volet financier de l’affaire Karachi.
Poursuivi pour « complicité d’abus de biens sociaux », il lui est
reproché d’avoir été en amont, depuis Matignon, l’un des chefs d’orchestre de
la mise en place du réseau Takieddine dans les marchés d’armement incriminés et
en aval, au QG de campagne, le destinataire final des sommes perçues
illégalement. Les archives officielles de Matignon et de différents ministères
ont montré que Nicolas Bazire n’a pas
compté ses heures quand il a fallu qu’il s’investisse personnellement dans
toutes les décisions politiques, voire financières, liées aux contrats
suspects.
Et d’après les récents aveux de
Ziad Takieddine, c’est Nicolas Bazire qui lui a présenté en décembre 1993
Thierry Gaubert. Le message était clair : récupérer de l’argent à tout
prix pour financer les ambitions présidentielles d’Édouard Balladur. À
l’époque, le premier ministre était parti en campagne sans le soutien de son
parti, le RPR, tout entier (caisses comprises) dévolu à Jacques Chirac. Mais il
avait un atout majeur dans sa manche, la commande publique, et deux soutiens de
poids dans son gouvernement, Nicolas Sarkozy, au Budget, et François Léotard, à
la Défense. Une bande décidément bien organisée.
ÉRIC WOERTH [Lien avec Sarkozy : trésorier national de l'UMP sous
la présidence de Sarkozy (2004), créateur du “Premier Cercle”, trésorier de la
campagne présidentielle de 2007, ministre du budget (2007-2010), ministre du
travail (2010)]
Pendant longtemps, il
n’eut pour toute défense qu’une lapalissade : « Est-ce que
j’ai une tête à couvrir la fraude fiscale ? »
De toute évidence, les juges de l’affaire Bettencourt, Jean-Michel Gentil,
Valérie Noël et Céline Ramonatxo, n’ont pas raisonné ainsi. Ministre phare de
Sarkozy (au Budget, puis au Travail) après avoir été le trésorier de sa
campagne en 2007, Éric Woerth a été renvoyé, en juillet dernier, devant le
tribunal correctionnel pour « trafic d’influence » par les trois
juges de Bordeaux. Il
est par ailleurs toujours mis en examen dans un autre volet de l’affaire pour
recel de « numéraires »,
soutirés à Liliane Bettencourt au moment de la campagne de 2007.
Le scandale fut à double détente pour
Éric Woerth. Il y eut d’abord la révélation par Mediapart, en juin 2010, des
enregistrements du majordome des Bettencourt qui mettait au jour l’intenable
conflit d’intérêts de l’ancien ministre du budget et trésorier de l’UMP. Voici un homme qui, à main gauche,
devait être le garant du respect de la loi fiscale et, à main droite, fit
embaucher sa femme par le gestionnaire de
fortune Patrice de Maistre, qui s’est avéré
être l’organisateur en chef de la fraude fiscale de l’héritière de L’Oréal. Voici le même homme, chargé de faire rentrer le maximum d’argent dans les caisses de son
parti, qui fut financé personnellement par l’employeur de sa femme, auquel il a
remis la Légion d’honneur début 2008 en tant que ministre du budget.
Il y eut ensuite le témoignage accablant
de la comptable des Bettencourt, Claire Thibout, qui a raconté le bal des
enveloppes bourrées d’espèces en faveur, entre autres, de Nicolas
Sarkozy et d’Éric Woerth. Témoignages, agendas, retraits
d’argent liquide en Suisse, journaux intimes : au fil de leur enquête, les
juges ont accumulé les indices graves et concordants qui ont justifié la mise
en cause judiciaire de l’ancien homme fort du système Sarkozy.
