samedi 11 janvier 2020

ECOLOGIE Les mégafeux, une catastrophe mondiale et totale

Pour la philosophe Joëlle Zask, les incendies monstrueux qui ravagent les forêts du monde, sur tous les continents et même au Groenland, sont des catastrophes d'une violence inédite qui remettent en cause l’idéologie de la maîtrise de « la nature ».

La destruction en cours de pans entiers de la forêt amazonienne par des incendies géants porte une grave atteinte à un trésor de la vie terrestre. L’Amazonie est la plus grande forêt tropicale, la plus riche réserve de biodiversité, une contributrice majeure au cycle de l’eau et un immense puits de carbone. Pour toutes ces raisons, c’est l’un des plus précieux territoires de la planète face aux dérèglements du climat et aux menaces d’extinction des espèces animales et végétales.                 C’est aussi le milieu de vie, le monde culturel et spirituel, ainsi que la mémoire de plusieurs centaines de peuples autochtones, exposés à la violence des politiques extractivistes des gouvernements des États amazoniens. Les menaces contre les Amérindiens atteignent un paroxysme au Brésil depuis l’élection de Jair Bolsonaro
Or la déforestation est l’un des principaux facteurs des feux monstrueux qui ravagent l’écosystème amazonien. La carte des incendies correspond en effet en grande partie aux limites des frontières agricoles, ces fronts forestiers tronçonnés pour y faire place aux élevages de bétail. Mais il serait erroné de ne voir dans ce désastre en cours qu’un problème brésilien. Au contraire : des « mégafeux » apparaissent sur tous les continents depuis plusieurs années. Ils constituent un « fait social total » et remettent en cause les représentations fondatrices des sociétés contemporaines, où beaucoup continuent de croire que les humains peuvent maîtriser « la nature ». C’est ce que défend la philosophe Joëlle Zask dans un livre paru le 22 août : Quand la forêt brûle (Premier Parallèle). Elle y théorise le pullulement des mégafeux qui ont consumé des milliers d’hectares, tué des centaines de personnes et intoxiqué un nombre inconnu d’autres en Grèce, Australie, Sibérie, Californie, Indonésie, dans le bassin du Congo ou au Groenland, en quelques années à peine.À la différence des feux de forêt, dont certains, quand ils sont maîtrisés, peuvent avoir des effets positifs sur les écosystèmes, en détruisant les broussailles et les bois morts qui sinon augmenteraient le risque de feu incontrôlé, les mégafeux sont des catastrophes. Ils constituent « des événements que nos raisonnements binaires, qui en sont à la source, empêchent de prévoir ». Ces feux « ne sont ni prévisibles, ni progressifs comme le sont l’effet de serre, la radioactivité, la pollution aux particules fines, l’augmentation progressive de la température, la fonte des glaces ou l’élévation du niveau de l’océan ». Ils sont soudains, incommensurables, presque impossibles à éteindre de la main de l’homme, de plus en plus fréquents. Et surtout, ils se nourrissent de la volonté humaine de maîtriser et utiliser la nature : « L’idéologie d’une maîtrise complète de la nature qui sous-tend l’arraisonnement de la nature et l’idéal de contrôle des feux a pour ultime conséquence des phénomènes incontrôlables, dont les mégafeux sont le symptôme le plus violent et le moins réfutable. La cause est humaine, mais le processus se retourne contre l’homme en général. » L’immense majorité de ces mégafeux sont d’origine humaine, qu’il s’agisse d’incendies criminels, d’imprudences ou des conséquences de l’exploitation des espaces boisés. 
La lutte contre les mégafeux alimente un « complexe industriel du feu », un nouveau business de matériel de pointe qui vaut des milliards de dollars, et se développe au rythme de la déforestation et des incendies monstrueux qu’elle cause. Plus on lutte contre les mégafeux, plus on s’organise pour dompter une nature sauvage, plus on s’enferre dans l’illusion qu’on peut la contrôler. Et plus on s’empêche de s’attaquer aux véritables racines du problème : la réduction de la nature à une ressource que l’on peut exploiter sans risque pour nourrir le bétail, faire pousser le cacao, ou cultiver le bois de construction qui sera consommé sur les marchés étasunien, européen et chinois. « L’industrie forestière et les grands feux forment un couple inséparableL’appauvrissement de la biodiversité que la première provoque prépare le terrain pour les seconds. ».Plus qu’un cercle vicieux, c’est une faille systémique, une contradiction insurmontable de notre idéologie utilitariste, qui nous laisse penser que l’argent et les technologies nous permettent de dominer le monde. Remplacement des forêts primaires par des bois de plantation, destruction des milieux ouverts, apparition de « déserts boisés » d’où sont chassées la faune et la flore qui se nourrissaient des essences désormais disparues…                          À Bornéo, en Indonésie, des dizaines d’individus de la tribu très menacée des orangs-outans ont péri dans les grands feux de 2015. Les incendies seraient responsables de la mort de la moitié de cette population de grands singes. En 2017, le Chili a connu le pire désastre forestier de son histoire, en partie à cause des monocultures d’eucalyptus destinées à l’industrie forestière. En Indonésie, les mégafeux provoqués par les multinationales qui déforestaient ont détruit 2,6 millions d’hectares et causé des problèmes de santé chez un demi-million de personnes. Des enfants sont morts d’étouffement. Des aéroports et des écoles ont dû être fermés jusqu’en Thaïlande. Pour certains experts, c’est un crime contre l’humanité, écrit la philosophe. Quelles relations réinventer avec les forêts depuis là où nous vivons ? Cette question est devenue l’une des plus vivantes et combatives des champs littéraire, intellectuel, politique et de mouvements sociaux : contre la mine dite Montagne d’or en Guyane, contre la construction d’une base de loisirs dans la forêt de Romainville, contre le contournement routier de Strasbourg, contre le centre d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo à Bure, sur le plateau de Millevaches, où des collectifs s'opposent à l'exploitation industrielle de la forêt, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes…
Toutes ces contributions et mobilisations constituent des antidotes radicaux pour sortir du face-à-face politiquement et intellectuellement stérile entre Emmanuel Macron et le président brésilien.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire