Quand les Français se battent pour leurs retraites, il est question du sens
de la vie
La réforme défendue par Emmanuel Macron
ne touche pas seulement à la vie pendant l’âge mûr. Elle traite de
problématiques qui empêchent les Français de dormir, et remet en question le
sens même de la vie, analyse ce journaliste franco-allemand. Nils
Minkmar
Toujours quelque chose à faire. À peine
a-t-il nourri les bêtes qu’il doit installer la clôture. Même le jour de la
fête du village, Alexandre l’agriculteur doit aller au champ arroser ses
citrouilles, radioguidé – et télésurveillé – par sa tendre épouse. Puis, un
(beau) jour, un accident de voiture et Alexandre se retrouve veuf. En perdant
sa compagne, il perd aussi son surmoi. Il change alors de vie et ne sort plus
de son lit – qu’il équipe de façon à ne plus avoir à se lever, son dégourdi de
chien lui apportant provisions et tout le toutim. Alexandre fait de la musique
et paresse sans modération, ce qui manque provoquer au village une rébellion
des honnêtes gens, ses copains, eux, devant encore trimer. Car, au fait, une
telle paresse est-elle bien morale ?
Dans la comédie d’Yves Robert Alexandre le Bienheureux, sortie en 1968, le grandiose
Philippe Noiret incarne ce Sisyphe des champs modernes qui saisit l’occasion
d’un coup du destin pour se libérer. À ce jour, cette œuvre est la meilleure
introduction qui soit au rapport des plus complexes qu’entretiennent les
Français avec le travail versus la paresse, le temps libre versus l’effort,
l’art de vivre versus l’ambition et l’excellence. Ces sujets touchent à
l’identité du pays et se trouvent depuis une éternité au centre des
discussions, publiques comme privées.
Il n’est donc pas
surprenant que la question de savoir si l’âge de départ à la
retraite sera légèrement repoussé, laquelle, de l’extérieur,
peut paraître secondaire, tienne depuis des semaines le pays entier en haleine.
Elle est à la croisée de problématiques sur la vie, les grandes lignes
directrices de l’existence et, en somme, les traditions culturelles de la
France.
Une rébellion contre le capitalisme au nom de la paresse
En surface, il peut sembler s’agir de démographie, de justice sociale, de réforme du système social,
mais juste au-dessous s’agitent des questions tout autres, de celles qui
empêchent les gens de dormir, car elles concernent le sens de la vie. Est-ce
que ce sera mieux si les gens travaillent plus, plus longtemps, en étant plus
productifs ? Ou bien prive-t-on une longue existence de ses meilleures années si
l’on reporte l’âge de la retraite ? D’ailleurs, des services comme la
retraite doivent-ils être financés par le travail ? Une retraite par
capitalisation [qui repose sur l’épargne individuelle] ne serait-elle pas plus
juste ?
Ces questions sont
d’autant plus explosives que les Françaises et les Français ont tendance à
considérer leur situation comme un cas unique et exemplaire, sur lequel se
penchera de près le reste du monde civilisé. D’où cet impératif : si
l’écrasante logique de maximisation de la productivité, d’allongement du temps
de travail et de course à l’efficacité économique peut être contrée dans un
pays, c’est bien en France.
Mais ce ne serait pas
une pensée véritablement française si elle ne contenait un moment dialectique,
une contradiction : au nom du droit à la paresse et au temps libre, il
faut déclencher une rébellion contre le capitalisme et le néolibéralisme qui
soit perceptible sur la planète entière, et aucun effort n’est trop grand pour
atteindre ce noble objectif. Car en aucun cas le droit universel à la paresse,
c’est-à-dire le droit à avoir des loisirs, à se reposer et à bayer aux
corneilles, ne doit et ne peut être défendu en se tournant les pouces.
Effort et concentration, les piliers de l’existence
En cette fin d’hiver, il y a quelques jours, quand les
premiers rayons de soleil ont réchauffé et illuminé le somptueux centre-ville
de Bordeaux, les pionniers de ce nouvel ordre de la paresse ne sont pas allés à
la plage ou dans les parcs mettre en pratique leur théorie. Non, ils ont défilé et scandé des
slogans, plastronné et protesté contre le président, sa réforme
et le néolibéralisme mondial. Efforts et concentration sont en France les
piliers d’une existence réussie. Toute la question étant de savoir pourquoi.
C’est ici qu’entre en jeu cette spécificité toute
gauloise qui consiste à comprendre les relations sociales comme une dialectique
négative. Avec le temps, les choses s’améliorent, mais, fondamentalement, le
policier est l’ennemi du citoyen, le professeur l’ennemi de la classe et le chef
l’ennemi de l’employé et du travailleur. Aussi existe-t-il une différence
philosophique vertigineuse entre le fait de s’échiner du matin au soir à
produire son fromage et son vin dans les Cévennes, pour, peut-être, ne gagner
que le strict minimum vital, mais en connaissant en retour une gloire infinie
auprès de sa famille et de ses amis, et celui de devoir faire des heures
supplémentaires parce que son entreprise l’exige, ce qui provoque grèves et
émeutes.
