Enfant d’immigrés, né en
France, je me sens arabe
Il faudrait d'abord étudier
comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au
sens propre du mot,
à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis,
à la convoitise, à la violence, à la haine
raciale, au relativisme moral,
et montrer que, chaque fois
qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on
accepte,
une fillette violée et qu'en France on accepte,
un Malgache supplicié et qu'en France on
accepte,
il y a un acquis de la
civilisation qui pèse de son poids mort,
une régression universelle qui s'opère, une
gangrène qui s'installe, un
foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous
ces mensonges propagés,
de toutes ces expéditions
punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés",
de tous ces patriotes torturés, au
bout de cet orgueil racial encouragé,
et
le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.
[ Aimé Césaire ]
Les changements
d’humeur de la société française sont amusants : après le déferlement de
haine raciale qui suit un évènement quelconque – les caricatures islamophobes
de Charlie Hebdo ou la manifestation de 150 « salafistes » à
Paris –, vient le temps de la réconciliation.
On nous
présente alors la dernière enquête de l’Insee, supposée rassurer les Français
blancs : les enfants d’immigrés maghrébins et africains « se sentent
bien français », ils sont mariés avec des conjoints bien français-e-s, et
sont en voie d’oublier leur culture d’origine et notamment la langue de leurs
ancêtres.
On vérifie que
la machine à assimiler fait son travail : l’éradication des cultures
minoritaires non-occidentales.
Pour appuyer ce
propos, on reprend les témoignages, dramatiquement homogènes, de Karim,
Abdoulaye ou Fatima qui montrent « patte blanche » : ils ont
délaissé leur culture d’origine et aiment la mère patrie en dehors de laquelle
ils n’ont aucun avenir, en dépit du racisme.
Démontrer sans cesse qu’on n’est pas un barbare
Ces
« modèles d’intégration » prouvent, par définition, que tous les
autres sont des antimodèles : ceux qui échouent à l’école, finissent en
prison et se définissent arabes ou africains. Ceux-là sont les barbares. Et je
suis l’un d’entre eux. Né en France de parents immigrés, je me sens
définitivement arabe.
Pourtant, les
injonctions à l’assimilation furent légion sur la longue route de la
« méritocratie » républicaine. Au fur et à mesure que l’on grimpe
dans la hiérarchie scolaire et sociale, les basanés se font de moins en moins
nombreux.
Non pas que la
compagnie des Blancs ne soit pas chaleureuse – je compte parmi mes meilleurs
amis de nombreux Blancs. Les individus ne sont pas ici en cause. Mais leur
attitude collective est souvent harassante.
Certains
cachent mal leur malaise face à la présence d’un Arabe et se sentent obligés de
détendre l’atmosphère avec… des blagues racistes.
D’autres
révéleront leur « européocentrisme » lors de discussions ou remarques
parfois anodines sur la laïcité, les « quartiers » ou la
« délinquance ». L’Arabe est alors dans une position délicate :
s’il ne sourit ou n’approuve pas, il est exclu du groupe. Mais s’il approuve,
il trahit les siens, absents de la scène.
Partout, les Blancs le poussent à se démarquer des
« autres », à exprimer le reniement de son arabité. Il lui faut
démontrer que lui, l’Arabe civilisé, il n’est pas comme eux, les barbares.
Les « bons » Arabes
Certains
entrent pleinement dans le jeu, l’espace médiatique français en témoigne. Ce
sont toujours les « bons » Arabes que l’on invite, ceux qui ne
remettent rien en cause à part les agissements de leur propre communauté et
donnent à la France blanche une conscience tranquille.
Mais très tôt,
j’ai senti que le miel de l’intégration n’était pas pour moi. Ce serait faux de
dire que je n’y ai jamais cru. Bien au contraire, la prise de conscience fut
progressive.
Il y a d’abord
des faits qui furent marquants pour ma génération : le 11 Septembre,
l’occupation de l’Afghanistan, de l’Irak et l’étouffement du peuple
palestinien. Ils nous ont poussés à nous interroger sur ces peuples que l’on
nous présente comme barbares et qui nous ressemblent tant.
Ils nous ont
poussés à découvrir notre véritable Histoire, notre civilisation, nos
philosophes, nos arts qui sont absents des livres d’école français.
Ils m’ont
poussé à apprendre l’arabe littéraire avec obstination, à voyager et à voir le
monde arabe autrement que comme un « bled » miséreux.
Un parfum de colonialisme
Mais il y a
surtout cette réalité française que les Arabes vivent au quotidien. Les leviers
du pouvoir politique et économique qui sont tout entiers aux mains des Blancs,
le harcèlement des forces de l’ordre provoquant des émeutes à répétition qui se
terminent par des condamnations aux allures de comédie judiciaire. Cette
réalité française que nous vivons aujourd’hui et qui nous rapproche tant de la
réalité coloniale d’hier.
Enfin, le
Printemps arabe a fini de me convaincre. Durant ces soulèvements que nous
attendions sans y croire depuis si longtemps, le lien entre les dictatures
postcoloniales de là-bas et le système politique raciste d’ici a été affiché au
grand jour.
J’ai compris l’alliance tacite qui unissait depuis des décennies les
dictateurs arabes et les politiques occidentaux pour empêcher les peuples
arabes d’exercer un véritable contrôle sur leurs vies.
J’ai compris
que l’ordre occidental du monde n’avait pas vraiment évolué depuis les
indépendances, si ce n’est dans la forme.
J’ai compris
que l’« intégration » et l’oubli de notre culture étaient les
meilleurs moyens de nous empêcher d’agir contre le racisme que nous subissons
ici et l’impérialisme qu’ils subissent là-bas.
Pourquoi le mot « Arabe » ne passe pas
Voilà pourquoi
l’on dit de nous que nous sommes des « Beurs » ou des « enfants
d’immigrés », c’est-à-dire ni français, ni arabes.
Mais qu’y a-t-il de mal à être arabe, à se
sentir l’héritier d’un legs historique millénaire et membre d’une
communauté qui dépasse le cadre national ?
Qu’y a-t-il de mal à exercer son droit à l’identité et à la culture, tel que le garantissent les conventions internationales et européennes de
protection des minorités que la France n’a jamais signées ?
Qu’y a-t-il de mal à combattre la misère organisée que subissent les Arabes
en France comme ailleurs, et à exiger une décolonisation
pleine et effective du monde ?
« J’abhore le racisme. Je déteste la xénophobie.
Je crois dans la force et la richesse de la diversité. »
N.
Sarkozy
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