vendredi 3 mars 2017

Dénoncer un «gouvernement des juges»? C’est un contresens historique

Marine Le Pen et François Fillon ont un point commun : leur détestation de ce qu’ils nomment le «gouvernement des juges». Et un projet commun : le retrait de la France de la Cour européenne des droits de l’homme. Il est vrai que le pouvoir des juges s’est considérablement développé depuis plusieurs années. Mais pour une raison historique qu’il convient de ne pas oublier.
« Tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire, sera toujours odieux à celui qui exercera l'autorité » condorcet
C’est en lisant le « Journal » de Maurice Garçon, publié il y a peu, que l’on se pose cette question : si, par malheur, dans un avenir plus ou moins proche, l’État s’effondrait, ou le pouvoir politique s’égarait, la Justice saurait-elle se maintenir, pour sauvegarder l’essentiel ? 
Garçon, qui fut un illustre avocat, y décrit au jour le jour, en honnête homme de son temps, l’avènement du régime de Vichy, et le renoncement de la plupart de ceux qu’il côtoyait, au Palais de justice et ailleurs, aux règles et aux valeurs de la société qu’il avait connues jusqu’alors. 
N’oublions pas qu’en 1941, le barreau de Paris accepta d’exclure les avocats juifs et que des magistrats siégèrent dans des « sections spéciales » pour condamner à mort des résistants, tandis que les rafles se multipliaient et que le port de l’étoile jaune allait être imposé.
Or, à l’Université, d’éminents professeurs de droit cautionnèrent ces lois antisémites, que la Cour de cassation et le Conseil d’État, les deux plus hautes juridictions, ne jugèrent jamais contraires aux principes du droit classique français, non plus que les procédures administratives et judiciaires d’exception qui furent mises en oeuvre au service de la répression.
La Justice se soumit ainsi au pouvoir politique, au lieu de lui opposer les règles de l’État de droit. Elle accepta sans protestation que la loi fut l’instrument d’un régime tyrannique et criminel, plutôt que de la protection des droits et des libertés des gens, de leur sûreté personnelle.
Mais aurait-il pu en aller autrement ? À supposer que les juges en aient eu la volonté, auraient-ils eu les moyens de contester ce nouvel ordre juridique, en prononçant des jugements déclarant illégales ou inconstitutionnelles ces lois et ces procédures liberticides ? 
Notre système judiciaire est ancien. Tel qu’il fut conçu sous le Ier Empire (c’est-à-dire, comme disait Jean Jaurès, par une dictature militaire), il ne garantissait nullement l’indépendance de la Justice, qui était une administration de l’État, à peine différente des autres.
Les procureurs, des préfets de justice ?
Les procureurs étaient l’équivalent de préfets judiciaires : ils devaient exécuter sans discuter les directives que le Gouvernement leur adressait, d’une manière générale, comme dans les cas particuliers. Statutairement, ils ne disposaient d’aucun moyen de refuser d’obéir aux ordres. 
On s’aperçoit à quel point l’indépendance du ministère public vis-à-vis du Gouvernement s’avère cruciale, en situation de crise politique grave : elle doit être ici comprise comme une séparation nécessaire des pouvoirs, empêchant que la chute de l’un entraîne celle de l’autre.
Pourtant, cette question demeure vivement controversée. C’est à droite surtout que l’on entend dire que les procureurs doivent rester subordonnés au Gouvernement, pour deux raisons, d’abord car il y va de la cohérence de la politique pénale, qui doit être menée de manière homogène partout en France, et ensuite car le pouvoir politique aurait aussi un droit de regard sur toutes les poursuites judiciaires en cours, et même un droit de contrôle et d’intervention.
C’est dire l’importance d’une loi récente, du 25 juillet 2013, qui a interdit au ministre de la justice de donner aux procureurs des instructions « dans des affaires individuelles », qu’ils doivent désormais traiter selon un principe « d’impartialité », c’est-à-dire de neutralité.
Aussi étonnant que cela puisse paraître aux incrédules, de nombreux magistrats ont attesté n’avoir plus reçu depuis d’instructions du ministre de la justice, pour manipuler dans un sens ou dans un autre des affaires sensibles, rompant il est vrai avec une tradition française bien ancrée.
La mise en cause de François Fillon pour l’emploi de son épouse, suspecté d’avoir été fictif, en a été le révélateur le plus récent : une atteinte à la séparation des pouvoirs, ont crié ses partisans, dénigrant la déontologie de la procureure, dont ils attendaient en fait qu’elle étouffât l’affaire !
