dimanche 28 février 2016

Valls-Aubry: histoire d’un «archaïsme»

Pétition signée dimanche matin par plus de 730 000 personnes, tribune ravageuse de Martine Aubry, syndicats sur le pied de guerre, étudiants qui commencent à se mobiliser… Le projet de loi sur le travail provoque en France un effet proche du CPE en 2006. Face à cette fronde, Manuel Valls accuse ses adversaires d'« archaïsme ».
 Un argument vieux comme le monde... et la gauche.

Hubert Huertas


Voilà cinquante ans, au moins, que les « modernes », entendez les libéraux, dégainent leur « archaïsme » quand ils sont contestés. « Archaïque » le principe de conquête sociale, « archaïque » l’idée bicentenaire de réduction du temps de travail, « archaïque » la notion de partage des richesses, « archaïque » (et pervers) le concept d’assistance, « archaïque » le « non » au référendum sur la Constitution européenne, « reptilien » le cerveau des peuples qui envoient des SOS à l’Europe, les plus récents émanant de Grèce, du Portugal, d’Espagne, et maintenant de cette Irlande dont on vantait l’orthodoxie moderne.
« Archaïque » ! Ce mot est devenu un rouleau compresseur. Il écrase tout sur son passage, avec son double, « la réforme », lancé aussi à tout bout de champ. Que le mot « réforme » soit prononcé à propos d’un aménagement des lois sur le travail du dimanche, sur le code du travail, sur les 35 heures, les licenciements, etc., et celui qui émet la plus infime réserve est aussitôt qualifié d’« archaïque ».
L'alternative est simple : soit « la réforme », soit « l'archaïsme ». La  « réforme » est lumineuse, « l’archaïsme » est obscur comme la grotte de Lascaux. C’est ainsi que la pétition proposée par Dominique Reynié pour défendre la loi El Khomry a recueilli dimanche matin la signature de plus de 6 000 personnalités éclairées, dont celle du patron du Medef Pierre Gattaz, tandis que celle de Caroline de Haas, qui la conteste, a rassemblé à la même heure la protestation de 730 000 égarés.  
Manuel Valls inscrit son action moderniste dans cette longue tradition. 
Il renvoie ses critiques au passé décomposé : 
« Il faut bouger, dit-il. Il y en a qui sont encore au XIXe siècle, moi, et les membres du gouvernement ici présents, nous sommes dans le XXIe siècle et nous savons qu'économie et progrès social vont de pair. »
Le XIXe, voilà l’ennemi. Il est vrai qu’il s’y est passé des événements terrifiants. Création du premier conseil de prud’hommes le 18 mars 1806, à Lyon. Interdiction du travail des enfants de moins de 8 ans, et limitation à 8 heures de travail par jour pour les 8 à 12 ans, en 1841. Droit de grève instauré en 1864. Création d’une caisse contre les accidents du travail en 1868. Création de l’Inspection du travail en 1874 et promulgation d’une loi interdisant le travail des enfants de moins de 12 ans. Liberté syndicale en 1884 avec les lois Waldeck-Rousseau. Première convention collective en 1891, à Arras. Loi encadrant le travail des femmes et des enfants en 1892. Promulgation d’une loi sur l’hygiène et la sécurité au travail en 1893. Loi établissant le principe de responsabilité patronale dans les accidents du travail, en 1898. Des « blocages » qui s’amplifieraient au XXe siècle, avec l’abaissement à 11 heures par jour de la durée quotidienne du travail en 1900.
L’argent n’a pas de patrie ; 
les financiers n’ont pas de patriotisme et n’ont pas de décence ;
leur unique objectif est le gain.

