Le dossier du
financement de la Sarkozie par le régime de Kadhafi ne cesse de s’épaissir.
Révélé il y a cinq ans par Mediapart, de nouveaux éléments sont mis au jour par
la justice. Les rivaux de Nicolas Sarkozy devraient s’en saisir, au nom de
cette nouvelle éthique publique qu’ils revendiquent.
Encore, encore et encore,
Nicolas Sarkozy et les affaires… L'ex-chef de l'État, qui participe ce 3
novembre au deuxième débat des candidats à la primaire de la droite, ne devait
pas être mis en difficulté par ses concurrents. Le thème a été pudiquement
évacué et les questions étouffées lors du premier débat. Resurgirait-il que
l'ancien président criera « au grand air de la calomnie » et
abattra son argument massue : « J'ai bénéficié de cinq
non-lieux. » Ce qui est faux, puisqu'il n'a eu que deux non-lieux –
les deux aux attendus particulièrement sévères – et qu'il demeure sous le coup
de deux mises en examen : l'une pour « corruption, trafic d’influence
et violation du secret professionnel » ; l'autre pour
« financement illégal de campagne électorale ».
Affaire Paul Bismuth, affaire
Bygmalion, financement libyen, mais aussi affaire Karachi (ses proches sont
renvoyés devant le tribunal correctionnel), affaire Tapie (son ancienne
ministre Christine Lagarde sera jugée en décembre par la Cour de justice de la
République), et enfin cette Sarkozie qui embouteille tribunaux et bureaux de
magistrats :
La Sarkozie
vue du code pénal:
32 personnes
mises en cause
Outre les deux mises
en examen qui visent l’ancien président de la République, 32 proches de Nicolas
Sarkozy sont mis en examen ou condamnés par les juges anticorruption dans
une douzaine de dossiers politico-financiers différents.
Il y a, dans la liste, de tout : d'anciens ministres, des avocats, des policiers, des conseillers, des hommes d’affaires… Au fil des dossiers d’instruction, ballotés entre les concepts juridiques de « corruption », « trafic d’influence », « blanchiment », « favoritisme » ou « escroquerie en bande organisée », jaillit la description d’un système politico-financier d’une ampleur inégalée sous la Ve République.
De deux choses l’une : soit Nicolas Sarkozy et tous ceux qui composent ou ont composé à un moment donné la Sarkozie sont victimes du plus grand complot judiciaire de l’histoire de France ; soit le sarkozysme peut s’entendre dans les mots de Jean Gabin, dans Le Président : « Ce n’est pas un parti, c’est un syndicat d’intérêts. » Celui-ci fut à la tête du pays pendant cinq ans.
Dans l’affaire Bygmalion, qui porte sur un système de fausses factures ayant permis de masquer l’explosion des comptes de campagne de Nicolas Sakrozy en 2012, on trouve le préfet Guillaume Lambert (directeur de campagne), le député européen Jérôme Lavrilleux (directeur adjoint de la campagne), l’avocat Philippe Blanchetier (trésorier de l’association de financement de la campagne), Philippe Briand (trésorier de la campagne), Éric Césari (ancien directeur général de l’UMP), Fabienne Liadzé (ancienne directrice financière du parti), Pierre Chassat (directeur de la communication du parti).
Dans le volet non ministériel de l’affaire Karachi, qui porte sur un vaste système de commissions occultes sur les ventes d’armes de l’État français, on trouve Thierry Gaubert (ancien conseiller ministériel de Sarkozy à Bercy), Nicolas Bazire (ancien directeur de cabinet de Balladur à Matignon et témoin de mariage de Sarkozy), Ziad Takieddine (marchand d’armes préféré des balladuriens).
Dans l’affaire des sondages de l’Élysée, qui porte sur des marchés dispendieux sans mise en concurrence, on trouve Patrick Buisson (ancien conseiller à l’Élysée), Emmanuelle Mignon (ancienne directrice de cabinet à l’Élysée), Julien Vaulpré (ancien conseiller “opinion” du président), Pierre Giacometti (sondeur chouchou de Sarkozy), Jean-Marie Goudard (publicitaire, inventeur du slogan sarkozyste “Ensemble, tout devient possible”).
Dans le dossier du Kazakhgate, une affaire de corruption et de trafic d’influence sur fond de vente d’hélicoptères au Kazakhstan supervisée par l’Élysée, on trouve l’ex-sénateur Aymeri de Montesquiou (ancien représentant personnel de Sarkozy) et Jean-François Étienne des Rosaies (ancien conseiller diplomatique du président).
Dans l’affaire Bismuth, qui porte sur des faits de corruption et de trafic d’influence, on trouve Me Thierry Herzog (l’avocat personnel de Nicolas Sarkozy) et le magistrat de la Cour de cassation Gilbert Azibert.
