mardi 5 février 2013

Quand les Maliens mouraient pour la France








L'historien Francis Simonis, 

spécialiste de l'Afrique de l'Ouest et de la période coloniale, notamment au Mali et en Guinée, 

réagit au discours de François Hollande à Bamako : "Nous payons aujourd'hui notre dette à votre égard".










«  Nous payons aujourd'hui notre dette à votre égard » a lancé, lyrique, le Président de la République  Française le samedi 2 février à Bamako. Une dette ? Quelle dette ? *




 L’Afrique Occidentale Française fut conquise au XIXe par des troupes africaines dirigées par des officiers métropolitains. Ce fut le cas du Soudan Français, le Mali d’aujourd’hui, et l’on sait, par exemple, le rôle que jouèrent ceux qui portaient le nom générique de tirailleurs sénégalais, mais dont bien peu, en fait, étaient originaires du Sénégal, lors de l’installation de la France dans la région de Tombouctou en 1894. Mais ces soldats, qui montraient leur bravoure sur leur sol natal, pourquoi donc ne pas les employer en métropole ? L’Afrique, disait-on dans le langage de l’époque, comptait des « races guerrières » qui feraient merveille sur les champs de bataille européens. Dans son roman Les morts qui parlent, le compte Eugène Melchior de Vogüe évoquait ainsi en 1899 « des baïonnettes qui ne raisonnent pas, ne reculent pas, ne pardonnent pas, des forces dociles et barbares comme il en faudra toujours pour gagner cette partie barbare et inévitable, la guerre … » 
Pour  celui qui n’était encore que le colonel Mangin en 1910, l’Afrique de l’ouest était un réservoir d’hommes quasi inépuisable. Il y avait selon lui une vocation naturelle des Africains pour le métier des armes. Il était donc possible de mettre en place une Force Noire qui volerait au secours de la mère patrie dont elle compenserait l’apathie démographique en cas de guerre européenne. « L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure » écrivait Adolphe Messimy dans Le Matin du 3 septembre 1910. L’Afrique serait donc soumise à « l’impôt du sang » … 
A partir de 1912, des dizaines de milliers d’Africains furent ainsi incorporés à l’armée française au sein des troupes coloniales et employés sur les divers cadres d’opération. Tous ou presque, furent recruté sous la contrainte, tans les volontaires étaient peu nombreux. Environ cent quatre-vingt mille d’entre eux participèrent aux combats de la Première Guerre Mondiale, et approximativement le même nombre à ceux de la Seconde. Plus de trente mille ne revinrent jamais de la Grande Guerre, et vingt-cinq mille de la Seconde. 