Napoléon Bonaparte

À cette époque, et jusqu’aux abords de la Seconde Guerre mondiale, « l’archaïsme » aujourd’hui décrié sur tous les tons était plutôt à la mode. Il évoquait l’âge d’or. Face à la montée des revendications et des conquêtes ouvrières, la droite parlait de décadence. Toutes ces lois étaient accusées de saper l’ordre éternel et naturel des sociétés. On parlait déjà, à propos de l’interdiction du travail des enfants, « d’entrave insupportable à la liberté d’entreprendre », ou de « contrainte inapplicable », le repos d’une journée hebdomadaire instauré en 1906 était une prime à la paresse, les congés payés de 1936 une incitation à la licence pour les ouvrières. Les lois sociales étaient accusées de briser les équilibres anciens que les réactionnaires parlaient de retrouver. Quelque part, l’avènement du nazisme et du fascisme, et chez nous de l’avatar pétainiste, s’inscrit d’ailleurs dans cette célébration du modèle à retrouver. L’avenir consistait sous le Troisième Reich, comme sous Mussolini, à redonner puissance et pureté à l’homme antique, donc éternel.
Après la révélation des horreurs de la guerre, en 1945, la droite cessa de célébrer le passé. Elle se planqua. Mis à part quelques nostalgiques qui se fracassèrent sur le suffrage universel comme Jean-Marie Le Pen en 1974, plus personne ne fut « de droite » ! De Mai-68 à mai 1981 avec l'élection de François Mitterrand, le mot « droite » était pâteux dans les bouches de la droite, qui préféraient utiliser des périphrases parlant de l’unité du peuple et de liberté, même si les écrits de théoriciens comme Milton Friedman annonçaient dès les années 1970 la vengeance des idées libérales et leur installation, la décennie suivante.
À partir des années 1980, en France et dans le monde la droite fait sa révolution, au sens étymologique du terme. Elle se retourne sur elle-même et inverse toutes les valeurs de son époque. Plutôt que de regarder en arrière pour célébrer une pureté perdue, elle met en avant un âge d’or à conquérir. Ses adversaires sont rigoureusement les mêmes, syndicats, partis de gauche, syndicalistes, grévistes bornés, fonctionnaires privilégiés, droit du travail qui entrave, État omnipotent, mais elle les charge sous un autre angle. Au XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les forces de gauche étaient accusées d’être des accélérateurs de décadence, face à une droite garante des équilibres éternels. À partir des années 1980, la même droite, désormais libérale, s’exprime comme une force de conquête, d’avenir, de liberté, et les syndicats, les partis de gauche, les lois, l’État, ne sont plus des accélérateurs de décadence mais des freins pour le progrès. En un tournemain les réacs sont devenus des révolutionnaires, et les révolutionnaires des réacs. L’idée d’« archaïsme » venait de changer de nature et elle allait prospérer dans les esprits.
Au PS, Michel Rocard emploie le mot sacré dès 1978 contre François Mitterrand, et en fait une bannière. Le futur président était « archaïque » et la deuxième gauche « moderne ». Ronald Reagan concrétise le concept à l’échelle de la planète, suivi par Margaret Thatcher. L’« archaïsme » devient plus obsédant que le « cactus » de Jacques Dutronc dans les années 1960 : « Le monde entier est archaïque, aïe ! aïe ! aïe ! ouille ! ouille ! ouille ! aïe ! » À longueur de tribunes, de chroniques économiques sur les chaînes d’information en continu, de discours politiques, la même douleur est déclamée, avec le même automatisme. Les archaïques ne comprennent rien, mais sont responsables de tout, comme avec les 35 heures ! Exemple, au lendemain de la mort de la « Dame de fer », les hommages se multiplient. Un conservateur canadien, Adrien Pouliot, s’écrie : « Mme Thatcher a redressé un pays malade, en faillite et mis à genoux par l'étranglement des syndicats. Elle s'est levée contre la gauche bien-pensante britannique et le modèle archaïque de social-démocratie qui inspire encore les socialistes québécois. » On dirait du Manuel Valls, accusant Martine Aubry…
Le mystère est que ce concept des anciens et des modernes remixé à la sauce 1980 ait survécu à son propre désastre, après la crise de 2008. Le libéralisme flamboyant qui promettait l’âge d’or et des maisons à crédit pour ceux qui ne pouvaient plus les payer, a ruiné des dizaines et des dizaines de millions de familles. Il menace d’exploser de nouveau, comme une bulle, mais continue d’égrener ses certitudes, de dispenser ses leçons, de dénoncer « les archaïsmes ».
C’est donc dans un discours vieux d’au moins cinquante ans que s’inscrit Manuel Valls confronté à la fronde sur la loi El Khomry. Il a l’ardeur des néophytes, et le tranchant des vieux adolescents. Pour lui, la tribune de Martine Aubry « oblige tout le monde à clarifier et à assumer ». Mine de rien cette phrase est un projet politique. Depuis le congrès d’Épinay, en 1971, le parti socialiste français est tiraillé entre deux courants, l’un qui regarde à gauche et l’autre qui rêve de recomposition au centre. Au-delà du tiraillement, voire des haines, cette contradiction était une identité : deux atomes d’hydrogène, un atome d’oxygène, ou inversement suivant les époques, et ça faisait un courant.
Autant dire qu’en chassant « les archaïques », et en leur opposant le leitmotiv des « anciens » et des « modernes », à la manière des libéraux du XXe siècle, Manuel Valls dissout purement et simplement le parti socialiste. Le premier courant, celui d'Aubry, est chassé de la famille, et le second, le sien, se disperse dans le camp d'en face...

Hubert Huertas


Appelons-nous toujours à "une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communications de masse
qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse,
le mépris des plus faibles et de la culture,
l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous"
Refuser le diktat du profit et de l'argent,
s'indigner contre la coexistence d'une extrême pauvreté et d'une richesse arrogante,
refuser les féodalités économiques, réaffirmer le besoin d'une presse vraiment indépendante,
assurer la sécurité sociale sous toutes ses formes...
nombre de ces valeurs et acquis que nous défendions hier sont aujourd'hui en difficulté ou même en danger.
C'est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd'hui remis en cause.
Mais si, aujourd’hui comme alors,
une minorité active se dresse, cela suffira, nous aurons le levain pour que la pâte lève.


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