Interrogé en février 2012 sur
la mise en examen de son ancien ministre, l’ex-chef de l’État a eu pour seule
réponse : « Je n’ai pas envie de parler de
ça. Écoutez, on est en démocratie, et on a bien le droit de ne pas répondre aux
questions. Vous avez le droit de les poser, j’ai le droit de ne pas y
répondre. »
GILBERT
AZIBERT [Lien avec Sarkozy : secrétaire général du ministère de la justice (2008-2010)]
C'est la dernière révélation en
date. Une écoute téléphonique de
Nicolas Sarkozy, réclamée par les juges de l'affaire libyenne, laisse entendre selon Le Monde que Gilbert Azibert, haut magistrat de la Cour de cassation, a tuyauté
l'ancien chef de l’État et son avocat Thierry Herzog sur la procédure
Bettencourt, en échange d'un appui pour une nomination à Monaco. Une
enquête pour « trafic d'influence » après la découverte de ces écoutes a
été ouverte au pôle financier du tribunal de Paris. L'avocat
de Nicolas Sarkozy a été perquisitionné mercredi 5 mars dans ce dossier.
Étiqueté clairement à droite,
Gilbert Azibert a occupé de hautes fonctions sous Jacques Chirac et Nicolas
Sarkozy. Il a notamment dirigé l’Administration pénitentiaire (de 1996 à 1999),
l’École nationale de la magistrature (ENM, de 2002 à 2005), le parquet général
de la cour d’appel de Bordeaux (de 2005 à 2008), avant d’être bombardé
secrétaire général du ministère de la justice de 2008 à 2010. Homme de réseaux,
en lice pour succéder à Jean-Louis Nadal à la tête du parquet général de la
Cour de cassation en 2011, il a finalement été supplanté par son grand rival,
Jean-Claude Marin.
CHRISTINE LAGARDE [Lien avec Sarkozy : ministre de
l'économie et des finances (2007-2011)]
« Utilise-moi
pendant le temps qui te convient et convient à ton action et à ton casting. Si
tu m’utilises, j’ai besoin de toi comme guide. » Ces quelques mots sont de
Christine Lagarde, ministre de l’économie, à l’adresse de Nicolas Sarkozy.
Cette lettre d’allégeance, dont on ne sait si elle a été envoyée à son
destinataire, a été saisie par les juges de l’affaire Tapie. Intéressante pour
l’enquête, elle montre l’état de servitude volontaire dans lequel l’ancienne
avocate d’affaires semblait s’être mise vis-à-vis de Nicolas Sarkozy. Au point
de jouer contre les intérêts de l’État ? Dans les faits, Christine Lagarde
est celle qui a signé la décision d’interrompre le cours de la justice
ordinaire pour saisir un tribunal arbitral dans l’affaire Tapie. Seulement
voilà, les faits potentiellement délictueux commis lors de son passage à Bercy
ne sont pas passibles d’un tribunal classique, mais d’une cour d’exception, la
Cour de justice de la République, qui juge les fautes pénales commises par des
ministres dans le cadre de leurs fonctions. Et tandis que les mises en examen
s’accumulent dans le volet non ministériel du dossier, Christine Lagarde s’en sort
bien pour le moment devant la CJR.
Pourtant accusée
par l’ancien procureur général de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal,
d’avoir fait constamment « échec
à la loi » dans
l’affaire Tapie, Christine Lagarde n’a pas été mise en examen par les juges de la
CJR. Entendue pendant près de deux jours, après avoir été perquisitionnée,
l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) a été placée sous le
statut de témoin assisté, un statut intermédiaire entre simple témoin et mis en
examen. En droit français, “témoin
assisté” signifie qu’il y a à l’encontre de la personne ainsi désignée des
indices permettant de considérer qu’elle n’est pas extérieure au délit
recherché, mais que ceux-ci ne sont pas suffisamment graves et concordants pour
justifier une mise en examen. En revanche, son ancien
directeur de cabinet, Stéphane Richard, un autre proche de Sarkozy qui cultive
aussi de solides amitiés au PS (Valls, Moscovici, DSK…), a été mis en
examen pour « escroquerie en bande
organisée ». Tout comme Bernard Tapie, son avocat Maurice Lantourne,
l’arbitre Pierre Estoup ou le haut fonctionnaire Jean-François Rocchi. Le 23
octobre 2006, alors qu’il lui remettait la Légion d’honneur en tant que
ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy a laissé éclater son admiration pour
Stéphane Richard lors de son discours public : « Tu
t’es fait tout seul et tu as réussi seul contre tous. Un jour, je serai aussi
riche que toi. »
PHILIPPE COURROYE [Lien avec Sarkozy : nommé procureur
de Nanterre, le fief de Nicolas Sarkozy, en 2007. A reçu des mains de l'ancien
président l'ordre national du Mérite en 2009]
Le 3 avril 1914, le garde des
Sceaux d’alors, un certain Aristide Briand, eut ce mot célèbre à la
Chambre : « Ah ! La magistrature manque
d’indépendance ! Ce procureur
sous sa robe rouge et son hermine n’a pas eu la conscience assez haute pour
résister ? Mais que se passe-t-il donc dans les ministères ? J’y suis
allé, dans les ministères, et dans celui de la justice. La nomination de
magistrats, leur avancement, leur carrière, leur vie est toute entre nos
mains… » Ce portrait-robot du magistrat soumis existe toujours un siècle plus tard. Sous Sarkozy, un plus que tout autre l’a
incarné : le procureur Philippe Courroye. Un pion central de la bande
organisée.