Dans l’affaire de l’arbitrage truqué ayant alloué plus de 400 millions d’euros à Bernard Tapie, on trouve, outre le célèbre homme d’affaires, l’ancienne ministre de l’économie et actuelle présidente du Fonds monétaire international (FMI) Christine Lagarde, renvoyée depuis pour être jugée devant la Cour de justice de la République.
Dans l’affaire Bettencourt, qui, elle, a été jugée, on trouve les homme d’affaires Stéphane Courbit (proche de Sarkozy) et Patrice de Maistre (ancien membre du Premier cercle de l’UMP).
Dans l’affaire Balkany, qui porte sur un système de dissimulation fiscale et de corruption, on trouve outre les élus de Levallois-Perret Patrick et Isabelle Balkany, l’avocat Me Arnaud Claude, associé historique de Nicolas Sarkozy, soupçonné par les juges d’avoir participé aux montages frauduleux dans les paradis fiscaux.
On peut également citer l’ancien secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant, condamné avec le préfet Michel Gaudin dans l’affaire des primes en liquide du ministère de l’intérieur et actuellement mis en examen dans l’affaire Kadhafi. Mais aussi Bernard Squarcini, qui a été condamné dans l’affaire des fadettes d’un journaliste du Monde, le sénateur et industriel Serge Dassault, mis en en examen dans l’affaire de corruption électorale à Corbeil-Essonnes, le préfet Alain Gardère, mis en examen dans une autre affaire de corruption, ou encore Guy Wildenstein, ancien représentant de l’UMP mis en examen et renvoyé pour être jugé dans une gigantesque affaire de fraude fiscale.
Sans parler de l’ancien conseiller diplomatique de l’Élysée Boris Boillon qui, bien que non mis en examen, avait été arrêté avec plus de 350 000 euros en liquide gare du Nord en juillet 2013 – nous ne l’avons pas comptabilisé dans les 32.
En 1995, dans Au bout de la passion, l’équilibre (Albin Michel), un livre d’entretiens avec le journaliste Michel Denisot, Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget, faisait part de ses graves préoccupations sur les questions de moralité publique. À l’époque, la chronique de France était déjà rythmée par le bruit des “affaires” (Carrigon, Noir, HLM de Paris…). « Pour la première fois depuis très longtemps dans l’histoire politique française, les affaires sortent », affirmait alors Sarkozy. Il ajoutait : « Jamais un gouvernement n’a laissé agir la justice dans une telle indépendance. Nous sommes en train de purger le système. Il devrait en résulter une plus grande confiance dans nos institutions. » Pas si sûr.
Au
fil de ces enquêtes et procédures judiciaires, c'est bien un système qui
apparaît au grand jour. Un système mêlant intermédiaires, hommes d'affaires,
magistrats, responsables politiques, anciens ministres, policiers : tout
un monde construit en trois décennies de vie politique par Nicolas Sarkozy pour
le protéger, l'accompagner, relayer ses désirs et ses choix.
Au
cœur de ce maelström judiciaire, l'affaire des financements libyens est la plus
ample et la plus menaçante pour l'ancien président. Les témoignages – nombreux,
près d'une vingtaine – et les documents – certains, décisifs, sont authentifiés
par la justice – font état d'un financement massif par une puissance étrangère,
en l'occurrence la dictature libyenne, de la campagne présidentielle de celui
qui était le candidat de la droite en 2007. Et c'est dans le contexte de ce
financement que se sont développés des liens d'affaires comme des relations
politiques inédites et scandaleuses (la visite de Kadhafi à Paris dès le mois
de décembre 2007).
Quatre
ans plus tard, la guerre en Libye, déclenchée par la présidence française, avec
le soutien du Royaume-Uni et l'appui des États-Unis, devait effacer ce paysage,
le dictateur étant lui-même éliminé. Ce n'est pas le parlement français mais le
parlement britannique qui, dans un récent rapport, met en cause les raisons
officielles avancées par Sarkozy pour déclencher cette guerre. Ce rapport n'est
pas seulement l’histoire d'un grand fiasco militaire en Libye, qui allait
ensuite déstabiliser tout le Sahel et favoriser l'émergence de groupes
djihadistes. Il ne peut être lu sans prendre en compte les soupçons de
corruption du clan sarkozyste par le régime Kadhafi. La guerre de Libye
aurait-elle été une « guerre privée » engagée pour effacer toute
trace du forfait ? Un des cinq facteurs
déclencheurs de cette guerre, pointent les députés anglais, « représentait
l’intérêt politique personnel du président Sarkozy ».