Lorsqu’on parcourt la France à vélo, on croise une
armada d’hommes sveltes qui, parfaitement équipés, rapides comme l’éclair,
foncent sur les pistes cyclables et les routes de campagne, parcourant parfois
plus de 100 kilomètres par jour et déployant bien plus d’efforts qu’à leur
travail, qu’ils n’exercent d’ailleurs plus depuis des années déjà. Ils
transpirent et pédalent en hommes libres.
L’armée de jeunes retraités, pilier de la société
Il est également vrai que la France ne pourrait
fonctionner sans cette armée de jeunes retraités en pleine forme. Elle a
impérativement besoin d’eux, ne serait-ce que pour s’occuper des enfants
pendant les interminables vacances d’été [huit semaines en France, contre six
en Allemagne]. Et comme le nombre d’enfants par famille est parfois plus
important qu’en Allemagne, qu’il n’est pas rare qu’une femme ait trois ou
quatre énergiques bambins, mais que le taux de divorce est tout aussi élevé,
avoisinant 50 % dans les grandes villes, il peut arriver que deux parents
qui ont chacun quatre ou cinq enfants reforment un couple qui se retrouve avec
toute cette joyeuse troupe sur les bras. Or, en France, ce sont justement les
grands-parents qui s’en occupent, la tradition le veut, et pour cela,
évidemment, ils doivent avoir une santé de fer, physique et psychique.
Idem pour la vie associative, la culture villageoise,
la politique locale et régionale, le lien social dans les villes. Nos aînés
sont indispensables. Il y a même des commissaires de police à la retraite qui
mettent à profit leur temps libre et leur droit à ne rien faire pour plancher
sur des affaires de disparitions non résolues. Bref, sans les seniors, il n’y
aurait point de lien social, point de bon voisinage, point de douceur de vivre
en France. Et c’est un argument de poids contre l’allongement de la vie
professionnelle.
Ce rôle central des
retraitées et des retraités est la conséquence de l’emploi du temps ultrachargé
des Français plus jeunes. Le nombre d’enfants entre en jeu, certes, mais aussi
l’importance accordée à la performance, et ce dès les premiers bulletins
scolaires. Car dans l’Hexagone, on ne fait carrière qu’après de longues et
exigeantes études, avec, dans l’idéal, un passage par la case “grandes écoles”.
Et, là encore, le rang que l’on obtient en sortant de ces écoles revêt une
importance déterminante. Entre 15 et 35 ans, la vie en France est avant
tout éreintante.
Macron travaille, Chirac savait s’accorder des pauses
La jeunesse d’Emmanuel Macron, qui réjouit bon nombre de ses
concitoyens et en agace autant, se manifeste précisément par ceci : le
président travaille jour et nuit, et quantité de portraits qui lui sont
consacrés le soulignent. Les légendaires et sympathiques présidents Jacques Chirac et François Mitterrand étaient au contraire connus pour leur
talent à s’accorder des pauses créatives, gastronomiques et romantiques.
Les carrières dans la fonction publique aussi sont organisées selon le bon
vieux principe latin du per aspera ad astra –
il faut passer par des voies ardues pour s’avancer vers les étoiles. Qu’ils
soient enseignants ou membres de l’administration, les Français débutent dans
les régions du nord ou de l’est de la France, réputées peu attrayantes, puis se
rapprochent peu à peu de Paris où, depuis les temps de l’absolutisme, toute âme
française doit faire ses preuves pour ensuite, en récompense de sa peine,
décrocher un poste dans le sud du pays, où elle pourra déjà se préparer à sa
retraite prochaine. Mais voilà que cet ordre établi risque d’être victime d’une
réforme menée au nom des temps nouveaux.
Il existe de bons arguments pour repousser l’âge de départ en retraite, ce
qui ne fait que rendre le combat encore plus rude. Bien entendu, les opposants
à la réforme savent que les autres pays d’Europe ont d’autres modèles, que le
président américain est encore capable de faire son job du haut de ses
80 printemps, mais cela ne fait qu’accroître la symbolique de leur lutte.
Tant qu’on ne sait pas clairement à qui cette peine supplémentaire profitera,
tant que la valeur suprême de la liberté passera au second plan pour atteindre
un quelconque objectif budgétaire, bref tant qu’il ne s’agira que d’argent,
cette lutte contre la réforme des retraites apparaîtra comme une bien plus
vaste révolution contre les contraintes matérielles et les mécanismes du marché
qui ne semblent pouvoir être remis en question ailleurs et qui, précisément
pour cette raison, apparaissent aujourd’hui en France comme le légitime
objectif d’une révolution.
Quand l’Occident
fonctionnait encore selon le principe du droit divin, que la société était
depuis toujours – et pour toujours – divisée en trois ordres, à Paris,
l’histoire de l’humanité a basculé. Le souvenir de la Révolution, des droits
universels du citoyen et de l’ascension de Napoléon n’est pas que du folklore.
Il évoque un potentiel politique. Nous avons déjà tout changé, alors nous
pouvons de nouveau tout changer. Tel est le mantra des grévistes et des
jeunes protestataires. Et plus les obstacles qu’on leur oppose
seront grands, plus leurs actions seront déterminées, car il ne saurait y avoir
aucune pause, aucun relâchement, dans la lutte épique pour la paresse.
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