Nommé
en 2007, contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, à Nanterre, c’est-à-dire dans le fief de la
Sarkozie, Philippe Courroye a déployé une énergie considérable entre 2007 et
2012 pour que rien ne sorte de dérangeant contre le chef de l’État. La
démonstration la plus caricaturale de cette situation aura été sa gestion de
l’affaire Bettencourt à l’été 2010. Faisant mine de mener tambour battant une
enquête impartiale, le procureur Courroye a en réalité multiplié les actes
d’allégeance judiciaire pour le bon plaisir de l’Élysée. Comme Le Monde le rapportera, il se rendra
discrètement au Château à chaque moment clé de son enquête.
Le procureur, honoré de l’ordre national du
Mérite par Sarkozy en 2009, n’a pas hésité à intimider les témoins gênants ou à
placer sous surveillance téléphonique plusieurs journalistes du Monde un peu trop bien informés du contenu
de certains procès-verbaux embarrassants pour le pouvoir. Philippe Courroye et
son adjointe avaient été mis en examen début 2012 par une juge parisienne,
Silvia Zimmermann, pour « collecte illicite de données à
caractère personnel » et « violation du secret des correspondances ». Mais
la cour d’appel de Paris avait annulé ces mises en examen deux mois plus tard
pour des raisons de forme, estimant que les deux magistrats ne pouvaient être
poursuivis tant que les actes en cause n’avaient pas été définitivement annulés
par la justice. Comme un serpent juridique qui se mord la queue.
BERNARD SQUARCINI [Lien avec Sarkozy : nommé préfet
de police de la région PACA (2004), directeur de la DST (2007),
directeur de la DCRI (2008-2012)]
La justice était sous
contrôle, il fallait que la police le fût aussi. À
la tête de la police nationale, Nicolas Sarkozy avait placé un ami d’enfance (Frédéric
Péchenard). Les services secrets intérieurs, eux, sont revenus à un policier
dévoué, Bernard Squarcini, qui a réussi à faire de la DCRI une redoutable
brigade du chef.
Ainsi que plusieurs médias
l’ont rapporté, le service a été mobilisé à plusieurs reprises pour placer sous
surveillance les journalistes un peu trop remuants, notamment ceux de
Mediapart. Dans un livre précis et sourcé paru en 2012, L’Espion du président (Robert Laffont), les journalistes
Christophe Labbé et Olivia Recasens (du Point)
et Didier Hassoux (du Canard
enchaîné) ont publié un témoignage accablant pour celui qui était surnommé
« Le Squale ». Il
émanait de Joël Bouchité, ancien conseiller sécurité de Sarkozy.
« Squarcini, confiait à nos confrères ce haut fonctionnaire
policier reconverti dans la préfectorale, a recréé à son côté une petite
cellule presse. Des mecs chargés de se rancarder sur ce qui se passe dans
les journaux, les affaires qui vont sortir, la personnalité des journalistes.
Pour cela, comme pour d’autres choses, ils usent de moyens parfaitement
illégaux. Leur grand truc, c’est de voler des adresses IP, la carte d’identité
des ordinateurs. Ils épient les échanges de mails, les consultations de sites.
Ils sont alors au parfum de tout. Si nécessaire, ils doublent en faisant des
fadettes. »
Le
témoin affirmait également que le même Squarcini a conservé « des camions d’archives » visant « notamment des personnalités
politiques et des journalistes ».