Loi majeure, donc, de nature à garantir une véritable indépendance fonctionnelle des magistrats du parquet dans l’exercice de leur métier, ce qui n’est nullement incompatible avec la coordination dans l’ensemble du pays de la politique judiciaire décidée par le Gouvernement.
Mais simple loi, et dès lors susceptible d’être abrogée à la prochaine alternance parlementaire, par les tenants de la conception jacobine de l’État, qui sont nombreux et déterminés, aux yeux desquels il n’y a de pouvoir démocratique qu’issu des urnes, élu au suffrage universel.
Les juges, des bouches de la loi ?
C’est pour cette même raison que les juges, eux aussi, se voient actuellement contester leurs pouvoirs grandissants. Dans cette représentation classique de la Justice, ils ne devaient être que les « bouches de la loi », au regard de laquelle leurs jurisprudences n’avaient pas de légitimité. 
Beccaria, le philosophe du droit pénal moderne, pensait qu’il y avait plus à craindre de l’arbitraire des magistrats que de la loi, qui ne pourrait qu’être juste, puisqu’elle serait l’expression de la souveraineté populaire, votée par un Parlement élu. C’était au siècle des Lumières.
Cette théorie du « principe de légalité », qu’il avait théorisée, a certes une vertu cardinale, toujours actuelle : limiter les pouvoirs des juges aux cadres légaux. Mais elle avait aussi une faille : nul contre-pouvoir à une loi injuste ou criminelle n’avait initialement été imaginé.
Ce qui explique que les juges, éduqués dans le culte de la légalité républicaine, ne se soient pas opposés à la législation de Vichy, comme en témoigna Maurice Garçon. Ils ne surent pas revendiquer la supériorité du droit sur la loi, comme Victor Hugo l’avait jadis plaidé.
C’est justement dans cet esprit qu’après-guerre, en 1950, la Convention européenne des droits de l’homme fut signée, pour refonder l’État de droit sur « un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et d’autre part, sur une conception commune des droits de l’homme ».
Ces termes, qui figurent dans le préambule de la Convention, furent choisis à dessein : séparer le juridique du politique, et en confier la sauvegarde à une Cour européenne, supra-nationale, dont les décisions s’imposeraient à chacun des État-membres, en dernier recours.
Plus de soixante ans plus tard, son bilan est remarquable : dans les 47 États qu’elle supervise, la Cour européenne des droits de l’homme a stimulé une vaste évolution des procédures judiciaires et des libertés fondamentales, et cela y compris dans les régimes politiques à tendance autoritaire.
En France, de 1981, date à partir de laquelle les personnes ont pu saisir directement la Cour européenne de leurs plaintes, à 2011, date à laquelle la Cour de cassation a pleinement intégré sa jurisprudence en droit français, c’est une véritable métamorphose du droit qui s’est produite.
Ce phénomène s’est encore amplifié, lorsqu’en 2010 il fut permis à toute personne attraite en justice de saisir le Conseil constitutionnel de l’inconstitutionnalité d’une loi, lequel peut en prononcer l’abrogation : ce que l’on appelle une question prioritaire de constitutionnalité.
Le droit, plus que la loi
La Justice dispose ainsi désormais des moyens juridiques qui lui permettent d’écarter toute loi qu’un prochain régime politique tenterait d’imposer en rupture des principes essentiels du droit — quand bien même ce régime serait issu d’élections régulières. 
Or, c’est à ce point de notre histoire judiciaire que surgit une contestation radicale de cette formidable évolution. N’est-ce pas François Fillon que l’on a entendu dire à plusieurs reprises que « la France a un problème avec le gouvernement des juges européens », puis dans un meeting de campagne : « Je proposerai que la France quitte la CEDH » ?
Allant plus loin, Marine Le Pen a promis, une fois élue, d’en finir avec ce « gouvernement des juges », qu’elle a qualifié de « dérive anti-démocratique, oligarchique », car les magistrats, dit-elle,  « sont là pour appliquer la loi, pas pour l’inventer ou contrecarrer la volonté du peuple ».
Dans le tumulte que provoquèrent les attentats terroristes, d’autres étaient allés jusqu’à renier l’idée même d’État de droit, pour justifier l’incarcération administrative des « fichés S », comme Monsieur Wauquiez, implorant que « tout redevienne comme avant »…
La question judiciaire se retrouve au coeur des élections présidentielle et législative de 2017 (parmi d’autres). Le peuple élira souverainement le ou la présidente de son choix, ainsi que la majorité parlementaire à laquelle incombera la responsabilité du vote des lois futures.
La Justice saura-t-elle alors être la gardienne du droit ?

François Saint-Pierre, avocat, 1er mars 2017.

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