Si les statistiques sont imprécises et parfois contradictoires, on peut raisonnablement estimer que ce sont environ quatre-vingt mille Maliens qui se battirent pour la France au cours des deux guerres mondiales, et que plus de quinze mille moururent pour elle. C’est énorme pour un territoire que ni comptait à l’époque que quelques millions d’habitants ! 
Ces soldats, d’où venaient-ils ? Essentiellement du sud du Mali actuel. Il ne semblait guère envisageable, en effet, de soumettre les populations nomades ou semi-nomades du Soudan à la conscription. Peuls, Maures, Arabes et Touareg échappèrent donc pour la plupart au recrutement. Les populations mandingues des savanes, au contraire, et parmi elles essentiellement les Malinkés et les Bambaras fournirent les plus gros contingents. 
Au cours de la Première Guerre Mondiale, les prélèvements dépassèrent rapidement les limites du supportable, et une violente révolte, aussitôt noyée dans le sang, agita le Bélédougou, au nord de Bamako, au début de l’année 1915. Cela n’empêcha pas de nouveau recrutement massifs quelques mois plus tard. Guignard, un proche de Mangin était bien conscient de l’ignominie des méthodes employées « C’est le trafic de chair humaine rétabli avec le sergent recruteur » écrivait-il au Gouverneur général de l’AOF en octobre 1915. Mangin se fit pourtant le chantre de l’emploi massif des soldats noirs au front, comme à Verdun en 1916 et au Chemin des Dames en 1917. En une seule journée, le  16 avril 1917, plus de 6000 d’entre eux perdirent la vie, ce qui valut à Mangin la réputation de « boucher des Noirs ». Cet épisode a été rappelé dans La Dette, un téléfilm réalisé en 2000 par Fabrice Cazeneuve sur un scénario d’Erik Orsenna. « Dans la folie du Chemin, il en est une qui me bouleverse depuis trente ans : l’épouvantable aventure des « tirailleurs sénégalais », arrachés de leurs villages et jetés dans la boue glacée de France et l’averse des mitrailleuses » écrivait alors l’académicien. « Cette tragédie en forme de poupées russes, chaque folie en contenant une autre, j’avais besoin de la raconter : par le roman ou par l’image. Pour rendre hommage. C’est-à-dire ne pas oublier. » 
A la fin de l’année 1917, la politique de Mangin fut dénoncée sans ambigüité par la Gouverneur général Jost Van Vollenhoven : « Le Blanc était jusqu’alors toléré, parfois même aimé ; en se transformant en agent, il était devenu l’ennemi détesté, l’émule des chasseurs d’esclaves qu’il avait lui-même réduits à merci et auxquels il se substituait désormais. » Mais la France avait toujours besoin d’hommes, et un recrutement massif fut décidé pour 1918. Van Vollenhoven en tira toutes les conséquences. « J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien me relever de mes fonctions de Gouverneur général de l’AOF et de me remettre à la disposition du Ministre de la Guerre pour continuer mes services en qualité de capitaine d’infanterie coloniale » écrivit-il à son ministre le 17 janvier 1918 avant d’être tué à l’ennemi le 18 juillet … 
De retour chez eux, les anciens combattants soudanais bénéficièrent-ils de la reconnaissance de la Patrie ? Bien au contraire : ils furent l’objet d’une surveillance constante, tant on craignait leur supposé mauvais esprit et leur soif d’égalité et d’émancipation. Cela n’empêcha pas leurs fils de répondre présent et de partir en masse pour la France en 1940. La mortalité, de l’ordre de 40%, fut alors effroyable dans les troupes engagées au combat. Des épisodes comme celui de Chasselay, où, le 20 juin 1940, les soldats du 25e Régiment de Tirailleurs Sénégalais furent massacrés par les Allemands auxquels ils s’étaient rendus après avoir retardé leur avance vers Lyon sont demeurés célèbres. 
Des milliers de Maliens furent par ailleurs faits prisonniers au cours de la Campagne de France, et beaucoup d’entre eux ne revinrent jamais d’Allemagne. Ceux qui rentrèrent éprouvèrent une nouvelle fois l’ingratitude de la France à leur égard. A Thiaroye, au Sénégal, le 1er décembre 1944, 35 d’entre eux qui avaient survécus à l’internement outre-Rhin tombèrent sous des balles françaises pour avoir refusé de regagner Bamako sans toucher leur prime de démobilisation * 
Ne pas oublier disait Erik Orsenna … La France oublia pourtant le sacrifice des dizaines milliers d’Africains qui périrent pour qu’elle continue à vivre. Les pensions et retraites des anciens combattants africains furent « cristallisées » en 1959 en dépit de toute justice. En 2002, un ancien combattant malien ne percevait de 85 euros de retraite quand son frère d’armes français en touchait 396. Il fallut attendre une décision du Conseil d’Etat pour qu’il fût enfin mis fin à cette injustice en 2011. Mais combien étaient encore là pour percevoir leur dû ? 
Le 3 janvier 1924 fut inauguré à Bamako un monument « Aux héros de l’Armée noire ». Le groupe en bronze sculpté par Paul Moreau-Vauthier représente quatre soldats noirs regroupés autour d’un officier blanc pour la défense du drapeau. Sur le socle du monument en granit sont gravés les noms des batailles auxquelles ont participé les troupes noires au cours de la Grande Guerre : Yser, Arras, Dardanelles, Somme, Verdun, Alsace, Chemin des Dames, Champagne, Reims, Château-Thierry, Aisne, Orient, Maroc, Cameroun, Togo. Pour la jeunesse malienne, qui n’a pas connu la période coloniale, ce monument symbolise aujourd’hui Samori n’a ka kèlèkè denw : Samori et ses guerriers. Un monument à la gloire des troupes coloniales est donc perçu maintenant comme un hommage au résistant qui de 1883 à 1898 tint tête aux troupes françaises … 
Selon  François Hollande, la France a désormais payé sa dette à l’égard du Mali. Il serait étonnant que ce jugement soit unanimement  partagé. De la France, les Maliens attendent probablement davantage : le soutien à une véritable politique de développement, une politique moins restrictive en matière de visas, la fin des mesures inutilement vexatoires et dissuasives à l’égard de leurs étudiants, la non-ingérence politique dans les problèmes du Nord de leur pays qu’il leur appartient et à eux seul de régler… Pour la population malienne qui a accueilli avec enthousiasme le Président de la République, la France est sans doute encore loin, très loin d’avoir payé sa dette …


