Chypre : La crise qui change tout
DAVID CAYLA*
Mardi 26 Mars 2013
La
Banque [internationale] pourrait mettre en place
un
compte en faveur d'une autorité
de
gouvernance supranationale
chargée
de préserver la paix
et
de maintenir l'ordre international.
Si
un quelconque pays venait à empiéter sur ses ordonnances
convenablement
autorisées,
cette
autorité de gouvernance pourrait être habilitée
à
saisir les gouverneurs de la Banque des Règlements
afin
de geler le compte de la banque centrale
du
pays délinquant envers l'une de ses ordonnances
et
empêcher toute transaction
sur
ce compte en dehors de son autorité.
Ceci
consituerait une excellente machinerie
pour
imposer un blocus financier.
The Bank might set up an
account in favour of the supranational policing body charged with the duty of
preserving the peace and maintaining international order. If any country were
to infringe its properly authorised orders, the policing body might be entitled
to request the Governors of the Clearing Bank to hold the Clearing Account of
the central bank of the delinquent country to its order and permit no further
transactions on the account except by its authority. This would provide an
excellent machinery for enforcing a financial blockade.
John Maynard Keynes (1941)
« Ultimatum », « blocus »...
On
peine à croire que de telles expressions aient pu être utilisées pour commenter
l'actualité européenne. C'était la guerre. La guerre économique. Au petit matin
du 16 mars, après une nuit de négociations, les autorités européennes avaient
convaincu le président chypriote d'imposer une série de mesures de rigueur et
une taxation des comptes bancaires pour éviter la faillite du système bancaire
de l'île. La population était sensée se soumettre, le Parlement devait
entériner. Ainsi va la démocratie en Europe ; la Troïka devient l'instance
proconsulaire de tout pays qui demande l'aide européenne. Ainsi va la
solidarité en Europe ; on fait payer aux peuples les mesures qui sont
sensées éviter la faillite généralisée du système bancaire européen.
LE LAXISME FINANCIER DE L'UNION EUROPÉENNE
Car c'est bien
là l'ironie de la situation présente. Pendant des années, l'Union n'a cessé
d'encenser des « modèles » économique tels que l'Espagne et l'Irlande
dans lesquels se sont développées de gigantesques bulles financières et
immobilières ; elle a activement favorisé la dérégulation et
l'autorégulation des banques sans jamais en mesurer les risques ; elle a
accepté que se développe en son sein des paradis fiscaux, des places financières
géantes et hors de tout contrôle qui ont prospéré grâce à la souplesse de leur
législation et à l'opacité de leur système bancaire. Rivées sur les chiffres
des déficits et des dettes publiques, obnubilées par la flexibilisation du
marché du travail, les dirigeants européens n'ont été capable ni de prévenir,
ni de comprendre la gigantesque bulle financière qui s'est créée depuis
l'instauration de la monnaie unique.
Les chiffres
sont pourtant éloquents. En décembre 1999, l'endettement total de la zone euro
s'élevait à environ deux fois et demi son PIB (258%). En juin 2010, quelques
dix ans plus tard, cet endettement atteignait 375 % du PIB.
D'où cette
explosion de la dette est-elle venue ? Clairement pas des États, dont
l'endettement n'a pratiquement pas augmenté sur cette période. C'est
principalement la dette du secteur financier qui explique la hausse de
l'endettement de l'économie européenne. Une dette qui a plus que doublé en à
peine dix ans, pour représenter près de 100 % du PIB en 2010. Cette dette
du système financier, qui s'est accrue indépendamment de l'activité économique
est bien évidemment un facteur important d'instabilité et de fragilisation du
système bancaire européen.
Ce qui était
très prévisible a donc fini par arriver : la crise américaine des
subprimes et la faillite de Lehman Brother ont été les facteurs déclenchants,
l'étincelle qui a mis le feu aux banques. Or, face à cette crise, la réponse
européenne a été remarquable de constance. Quoi qu'il arrive, il ne fallait
surtout pas faire payer ceux qui avaient accumulés un tel stock de dettes, les
banques et les créanciers.