On
peut sans cesse brandir la présomption d'innocence, dénoncer les complots
judiciaires et l'acharnement de magistrats « petits pois » :
c'est le choix de Nicolas Sarkozy pour échapper à toute explication devant
l'opinion, tandis qu'il mobilise des bataillons d'avocats pour utiliser toutes
les ressources de la procédure judiciaire et gagner du temps. C'est aussi une
des raisons de son retour en politique tant une réélection à l'Élysée le
mettrait à l'abri de toute entreprise judiciaire – immunité présidentielle
oblige.
Mais
cette stratégie d'un homme doit-elle être celle de tout un courant politique
qui aspire à retourner aux affaires et à gouverner ? C'est aujourd'hui le
problème de la droite, de ses candidats à la primaire et de tous ses
responsables. À ceux qui doutent et dénoncent en mode automatique une
insupportable « atteinte à la présomption d'innocence », un autre
précédent est là, accablant, qui devrait suffire à disqualifier l'ex-chef de
l'État. C'est la campagne de 2012 cette fois, et le scandale Bygmalion :
Nicolas Sarkozy a alors dépensé plus du double du plafond légal autorisé,
brûlant plus de 42 millions d'euros dans cette campagne présidentielle, par la
mise en place d'un système quasi industriel de fausse facturation.
C'est
donc le problème de la droite : peut-elle rester crédible en acceptant
comme concurrent à la primaire l'ancien chef de l'État et en refusant
d'examiner publiquement cette avalanche de casseroles qui la menace désormais
tout entière. Bruno Le Maire en appelle à une nouvelle éthique, en
estimant qu'un responsable mis en examen ne peut être candidat à la
présidentielle. Jean-François Copé, Alain Juppé, François Fillon disent avec
des mots différents peu ou prou la même chose : que l'ampleur de la crise
de représentation politique exige nouvelles pratiques, transparence publique et
pédagogie citoyenne.
Ce
ne sont à ce stade que des mots creux. Le premier des « devoirs
d'inventaire » que prétendent avoir menés ces candidats pour justifier
leur présence à la primaire aurait dû être celui-là : l'intégrité et la
morale publique. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait, alors que leurs désaccords
voire leur haine à l'encontre de l'ex-chef de l'État sont sans précédent ?
C'est aussi à cette question qu'ils devraient publiquement répondre. Ce qu'ils
se gardent de faire.
Car
l'ampleur inédite du scandale libyen, comme de la guerre qui s'en est suivie,
laisse d'innombrables questions sans réponse. François Fillon, premier
ministre, a-t-il pu tout ignorer, à tout moment, systématiquement, des
relations d'affaires, financières et politiques construites par le clan de
l'Élysée ? C'est ce qu'il a jusqu'alors affirmé. Mais ce que Mediapart,
par des moyens d'enquête journalistique forcément limités, a pu révéler dès
2011, les services de l'État l'ignoraient-ils absolument ?
La
prudence de François Fillon sur cette affaire fait écho à celle, plus grande
encore, d'Alain Juppé. Car c'est Alain Juppé, ministre de la défense jusqu'en
février 2011, puis ministre des affaires étrangères, qui va organiser
l'opération diplomatique qui va conduire à la guerre entre mars 2011 et octobre
de la même année. À peine arrivé au Quai d'Orsay, Juppé mène le ballet
diplomatique aux Nations unies, fait adopter par le conseil de sécurité de
l'ONU les deux résolutions, peaufine l'habillage diplomatique d'une opération
militaire qui aboutira au renversement du régime libyen et à l'élimination de
ses responsables, ce qui déclenche la fureur des Russes estimant que les
mandats donnés ont été outrageusement dépassés.
Jean-François
Copé ? Tout à son entreprise de règlements de comptes avec Nicolas
Sarkozy, lui aussi marche sur des œufs quand il s'agit de la Libye. Ses liens
avec l'intermédiaire et marchand d'armes Ziad Takieddine, un homme clé des
relations avec la dictature libyenne, l'empêchent-ils de s'exprimer ?
Le
poison libyen est ainsi sur le point de contaminer une large partie de la
droite française, ses principaux candidats en tout cas. En décidant de
participer à cet exercice démocratique inédit pour la droite française qu'est
la primaire, les voici collés à leur ancien chef de bande, au risque d'être
engloutis avec lui ou de ne faire de cette primaire qu'un mauvais exercice de
communication. L'affaire libyenne et ses prolongements vertigineux viennent
sonner comme un rappel à la réalité : sans rupture claire, sans décision
et propos fermes, les déclarations des concurrents de Nicolas Sarkozy sur la
morale publique et l'intégrité des élus ne seront que des incantations.