*Soldats oubliés du Courneau


Engagés involontaires dans la fabrication du grand récit national, certains morts sont célébrés sur les monuments ; d’autres pèsent par leur absence et le silence qui les entoure. Sous une butte de sable en Gironde, neuf cent trente-six combattants africains gisent ainsi dans l’anonymat.

par Stephan Ferry et Philippe Lespinasse, novembre 2011
A gauche de la petite route forestière qui mène de La Teste-de-Buch à la dune du Pyla, près d’Arcachon, se dresse une curieuse butte de sable, couverte de fougères et de pins maritimes. Sous ce tumulus oublié, que certains habitants appellent toujours le « cimetière des Nègres », sont ensevelis un millier de corps, pour l’essentiel des soldats africains des troupes coloniales.
Un panneau à l’entrée du mémorial évoque brièvement l’histoire du camp d’hivernage du Courneau, construit en 1916 à un kilomètre de là. Ses vestiges ont aujourd’hui disparu. Deux stèles rappellent le tragique destin des hommes qui, par centaines, y ont péri. L’une, massive, donne à voir des visages africains sculptés dans la pierre. L’autre, fichée à flanc de tertre, dit en arabe la grandeur d’Allah. La plupart de ces soldats étaient musulmans. Aucun nom n’est mentionné. Seuls figurent des chiffres : « Aux 940 Sénégalais, 12 Russes morts pour la France, 1914-1918 ». Les morts du Courneau, qu’ils soient noirs, malgaches, russes ou français, n’ont pourtant pas toujours été anonymes.
Abrité par les dunes et les pinèdes, situé à proximité d’une canalisation d’eau potable et desservi par une voie ferrée, le camp du Courneau accueille les soldats africains débarqués à Bordeaux, afin de les former au maniement des armes. Il dispose aussi d’un hôpital, où sont soignées les blessures et les maladies contractées sur le front, ainsi que les affections pulmonaires.
En 1916 et 1917, les combats font rage dans le nord-est du pays. Des bataillons de tirailleurs sénégalais (BTS), dont la formation n’est pas toujours achevée, sont envoyés à la bataille de la Somme, à l’assaut du fort de Douaumont ou sur le front d’Orient. Beaucoup s’illustrent par leur bravoure. Quelques jours après son départ du Courneau, le 61e BTS prend ainsi la tranchée de l’Entrepont sous un déluge de neige, de pluie et d’obus. Le « sang noir » coule et, au Chemin des Dames, le général Charles Mangin gagne son surnom de « boucher des Noirs ».
Au début de chaque hiver, les « Sénégalais » sont retirés des zones de combat, et regagnent les camps d’hivernage de Fréjus, d’Afrique du Nord ou du Courneau pour se reposer, se soigner et reformer des bataillons avant d’être renvoyés au front. Quand ils ne meurent pas de leurs blessures, ou des maladies contractées au camp. A l’occasion d’une visite d’observation à la fin de l’été 1916, le médecin inspecteur Blanchard s’inquiète déjà d’une possible hécatombe : « Bientôt viendront les pluies d’automne, qui tombent ici en abondance. Les conditions seront alors déplorables : les affections respiratoires deviendront infiniment fréquentes et on verra s’abattre sur les troupes noires une effroyable mortalité  ! » La suite lui donnera raison. Avec les premières pluies, ce terrain, qui accueillait autrefois des rizières, se transforme en marécage à l’automne, malgré les drainages entrepris avant l’implantation des baraquements. « Le bruit court que l’intendance aurait passé un marché par adjudication, pour l’achat de milliers d’échasses », écrit, non sans ironie, le journal humoristique du camp.
Particulièrement sensibles au pneumocoque, les « Sénégalais » tombent malades par milliers. Les six cents baraques de type « Adrian », où séjournent simultanément jusqu’à vingt mille hommes, sont sommaires, impuissantes à faire obstacle aux courants d’air. Des poêles bois-charbon assurent le chauffage, et des lampes à carbure et pétrole permettent un éclairage rudimentaire ; la lessive et les ablutions se font dans le canal ; il n’y a pas d’électricité, sauf pour l’hôpital. Des conditions de guerre, aggravées par l’insalubrité ambiante de ces cahutes au sol en terre battue.
Au total, une cinquantaine d’unités passeront par le Courneau. Un premier soldat meurt le 28 avril 1916, suivi de treize autres en mai. Parmi eux, le 2e classe Dakpé du 42e bataillon, « fils de père et mère dont les noms ne nous sont pas connus », décède le 23 mai ; Mory Bakilé, né à Lambatara, cercle de Bafoulabé, périt le 1er juin ; Moriba Keita, 2e classe né en 1891, originaire de Manikoura, cercle de Bamako, perd la vie le 1er juillet… Trois soldats d’une liste longue et funeste, dont les matricules et les noms sont tous répertoriés.