PROTÉGER LES CRÉANCIERS ET FAIRE PAYER LES ÉTATS
Qui dit dette dit créance. Qui dit hausse de la dette, dit hausse des
créances. On ne mesure bien l'effet de cette bulle
qu'en comparant la situation actuelle avec celle de 1999. Ainsi, revenir au
ratio d'endettement qui prévalait à l'époque reviendrait à faire disparaître
une dette équivalent à 120 % du PIB de la zone euro soit... environ 11 000
milliards d'euros. 11 000 milliards d'euros de dettes en moins, ce qui signifie
11 000 milliards d'euros de créances en moins. Or, puisqu'il faut éviter de
faire payer les créanciers, il devient nécessaire d'intervenir à chaque départ
de feu. Si une banque fait faillite, l'État doit se porter à son secours ;
si un État fait faillite, d'autres États doivent assurer le remboursement des
créances. Cette logique de sapeur Camembert ne pouvait conduire qu'à
l'austérité généralisée. L'austérité doit ici être entendue comme le produit
d'une logique qui consiste à rembourser 11 000 milliards d'euros de dettes en
ponctionnant l'activité économique, c'est à dire en taxant ceux qui produisent
des richesses, les travailleurs, les entreprises ; et en diminuant les
prestations sociales, la qualité des services publics.
Le souci c'est que cette stratégie a précipité de nombreux pays dans la
dépression et n'a rien résolu du tout ; car au fur et à mesure que les
créances sont payées, l'activité économique décroit, souvent de manière plus que proportionnelle. Ainsi, il n'est pas rare que
la dette diminue moins vite que ne disparaît l'activité économique. Schématiquement,
plus le pays rembourse, plus sa situation économique se dégrade, et plus sa
santé financière se précarise. Au lieu de résoudre le problème on
l'aggrave.
LE MALADE MOURRA MALADE
Peut-on d'ors
et déjà mesurer le résultat de cette politique ? Entre juin 2010 et juin
2012, la dette domestique de la zone euro est passée de 375 % du PIB à...
371 %, soit un rythme de réduction de la dette de l'ordre de deux points
de pourcentage par an. Allez, à cette vitesse encore 60 ans d'austérité et
l'Union européenne pourra retrouver son niveau d'endettement de 1999 !...
A condition toutefois que l'économie européenne existe toujours à cette date.
Ce qui n'est pas dit. En Grèce, les mesures d'austérité ont fait disparaître
près du quart de l'activité économique en cinq ans. Si l'on continue sur
cette voie, on n'ose imaginer ce que sera devenue la population grecque dans 10
ou 15 ans.
Mais l'évidence
des faits est, lentement, en train de s'imposer aux cerveaux embrumés par les
dogmes et les idées simples. Il est impossible à la zone euro de rembourser 11
000 milliards d'euros. Aucune mesure d'austérité ne sera assez forte pour y
parvenir. Certes, à force d'austérité, l'économie européenne finira très
certainement par disparaître : mais elle disparaîtra endettée. C'est en
quelque sorte ce qu'à admis Olivier Blanchard, l'économiste en chef du FMI,
lorsqu'il a dû reconnaître, en janvier dernier, que le « coefficient
multiplicateur » des dépenses publiques était supérieur à 1 ; c'est à
dire que toute réduction des dépenses, toute hausse des recettes publiques,
entraîne immanquablement une réduction de l'activité économique supérieure aux
économies réalisées. Autrement dit, toute ponction sur l'activité économique
génère une perte d'activité plus grande que le montant de dette qu'elle
rembourse. Si l'on part du principe qu'il faut réduire la dette de 120 %
du PIB, on en déduit assez logiquement que la zone euro sera encore très
endettée lorsque son PIB tombera à zéro.
UN INSOLUBLE PROBLÈME DE PLOMBERIE
Tout cela peut
se comprendre simplement. L'erreur est de confondre les stocks et les flux. La
dette est un stock, le PIB est un flux. La stratégie de la rigueur consiste à
prélever sur le flux pour abonder le stock. Sauf que ce flux est un flux
circulaire. Toute dépense d'un agent économique est une recette pour un autre
agent économique. En prélevant sur les dépenses, on diminue le volume du flux
et donc la capacité à prélever plus tard sur les recettes qu'auraient
entraînées ces dépenses. Imaginons de l'eau qui circule dans un bassin en
circuit fermée. S'il y a cent litres d'eau qui circule, vous ne pourrez
certainement pas remplir un seau de 120 litres en prélevant l'eau du
bassin.