Mis en examen pour « collecte
de données à caractère personnel
par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite », Bernard Squarcini a
été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris, en juin dernier, par la
juge Zimmermann, pour l’espionnage illicite d’un journaliste du Monde.
Le Canard enchaîné, qui
avait affirmé en novembre 2011 que le “Squale” pilotait au sein de la DCRI une
cellule d'espionnage des journalistes (notamment de Mediapart), avait été
poursuivi pour diffamation. Condamné en première instance, l'hebdomadaire a été
relaxé, le 20 février 2014, par la cour d'appel de Paris.
PATRICK BUISSON [Lien avec
Sarkozy : conseiller au ministère de l'intérieur (2005-2007), conseiller
sans fonction officielle à l’Élysée (2007-2012), contractuel de la présidence
de la République pour la vente de sondages, conseiller politique pour la
campagne présidentielle de 2012. Décoré de la Légion d'honneur en 2007 par
l'ancien président]
L’extrême-droitisation
de Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, c’est lui. Ancien directeur de
l’hebdomadaire Minute, Patrick Buisson est le fantôme du sarkozysme.
Conseiller occulte de Nicolas Sarkozy, il fut également sous sa présidence un
homme d’affaires avisé. La justice s’intéresse de très près à ses activités « sondagières ».
Patron de la société
de conseil Publifact, Buisson avait signé en 2007 une juteuse convention avec
la présidence de la République sans le moindre appel d’offres. La Cour des comptes s’était étonnée
en 2009 de ce contrat passé sans qu'« aucune
des possibilités offertes par le code des marchés publics pour respecter les
règles de la mise en concurrence (...) n’ait été
appliquée ». Les sommes en jeu avaient été jugées« exorbitantes » par
la Cour : 1,5 million
d’euros ! Le bureau et le
domicile parisien de Patrick Buisson ont été perquisitionnés en avril dernier
dans le cadre d’une information judiciaire ouverte dans l’affaire des sondages.
Le 13 octobre 2009, lors d’une audition devant la commission des finances de
l’Assemblée nationale, Christian Frémont, directeur de cabinet de Nicolas
Sarkozy, avait admis une « anomalie » dans le
contrat accordé à Patrick Buisson. C’est le moins que l’on puisse dire. Oiseau de malheur pour
le sarkozysme, Patrick Buisson est aujourd'hui au banc des pestiférés à l'UMP
depuis la diffusion par la presse d'extraits d'enregistrements clandestins
qu'il a réalisés, à l’Élysée, sous le règne de Sarkozy.
FRANÇOIS PÉROL [Lien avec Sarkozy :
directeur de cabinet adjoint au ministère de l'économie et des finances
(2004-2005), secrétaire général adjoint de la présidence de la République
(2007-2009)]
Il est discret, c’est
un banquier. Ancien haut fonctionnaire au ministère de l’économie, François
Pérol est passé par la banque Rothschild entre 2005 et 2007 avant de rejoindre
Nicolas Sarkozy à l’Élysée, au poste de secrétaire adjoint de la présidence de
la République, où il était chargé de toutes les grandes questions économiques.
Les deux hommes avaient brièvement travaillé ensemble à Bercy quand Sarkozy
était ministre des finances.
À l’Élysée, parmi
les dossiers que François Pérol a eu à traiter, figurait l’épineuse fusion des
Caisses d’épargne et des Banques populaires pour créer un géant bancaire, la
BPCE. Quand il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir : sitôt le rapprochement des deux banques
entériné en février 2009, François Pérol est parti en prendre la tête. Un “pantouflage” en bonne et due forme,
qui vaut aujourd’hui à ce proche de Sarkozy d’être au cœur d’une information
judiciaire pour « prise illégale
d’intérêts » menée par le juge Roger Le Loire.
L’enquête vise à établir si François
Pérol, dont le nom est également cité dans l'affaire Tapie, a contrevenu aux
dispositions du code pénal qui interdisent à toute personne ayant disposé de
l’autorité publique sur une entreprise privée de passer ensuite à son service.
Il a été mis en examen en février dernier.