Alors que le rythme des inhumations s’accélère, quelques hommes politiques s’inquiètent du sort des soldats africains, en particulier Blaise Diagne, premier député noir français. Devant la Chambre des députés, le 9 décembre, il dénonce vigoureusement l’insalubrité et la précarité du Courneau. Mais le « cimetière des Nègres », aménagé à quelques encablures du camp, continue de se remplir.
Un rapport d’enquête fait état de cent neuf décès entre le 1er et le 22 décembre 1916, tous imputables à des affections pulmonaires. Au moins quatre cent vingt et un tirailleurs sénégalais meurent cette année-là , et les tentatives de vacciner les troupes noires contre le pneumocoque se soldent par un échec. Transférés finalement au camp de Fréjus, les « Sénégalais » sont remplacés en octobre 1917 par des soldats russes. Recrutés pour combattre aux côtés de la France avant la révolution bolchevique, ceux-là se sont déchirés en deux camps, et ont dû être retirés du front puis séparés. Onze d’entre eux périssent au Courneau. Puis, les Russes sont remplacés par des unités américaines. Entre mai 1918 et février 1919, quatre-vingt-huit soldats venus des Etats-Unis perdent la vie, victimes pour la plupart de pneumonie et d’influenza.Après la guerre, soixante-six corps sont rapatriés outre-Atlantique et enterrés avec les honneurs militaires ; les autres sont transférés au cimetière américain de Suresnes.
Les soldats africains, décédés entre avril 1916 et octobre 1917 dans les hôpitaux du Courneau et du bassin d’Arcachon, n’ont pas eu droit à de tels égards : neuf cent trente-six reposent encore sous la butte de sable de la nécropole de La Teste-de-Buch, au côté de onze Russes, cinq Malgaches et quatre Français . Soit neuf cent cinquante-six soldats « morts pour la France » dont on connaît les noms depuis longtemps, mais que les autorités ont oublié d’honorer.
Gisant encore, en 1924, dans des sépultures individuelles, avec leur patronyme inscrit sur une planchette, ces soldats tombent ensuite dans l’oubli. A la fin de la seconde guerre mondiale, les dépouilles sont regroupées, et recouvertes de sable et de terre. Une première stèle, très sommaire, est remplacée en 1967 par le monument actuel. Dans son projet de 1961, l’architecte Henri-Louis Pfihl plaide pour « l’inscription indispensable [des noms des morts] pour éviter un anonymat par trop facile ». Sa proposition, jugée trop coûteuse, reste lettre morte. Dès lors, personne ne se soucie plus officiellement de l’identité des victimes.
Presque partout en France, à Arcachon, Lectoure, Fréjus, ou dans les nécropoles du Nord-Est, le nom des soldats, qu’ils soient blancs, noirs, annamites ou maghrébins, est inscrit sur les sépultures. Pas au Courneau, pourtant un des plus importants ossuaires de tirailleurs sénégalais identifiés en France. « Un particularisme local, suggère Mar Fall, sociologue et universitaire d’origine sénégalaise. Bordeaux est une ville de consensus politique, où l’on évite d’aborder les sujets qui fâchent. Si nous ouvrons la boîte de Pandore avec les soldats africains de la première guerre mondiale, ou ceux de la seconde guerre, nous arriverons très vite au passé colonial de la ville. » Et le sociologue de rappeler les débats homériques qui ont secoué la métropole quand il s’est agi d’ouvrir des salles consacrées à l’esclavage au musée d’Aquitaine. « Bordeaux, ville classée à l’Unesco, a un rapport très compliqué à son histoire, un peu honteux. On n’aime pas trop gratter le vernis, et l’historien qui a travaillé sur la traite [Eric Saugéra] n’est pas bordelais. » Une explication idéologique pour justifier un déni historique ? « Je ne puis vous donner de réponse, concède M. Alain Rousset, président du conseil régional d’Aquitaine. C’est indigne et contraire aux valeurs de la République. » « Une injustice et une grave erreur, qui sera réparée rapidement, après étude », assure pour sa part M. Alain Marchandeau, directeur du pôle d’entretien des nécropoles nationales et des hauts lieux de mémoire, rattaché au ministère de la défense.
Africains des colonies enrôlés avec la promesse d’obtenir la citoyenneté française , Russes, Malgaches, Français, tous morts pour la France, les neuf cent cinquante-six soldats du Courneau devront peut-être attendre les célébrations du centenaire de la déclaration de guerre pour obtenir la reconnaissance et le respect dus à leur dévouement.

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