Voilà pourquoi
le plan de sauvetage de Chypre change tout. Pour la première fois, les
autorités européennes ont admis qu'on pouvait gérer un problème de stocks
par... un prélèvement sur les stocks, et que la meilleure façon de le faire
c'était de diminuer d'autorité les dettes et les créances. En effet, quelle que
soit la manière dont on le prend, le plan européen de taxation des comptes
bancaires revient à un plan de restructuration des dettes.
CHYPRE : LABORATOIRE D'UNE SOLUTION NOUVELLE ?
En quoi a
consisté ce plan ? Les banque chypriotes sont en situation de faillite.
Elles ont besoin de 17 milliards d'euros. Une partie de ces 17 milliards devait
être financée par l’État chypriote via un prêt de 10 milliards accordé par les
autres États européens, ce surcroît de dette publique devant être remboursé
par d'absurdes mesures d'austérité. C'est le jeu classique de la socialisation
des pertes auquel la Troïka nous a habitué. Mais c'est dans l'autre partie
que réside l'originalité du plan : taxer les dépôts et l'épargne des
clients des banques chypriotes. En effet, les déposants sont aussi les
principaux créanciers des banques. C'est bien une partie de cet argent qui a été
mal placé et qui a été perdu. Si on laissait les banques chypriotes faire
faillite, la plus grande partie des 17 milliards d'euros de pertes serait de
toute façon payée par leurs clients. Au final, le plan a donc consisté à ne
faire contribuer les déposants qu'à hauteur de 7 milliards. 7 milliards de
créances et de dettes qui ont disparues en quelques heures, soit l'équivalent
du tiers du PIB de l'île.
Certes, de l'argent qui disparaît, cela signifie bien un appauvrissement de
la population. Mais ce n'est pas le même argent que
celui qu'on taxe lorsqu'on mène une politique d'austérité. Ici, il s'agit
d'argent stocké dans les comptes d'épargne et qui n'avait pas forcément
vocation à être dépensé dans l'immédiat. C'est en quelque sorte un argent
stérile qui n'alimente pas le flux économique, surtout si l'on considère que
l'on parle d'une taxe qui ne devrait concerner que les sommes supérieures à 100
000 euros.
L'ALTERNATIVE À L'AUSTÉRITÉ : FAIRE PAYER LES CRÉANCIERS
J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume
je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens ...
Ubu Roi (1888)
Ubu Roi (1888)
Au
final, le plan chypriote est le signe d'un vrai changement de paradigme. On
commence à comprendre que ce ne sera pas par le remboursement des dettes que se
réglera la crise européenne, mais par l'organisation d'une restructuration
globale des dettes. Cette restructuration impliquera mécaniquement des pertes
pour les créanciers, c'est à dire pour toute personne qui aura accumulé des
stocks de créances et d'argent dans le système financier européen.
On
peut donc s'attendre à ce que cette solution soit imitée, sans doute dans des modalités différentes. Si cela
fait peur aux épargnant européens et les incite à dépenser leur argent, ce sera
au bénéfice des flux économiques et de l'emploi. Si cela incite les États
européens à contrôler plus sérieusement les mouvements financiers pour éviter
la panique et l'exode de leur épargne nationale (comme on le voit actuellement
à Chypre), ce sera aussi une très bonne chose. Si cela permet de résoudre la
crise selon des modalités discutées, où l'on décide qui paie et combien, quels
épargnants sont mis à contribution et selon quelle règles, alors ce ne pourra
que renforcer le contrôle démocratique des forces économiques et ce sera aussi
une très bonne chose. Enfin, si cela permet d'éviter l'absurde austérité
actuelle, ce sera toujours ça de gagné pour tous ceux qui souffrent et qui sont
victimes depuis cinq ans d'une crise dont ils ne sont pas responsables.
*David
Cayla, Docteur en économie et Maître de conférence
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